DĂŠcalage
MauD ChaviDze
Décalage Décalage entre les plaques terrestres et Décalage entre les hommes
Toute ressemblance avec des faits et des personnages rĂŠels serait ĂŠvidemment purement fortuite.
Prologue Muradive, 24 janvier 1976. Ce nom exotique n’abrite pas une île paradisiaque, mais un petit village isolé à l’est de la Turquie. une journée ordinaire commence dans cette région rurale. Comme dans tant d’endroits du monde, la vie se limite à travailler pour nourrir les siens sans se poser des questions existentielles. Soudain, les chiens se mettent à hurler, les vaches s’affolent dans les champs. Les animaux sont les premiers à ressentir ce grondement sourd qui s’amplifie ; le sol bouge sous les pieds. un séisme d’une magnitude de 7,5 sur l’échelle de Richter, qui en compte 9, secoue le pays. en trente secondes, tous les environs sont privés d’électricité, d’eau, de téléphone et de gaz. Les immeubles s’effondrent dans un fracas 9
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terrible. un étrange sentiment de fin du monde envahit la population lorsqu’un nuage de poussière assombrit le ciel bleu. Les enfants pleurent sans comprendre, les adultes comprennent trop bien pour pleurer. Certains prient, d’autres tentent naïvement de se protéger avec des moyens de fortune ou de sauver leurs maigres richesses ; la plupart des gens courent dans les rues en tous sens cédant à la panique. Les répliques de la secousse initiale créent un chaos interminable. aucun plan de secours ou d’évacuation n’a été mis en place par les autorités turques. aussi, quelques jours plus tard, le bilan sera terrible : près de quatre mille morts, des dizaines de milliers de blessés, des centaines de milliers de sans-abri, soit un des tremblements de terre les plus meurtriers de l’époque. La fin de l’hiver sera terrible pour les survivants et les récoltes seront anéanties pour l’année suivante. il faudra une vingtaine d’années à cette région pour se reconstruire et retrouver un niveau de vie équivalent. une génération est perdue en quelques instants sur un caprice de Dame Nature… une génération perdue supplémentaire à ajouter à toutes celles que le xxe siècle a déjà engendrées.
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au même instant, à quelques centaines de kilomètres de là, dans un centre de recherche dépourvu d’existence officielle, comme il en existe des dizaines sur le territoire de l’uRSS, un homme suit avec attention le déroulement de l’hécatombe en Turquie. Ce scientifique n’éprouve aucune émotion face au spectacle : un œil sur son écran de contrôle et un autre sur le sismomètre, il analyse les données récoltées avec flegme. un sourire de satisfaction finit par se dessiner sur ses lèvres : il a réussi ! Réussi pour la gloire des camarades et de l’empire soviétique. À aucun moment, ces abrutis de capitalistes ne pourront surpasser l’intelligence, l’ingéniosité et l’efficacité tristement cyniques de l’uRSS qui détient désormais l’arme fatale : le pouvoir de faire trembler à sa guise le monde, tout en mettant cela sur le compte des caprices d’un dieu imaginaire. ah, ils n’ont pas fini de prier les adeptes des religions de toutes sortes ! L’athéisme de cet homme provient autant de son scepticisme scientifique que de son désespoir en la nature humaine : selon lui, si un dieu avait créé l’homme, il aurait dû le détruire en voyant ce que sa créature avait fait de son œuvre. 11
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un fugace sentiment de malaise assaille pourtant le scientifique lorsqu’il découvre sur son récepteur le corps déchiqueté d’une petite fille dont les longues boucles d’or lui rappellent étrangement celles d’anouchka, lorsqu’elle n’était encore qu’une enfant.
Chapitre 1 Paris, quelques jours avant Noël 2002. Comme chaque matin, alexandre se rend au bureau en métro. Quarante minutes de trajet, enfermé dans les entrailles de la Terre, sans lumière naturelle, comme nombre de ses compatriotes parisiens, habitués à vivre comme des taupes. il subissait, en prime, les couloirs interminables de plusieurs stations, les odeurs d’urines à chaque virage, les agressions visuelles de mille et une affiches publicitaires, la mauvaise humeur des millions de quidams qui commencent à grogner dès qu’ils quittent les bras de Morphée. À peine arrivé, c’est-à-dire avant même son sacro-saint café matinal, il reçoit un appel du service des ressources humaines, le convoquant 13
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immédiatement pour lui soumettre une importante proposition. alexandre sort de son bureau pour emprunter les escaliers, l’ascenseur étant toujours pris d’assaut à cette heure, et se rend au 4e étage, bureau 469. après avoir traversé le long couloir gris, il pénètre dans une pièce tout aussi terne et rencontre un homme au teint blafard vêtu d’un costume idéalement assorti à son bureau et à sa mine. un véritable repos des yeux en ces périodes festives où ils étaient sans cesse agressés par l’arrivée prochaine du père Noël, répercutée par les détenteurs des rênes de la société de consommation. Tout cela est malgré tout un peu trop monochrome pour une heure aussi matinale et alexandre ne peut réprimer un bâillement. L’homme qui règne en maître sur le bureau 469, à défaut d’avoir toute autre forme de pouvoir, commence son discours par trop de flatteries pour être honnête : « Cher ami, notre direction est très sensible aux jeunes talents comme le vôtre. vous avez prouvé par le passé votre dynamisme, votre dévouement à nos services et vos facultés d’adaptation. Nous tenons à récompenser les efforts de nos meilleurs éléments en leur offrant des 14
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missions de confiance, hautement stratégiques pour notre politique de développement… » au ton de ce discours, alexandre, qui avait dix années d’ancienneté, sentit qu’on allait lui annoncer une mauvaise nouvelle… « en haut lieu, nous souhaitons nous ouvrir sur les perspectives offertes par des pays émergents à haut potentiel… blablabla… challenge pour votre carrière… blablabla… rémunération attractive… blablabla… Mais venons-en au fait : nous souhaitons vous envoyer en poste en géorgie pour une durée de trois ans. – La géorgie ? Mais laquelle ? Celle chantée par Ray Charles ou celle du Caucase ? – Le Caucase, mon ami, l’aventure, le mythe des argonautes et de la Toison d’or… » aussitôt, alexandre cherche à se remémorer ce qu’il sait de cette minuscule partie du monde : la géorgie avait été une république de l’uRSS, était indépendante depuis les années 90, s’était battue à travers les âges contre les envahisseurs de tous ordres qu’ils soient mongols, perses, arabes ou russes. Tête d’aiguille sur une mappemonde, « trou du cul du monde », 15
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diraient certains, coincée entre les géants turc et russe, entre la mer Noire et la Caspienne plus loin, havre de paix fragile sous la Tchétchénie et à une aile d’oiseau du Moyen-Orient. Bref, un joli port de pêche pour une si longue escale. L’occupant du bureau 469 lui remet alors une note de synthèse sur le pays. La note de synthèse est une spécialité prisée par les bureaucrates. en quelques lignes, on résume la vie et la misère d’un état à partir de quelques chiffres. Souvent, entre la source d’information initiale et le destinataire final, les éléments sont tellement réduits par différentes petites mains qu’on perd des données substantielles. Concernant la géorgie, la fameuse note annonce une situation économique désastreuse, des ressources énergétiques pratiquement inexistantes, mais une situation géopolitique intéressante. alexandre se souvient effectivement avoir lu un article sur la construction d’un pipeline par des compagnies occidentales qui voulaient faire transiter le pétrole et le gaz de la mer Caspienne vers la mer Noire et s’ouvrir ainsi les portes de l’europe. Ce projet devait contrer le projet de pipeline russe qui connaissait des difficultés avec certaines régions autonomistes du nord Caucase. 16
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À peine cinq millions d’habitants devaient plus ou moins survivre dans ce minuscule pays exsangue depuis la chute du communisme, affaibli plus que nécessaire par des guerres civiles fratricides liées aux velléités d’indépendance de certaines régions, largement soutenues par l’incontournable voisin russe. et encore, comment connaître le nombre réel d’habitants ? Cinq millions était un chiffre soviétique « officiel » donc invérifiable. il n’y avait qu’à voir les listes électorales depuis la chute du Mur pour comprendre le côté fantasque des chiffres annoncés. Comme toute démocratie naissante et imparfaite, on faisait voter indifféremment des morts et des chiens. une façon comme une autre de s’assurer la victoire ! alexandre avait déjà travaillé sur la situation politico-économique de l’ex-uRSS et savait encore deux ou trois choses inavouables : le taux de corruption était tel que toute l’économie était au pouvoir de quelques « happy few » qui gravitaient autour d’un édouard Chevardnadze vieillissant. Pourtant, le « Renard blanc », comme on le surnommait jadis, avait été le 17
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ministre des affaires étrangères soviétique de la Perestroïka et avait ensuite été rappelé par les siens pour redresser le pays. Ses proches avaient alors essentiellement redressé leurs comptes en banque situés dans de multiples paradis fiscaux. un tel système reposait toujours sur une certaine stabilité du pouvoir et un semblant de démocratie pour attirer les millions de dollars des nations occidentales, toujours promptes à créer des commissions et des missions de consultants, sans jamais s’enquérir de la finalité des subventions et aides hétéroclites versées. Rapportée au nombre d’habitants, la géorgie était dans le top 5 des nations recevant le plus d’aides internationales. La pérennité du pouvoir nécessitait l’organisation périodique d’élections qui devaient, comme une célèbre boisson gazeuse des années 80, ressembler à des élections libres, en avoir le goût et la couleur, d’où la manipulation des urnes à la barbe des observateurs internationaux ! Bien sûr, ce genre de manipulations était loin d’être l’apanage de petits pays déboussolés : des élections municipales dans certains arrondissements d’une grande capitale européenne n’avaient guère été plus imaginatives dans la 18
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fraude ou plus distraites dans la mise à jour de ses listes électorales. Pourtant ladite République était déjà une vieille dame de deux siècles qui en avait vu d’autres… et que dire des deux dernières élections présidentielles de l’autre côté de l’atlantique, qui avaient promu leur pire cow-boy shérif du monde suite à des décomptes de voix douteux. en résumé, selon les critères modernes de l’occident, la géorgie était une jeune démocratie prometteuse, sous le joug de nouveaux grands frères. Ceux-ci assuraient leur bienveillance à coup de billets verts, sous couvert d’organismes internationaux, leur permettant de faire et défaire les petits puissants locaux. Les cow-boys agissaient ici comme ailleurs avec une vision à court terme, justifiée par l’évacuation nécessaire du pétrole de la mer Caspienne et le jeu des acteurs dans cette région instable. avoir un pied ici, aux portes du Moyen-Orient et audessous de l’ennemi russe d’hier, valait bien quelques poignées de dollars. Toutes ces réflexions se bousculaient dans la tête d’alexandre lorsque la voix nasillarde de son interlocuteur le ramena à la réalité : 19
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« un challenge, mon ami, et un tremplin pour votre carrière. Je veux votre réponse avant demain matin. » « Quelle matinée », se dit alexandre en sortant de ce bureau. Décider en 24 heures de la vie de ses trois prochaines années est un peu difficile pour commencer une journée sans café. il alla s’enfermer aux toilettes, le seul endroit où il pourrait bénéficier d’un peu de tranquillité, car il partageait son bureau avec quatre collègues. Depuis son arrivée une dizaine d’années plus tôt, il avait toujours désiré voir du pays, mais il ne s’attendait pas à une telle proposition. Spécialiste de l’ex-uRSS et russophone, il est bien placé pour savoir que la géorgie est un sacré pays de roublards, à michemin entre une exubérance méridionale et une froideur slave : un savant mélange de feu et de glace. Ne surnomme-t-on pas les géorgiens les Corses du Caucase ? Cinq millions de Corses ? C’est prometteur… Mais comment refuser à 34 ans une telle aventure ? il connaissait suffisamment les rouages du cruel monde du travail pour savoir que décliner une telle offre lui fermerait pour 20
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longtemps toute autre opportunité, à part celle d’un joli bureau-placard avec vue imprenable sur les toilettes de son étage, jusqu’à ce qu’il ait, au choix, sombré dans l’alcool, trouvé un autre job ou atteint l’âge de la retraite en passant la majeure partie de ces journées à jouer au Tetris. alexandre avait lu dans un magazine féminin emprunté à sa mère une méthode soi-disant infaillible pour prendre une décision capitale (du style « dois-je le tromper ou le quitter »…). il sortit un stylo de sa poche et traça deux colonnes sur une feuille de papier toilette rose double épaisseur. À droite, la colonne des « points positifs », à gauche, celle des « points négatifs». Dans la colonne de droite, il inscrivit l’absence d’attache sentimentale. en effet, alexandre était un trentenaire célibataire encore un peu adolescent comme Paris en comptait de plus en plus. Son physique assez banal de brun moyen était agrémenté par de grands yeux bleus encadrés de longs cils noirs. Son regard était captivant et un charme certain se dégageait de lui quand il souriait. Cela lui valait quelques histoires futiles, notamment avec une 21
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collègue qui devenait d’ailleurs extrêmement envahissante. elle piquait des crises de larmes dans son bureau dès qu’il lui refusait quelque chose : une soirée, un week-end, un mot gentil… Situation qui oppressait alexandre au plus haut point. il pensait pourtant avoir été clair sur son absence de sentiment, mais la nature était ainsi faite qu’une jeune femme avait vite tendance à prendre chaque marque d’attention pour une demande en mariage. un départ en poste pouvait être le bon moyen de s’en débarrasser sans déclencher hiroshima dans son bureau. il cumulait de-ci de-là des histoires plus légères, avec de jeunes femmes célibataires qui ne cherchaient rien d’autre qu’un petit jeu de séduction, un peu de plaisir et de bonnes soirées. Bien sûr, de temps en temps, il rêvait d’elle, la femme idéale, la mère de ses enfants, il rêvait de tomber enfin vraiment amoureux. il se rassurait alors à coup de statistiques : « un couple sur deux divorce à Paris », titraient périodiquement certains magazines de société entre un numéro sur la hausse de l’immobilier et un sur le classement des meilleurs hôpitaux de France. il observait également la vie de ses amis, qui 22
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entretenaient des histoires de cul illégitimes plus ou moins glauques ! Lui rêvait encore d’absolu tel un adolescent attardé : le dîner improvisé avec un important client, la réunion qui se prolonge, le téléphone portable qui n’a plus de batterie, tous ces mensonges lui donnaient envie de vomir. Certains amis n’hésitaient pas à réquisitionner son appartement de célibataire pour leur éviter l’arrière de leur voiture ou économiser une chambre d’hôtel. L’amour au bureau et sous le bureau était devenu impraticable depuis les années 90 par la mode des sites en open space ! alexandre avait l’impression d’être honnête dans ses relations en expliquant dès le départ qu’il n’y aurait pas d’histoire sérieuse, pas de promesse et pas trop de mensonge. Pourtant cacher son cœur dans une citadelle imprenable le condamnait aux relations superficielles. L’autre partie de ses amis était, ou était devenue, homosexuelle : quelques-uns cédaient sans doute à l’effet de branchitude d’un certain milieu parisien, d’autres s’étaient longuement cherchés avant de s’assumer, tous avaient le sentiment de trouver plus de compréhension chez une personne du même sexe. Les femmes 23
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paraissaient de plus en plus complexes à vivre : elles voulaient à la fois le meilleur amant, viril et rassurant doublé du meilleur parti, enrobé de douceur et saupoudré d’un goût prononcé pour les taches ménagères et les couches culotte… Les hommes ne savaient plus quoi faire pour avoir une chance d’être l’homme du xxie siècle décrit par la presse féminine. La façon dont il envisageait son métier nécessitait d’être libre de toute contrainte affective. il se donnait encore quelques années, avec la naïveté de beaucoup de ces jeunes trentenaires de croire que le jour voulu, il tomberait sur elle en bas de chez lui ou à un dîner chez des amis. il n’avait pas le sentiment que l’amour était une longue quête semée d’embûches pour trouver, conquérir et surtout conserver la perle rare, la femme du xxie siècle, indépendante et conquérante, maternelle et maternante, libérée sexuellement, mais toujours fleur bleue. Dans la colonne des « points positifs », il inscrivit également le mot « famille ». Ses parents habitaient loin de Paris, dans l’est de la France et menaient une vie de retraités, paisible et ennuyeuse. Ses deux frères pouvaient veiller 24
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