Jean-Claude A milhat
Des routes sentimentales Réflexions amoureuses sur fond de bétaillère
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Jean-Claude Amilhat
Des routes sentimentales Réflexions amoureuses sur fond de bétaillère
Cela devait faire plus d’une heure que je surfais sur ce site de petites annonces. C’est fou ce que les gens essayent de refourguer sur Internet. Tout un florilège d’objets devenus trop vite obsolètes, une avalanche de produits insolites, un tsunami de marchandises grotesques. Le meilleur côtoie le pire, l’exceptionnel rivalise avec le pathétique. Dans ce gigantesque supermarché sur toile, on trouve l’inimaginable. Ici, une table à langer devenue inutile, là, une bétonnière qui a servi à bâtir le mur de clôture de la maison, quand ce n’est pas la maison elle-même qui est bradée parce que le mari a subitement trouvé la voisine plus à sa convenance Des pans de vie parfois heureuse, souvent insignifiante, dont on veut néanmoins se débarrasser en limitant la perte, ou si possible en tirant quelque bénéfice… Un gigantesque vide-grenier virtuel qui crache les scories de notre société de surconsommation…
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La quête Je suis là, assis devant mon ordinateur professionnel, au deuxième étage de Média-Analys, un institut toulousain d’études marketing et d’opinion pour lequel j’essaye encore de travailler. En ce début d’après-midi, l’activité est au ralenti, les opérateurs téléphoniques ne sont pas arrivés à leur poste. Vers 17 heures, ils déferleront, dociles et contraints, chacun dans leur niche, le casque vissé sur les oreilles, s’introduisant soudainement dans la vie des prospects pour demander leur avis sur la dernière campagne de pub pour une lessive qui respecte l’environnement, ou sur leur intention de vote aux prochaines élections. J’ai encore quelques instants de répit, d’autant que les cadres sont partis déjeuner très en retard. Ils sont sortis de la salle de réunion la mâchoire crispée, le nœud de cravate lâché, une vague odeur animale sous l’aisselle tant il a fallu qu’ils se concentrent sur les objectifs, ergotent sur les procédures, défendent leur bout de viande. J’ai fait partie de ce troupeau de costumes sombres et chaussures pointues, marchant d’un pas décidé vers un destin immuable garanti 100 % bonheur… Suite à une attitude contre-productive, j’ai accepté d’être rétrogradé à un poste subalterne et sans intérêt, dans l’incompréhension et le dédain général de mes ex-équipiers. Je suis maintenant Superviser Manager d’un plateau de télémarketing. Un titre bien
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pompeux pour une tâche qui consiste à remettre à de pauvres types et filles une grille de sondage, et vérifier que chacun tels des bovins en stabulation garde la tête dans son étroite alcôve. J’étais devenu un pion d’une salle d’étude studieuse, un garde-chiourme d’une galère résignée où chaque forçat utilisait son casque téléphone pour obtenir, à défaut de la clémence d’un chef un peu laxiste, quelque subside pour survivre. C’est dans ces moments calmes, seulement perturbés par le chuintement des portes d’ascenseurs et le ronflement de la climatisation, que je m’adonne depuis quelque temps à mon passe-temps favori consistant à scruter attentivement les pages d’Ebay ou du Bon Coin sans autre but que de tuer le temps et observer accessoirement les us et coutumes de mes condisciples. Je dois préciser afin qu’il n’y ait nulle méprise sur mes intentions que cette curieuse manie n’a aucun dessein d’ordre sociologique, ou toute autre démarche purement intellectuelle servant à qualifier ou quantifier les habitudes consuméristes de notre société. Ces longs moments paisibles et solitaires à faire défiler d’un simple mouvement de souris les rebus de mes concitoyens, sont des instants volés d’errance semi-léthargique, où la vacuité de mon existence se nourrit des désamours matériels des autres. Ainsi, au gré du hasard ou selon mon humeur, je plonge avec une forme de délectation dans une rubrique précise pour tour à tour dénicher la bonne affaire, déjouer les pièges tendus par les annonceurs peu scrupuleux ou encore imaginer derrière la formulation d’un texte ou au travers d’une photo la vie quotidienne des vendeurs. Sans forfanterie aucune, je crois pouvoir dire que je suis devenu expert aussi bien dans l’art de repérer de gros travaux de restauration sur une villa annoncée comme « à rafraîchir », que de deviner une arnaque sur une voiture au kilométrage minimisé dont une vue de l’intérieur découvre un pédalier totalement élimé trahissant une vie bien remplie. Sans parler des adresses email bidons provenant du continent africain servant à vendre un appareil photo « comme neuf » dans le département de l’Aveyron. C’est avec beaucoup d’application que je classe sur un calepin « I love NY » — offert par Patricia mon épouse lors d’un séjour à la grosse pomme —,
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les annonces ayant occupé mes divagations sur la toile. Je consigne ainsi les transactions par une note allant de 1 à 10, m’accordant parfois la faveur de profiter avant tout le monde de ma fonction de dénicheur d’affaire. Ainsi, j’ai fait récemment l’acquisition d’une tenue de scaphandrier avec un magnifique casque à trois hublots et douze boulons de la marque Siebe-Gorman pour un prix dérisoire. Cette belle affaire m’a rempli d’allégresse durant quelques jours avant d’émettre un doute sur la pertinence de cet achat, étant aquaphobe depuis mon enfance. Une autre fois, j’ai pu passer un week-end mémorable en Corrèze, chez un vieux taxidermiste en allant chercher un lot de films moyen format sur lequel j’avais jeté mon dévolu. Compagnon de safari au Rajasthan d’un notable britannique dans les années d’avant-guerre, le brave homme avait pris soin de filmer la beauté de la faune en liberté avant d’éviscérer, saler, tanner et sculpter ses victimes. La visite de son grenier poussiéreux où sommeillaient gazelle chinkara mitée et autres tigre du Bengale borgne me procura une frousse inoubliable. Mais le vieil homme semblait si heureux de trouver un interlocuteur attentif qu’à la fin de la visite, il m’offrit quelques bobines supplémentaires tournées lors d’un ancien congrès d’empailleurs au Muséum national d’histoire naturelle. C’est dans le train qui me ramenait de Brive-la-Gaillarde que, sous les regards courroucés des passagers outrés de mon manque de civisme en occupant la moitié du compartiment avec des cartons moisis dans lesquels cliquetaient les bobines métalliques, je me souvins que je ne disposais d’aucun projecteur de 16 mm, pas plus que je ne possédais d’ailleurs d’appareil de projection de tout autre format. Il serait toutefois malhonnête de ma part de prétendre une infaillibilité à dénicher l’affaire du siècle. Il s’est avéré des achats parfois malheureux. Mais, malgré quelques déconvenues, mon addiction n’a faibli que quelques jours, et seulement dans le domaine où j’avais réalisé la mauvaise opération.
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De ce fait j’évite depuis peu de temps la rubrique consacrée aux deux-roues. Cela n’est pas pour moi une trop grande privation dans la mesure où je ne possède pas le permis me permettant de conduire les grosses cylindrées. Mais la vision de mes ex-collègues-cadres se déplaçant avec de gros scooters futuristes me poussa un jour insidieusement à consulter la rubrique appropriée. Pour ma part, il était toutefois inconcevable de dépenser un pécule conséquent sur un engin ridicule en plastique vulnérable fabriqué au Japon dans le meilleur des cas ou en Chine dans le pire. Est-ce mon attirance inexpliquée pour les vieilles automobiles, qui m’occasionnèrent pourtant bien des rendez-vous manqués, ou l’excitation juvénile provoquée par une sublime Audrey Hepburn chevauchant sa Vespa dans Vacances romaines qui me poussèrent à chercher un bon vieux scooter pétaradant et fumant ? Il ne me fallut pas très longtemps – il est vrai qu’à raison de quatre heures de consultation par jour, je suis assez performant – pour débusquer l’oiseau rare. Quelques échanges d’emails plus tard avec une mystérieuse monica.badoglio@ wanadoo.fr, je prenais sans tarder l’autocar en direction de Lodève afin d’inspecter ma trouvaille. « C’est un modèle de 1963, il appartenait à mon père, nous l’avons gardé depuis son décès, mais comme il encombre la grange, j’ai décidé de m’en séparer la mort dans l’âme », m’avait confirmé Monica au téléphone. « Je vous attendrais à l’arrêt de car… j’habite à 5 kilomètres de là… j’ai une vieille Lancia bleue un peu déglinguée, vous ne pouvez pas me louper » a-t-elle poursuivi. J’aimais déjà cette voix. Rauque et sensuelle, je me l’imaginais appartenant à une femme mûre et sûre d’elle, fumant sa cigarette au petit matin après son expresso, les cheveux défaits dégoulinant sur sa gorge généreuse. Ce Vespa serait-il un signe du destin ? Me conduirait-il vers une belle aventureuse romanesque ? J’en étais là de mes rêveries, bringuebalé par ce bus poussif qui peinait à grimper les côtes. Peut-être allais-je enfin avoir le courage de démissionner de ce boulot inepte pour vivre une existence simple
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et sincère auprès de ma belle Italienne, sillonnant les contreforts du Languedoc au volant de sa Lancia. Le soir venu, Monica ferait une délicieuse pastaciutta, nous boirions sur la terrasse en pierre du Chianti en fumant du tabac blond, avant de nous réfugier au creux de la petite chambre fleurie à côté de l’ancien grenier à blé. Et là profitant de la douceur de la nuit, à la lueur vacillante d’une bougie, Monica enveloppée dans la moiteur de sa chevelure de jais halèterait sous mon étreinte vigoureuse et passionnée. Malgré nos chamailleries rituelles, le dimanche venu, Monica vêtirait une belle robe à fines bretelles, et assise en amazone sur la Vespa conservée pieusement, je la conduirais à la cathédrale Saint-Fulcran pour assister à la messe. Et tandis qu’elle expierait tous ses savoureux péchés, j’irais faire quelques emplettes de victuailles au marché de producteurs locaux… Une sacrée chouette vie que je pouvais espérer là. J’étais au bord des larmes quand le chauffeur du car se penchant vers l’arrière gueula à la cantonade « Le monsieur en costume de ville, s’il voulait descendre à Lodève, c’est le moment ! ». J’avais imaginé, une jolie place ensoleillée avec une fontaine gouleyante, j’étais sur un trottoir étroit et poisseux balayé par une Tramontane inquisitrice. J’eus beau relever le col de ma veste, je ne tardai pas à être transi de froid. Pour comble de malchance, nulle Lancia bleue, rouge ou verte n’était visible. Je commençais à être désemparé quand mon téléphone portable sonna. « Monsieur Jean-Philippe Molard ? Je suis désolée de ne pas vous avoir appelé plus tôt, mais mon mari n’est pas rentré avec la voiture et je suis coincée à la maison… » Un sentiment profond de trahison s’abattit sur moi. Monica était mariée… Peut-être pouvais-je encore espérer que la vision d’un citadin mince et élégamment vêtu enflammerait le cœur de la belle et détruirait sans délai un couple déjà chancelant ? « M. Molard ??? Soit vous m’attendez au café en face la gare, mais je ne vous garantis pas une heure précise… ou bien si vous êtes sportif, vous venez à pied à la maison… »
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Sans trop réfléchir, je me fis expliquer la bonne direction à prendre et me mis en marche. Sitôt franchi l’abri des maisons, le vent devint glacial. Un ciel menaçant se profilait au-dessus des champs. Bientôt je fus à bout de souffle. Le dernier raidillon faillit m’être fatal, mais la vue d’une femme de forte corpulence sur le pas de la porte me fit me ressaisir. - Bonjour, Madame, je cherche Monica Badoglio, dis-je à la dame décidément plus petite et forte que je ne l’avais vu en bas de la côte. - C’est moi… Monsieur Molard j’imagine… me répond mon interlocutrice me tendant une main replète. Tout à coup, planté dans cette cour de ferme banale où nulle terrasse de pierre n’apparaissait, devant cette femme quinquagénaire dont les cheveux en bataille laissaient deviner des racines noires éradiquant une teinture blondasse bon marché, j’eus envie de mourir, foudroyé par un arrêt cardiaque. Je n’écoutais plus l’histoire que me racontait cette bonne femme sur le scooter paternel. Arrivée à l’intérieur d’une grange, après avoir levé d’un geste gauche une toile cirée fanée sur un engin bien terne, la matrone se roula une cigarette de Caporal entre ses doigts boudinés. D’une langue épaisse qui me fit froid dans le doigt, elle fignola avec adresse une clope qu’elle alluma sans attendre à l’aide d’un briquet publicitaire « Fram, vous êtes bien en vacances ! » - Pendant que vous inspectez l’engin, je vais vous chercher la carte grise, me dit la Monique avec sa voix de tabagique. J’essaye de recouvrer la vigilance nécessaire face à un éventuel achat, mais ma déconvenue est si grande que j’ai du mal à trouver un quelconque intérêt à ce scooter poussiéreux qui semble surpris d’être délivré de son cachot. Trop content de la perspective de fuir sa geôle, le Vespa ne se fait pas trop prier pour démarrer après quelques coups de kick. Une copieuse fumée bleue, vite chassée par la bourrasque, accompagne une forte pétarade due à l’échappement crevé. Après avoir calé deux ou trois fois, j’arrive à faire le tour de la cour, contrôlant à grand-peine les embardées causées par le vent
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sournois et le manque d’air dans les pneus. Je n’ai qu’une hâte, c’est partir. Fuir sans me retourner de cet endroit inhospitalier. - Et comment vous allez ramener la Vespa ? Vous reviendrez avec une camionnette ? me demande la mégère en comptant les biftons sur la nappe à fleurs. La clope au bec, la fumée lui faisant cligner un œil bovin, elle ressemble à une tenancière de claque. Même les bouts de ses énormes seins pointant sous un col roulé moulant et effiloché m’indisposent, alors que je ne suis habituellement pas insensible aux gros tétons. L’idée de revenir dans cette cambrouse est au-dessus de mes forces. Quand j’annonce à la Monique que je vais rentrer par la route, toute chance d’idylle s’évapore définitivement. Son regard devient soupçonneux et traduit son interrogation sur ma santé mentale. Est-ce par pitié ou pressée de voir dégager un aliéné qui s’apprête à faire plus de 200 bornes en costar flanelle sur un scooter préhistorique qu’elle me propose de m’offrir le vieil imperméable couleur mastic de son père et son casque bol Géno pendus à un crochet de la grange ? Je ne suis pas près d’oublier mes premiers kilomètres avec cette antiquité. Pas plus que les derniers d’ailleurs… Après avoir gonflé les pneus crevassés et rajouté du carburant, je rejoins avec peine la Nationale 113. Des ratés à l’allumage m’obligent à rétrograder régulièrement dans les montées. Mais plus que les ennuis techniques, c’est la couleur du ciel qui ne tarde pas à m’inquiéter. Alors que je serre les fesses pour ne pas qu’un camion me harponne, de grosses gouttes de pluie glaciale me piquent le visage. Un déluge s’abat soudainement sur mon fier destrier. L’imperméable du vieux rital a depuis longtemps perdu sa vocation première et ne tarde pas à se transformer en une énorme serpillière ruisselante. Très vite, j’ai la sensation de rouler nu sous la trombe d’eau, mon caleçon glacé épousant les contours les plus secrets de mon intimité. Je ne sens plus mes pieds noyés dans de ridicules mocassins prétentieux. J’ai les doigts gourds crispés sur le plastique revêche des poignées du guidon. Je ne vois plus la route, des seaux d’eau polaire fouettent
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mes lunettes de myope. Je maudis la tempête, les scooters, Monica Bellucci, Monica Vitti et toutes les Monica de la terre, je déteste le Languedoc, le tabac froid et les terrasses en pierre. Je ne suis qu’un pauvre type. Il serait temps que je reprenne ma vie en main. C’est normal que Patricia se soit barrée avec ce con d’Hugues Van de Velde. Jamais cet abruti vaniteux n’aurait acheté un scooter à 250 bornes de Toulouse. Ou alors il aurait tout planifié sur son tableur Excel, convoqué un spécialiste du Vespa 1963 pour en vérifier l’état, combiné le rendez-vous avec UPS pour le rapatriement et appelé la météo nationale pour trouver la journée idéale à la transaction. Ou bien ce salopard qui m’a piqué ma femme aurait été capable de convoquer l’armée pour lui dégager la route et, par une douce journée printanière, il serait rentré triomphant sur un Vespa 1963 plus beau que neuf et marchant du feu de Dieu, arborant fièrement sur sa face et à son poignet de merlan frit ses Ray-Ban Aviator et sa Breitling Aerospace 449, et puis putain… Il aurait senti dans son dos, collé à l’étoffe soyeuse de son putain de blouson de merde Ralph Lauren, les obus fermes de Patricia le tenant langoureusement enlacé… Mais je n’étais pas Hugues Van de Velde, Directeur du Marketing de son état et amant de Patricia Gomez Directrice des Relations Humaines et accessoirement mon épouse, œuvrant tous deux au dernier étage de l’institut Média-Analys. Non, moi je n’étais qu’un mec insignifiant, employé anonyme et interchangeable au deuxième étage du même institut de sondage à la con, affublé d’un nom de famille si grotesque que même ma femme, le jour des noces, préféra conserver son nom de jeune fille. Amoureuse mais pas folle, la Patricia ! Au point de préférer se faire traiter de fille d’immigré espingouin plutôt que femme d’une expectoration ! Je n’étais pas encore arrivé à Carcassonne, il me restait encore cent bornes à défier le ciel, jamais je n’arriverais à résister au froid. C’était sûr, j’allais m’endormir en roulant vaincu par l’hypothermie, ou au mieux dans quelques jours, emporté par une pneumonie foudroyante… Mais je n’eus pas longtemps à m’apitoyer sur mon
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sort. Une grosse boule noire et hirsute me surprit par la droite, m’obligeant à faire une embardée. Un chien de ferme, surgi de je ne sais où me coursait, babines retroussées en aboyant de manière hystérique. J’essayai en vain d’accélérer, mais le naufrage ambiant avait raison de la mécanique. Plus je tournais désespérément la poignée des gaz, plus ma vitesse décroissait. L’autre taré se rapprochait maintenant en faisant des bonds pour me choper le bras. Je voyais son œil exorbité de fou et la bave ruisseler de ses crocs. Accaparé par le molosse, je m’étais insidieusement déporté sur la gauche. Couvrant les hurlements de la bête et le vacarme du moteur, j’entendis le bruit caractéristique d’un violent coup de frein. Quand je regardais devant moi, il était déjà trop tard. Je roulais complètement sur la voie de gauche. Étrangement, j’eus le temps de noter que l’auto qui me fonçait dessus était une Citroën BX grise. Le sort s’acharnait sur moi, j’allais mourir sous les roues d’une voiture affreuse. Comme dans un film de Sautet, je distinguais clairement le regard effaré du vieil homme avec une casquette à carreaux qui se raidissait au volant, et les mains sur le visage de la mamie assise à ses côtés. À quelques secondes du trépas, je donnai un coup de guidon providentiel, mais la chaussée détrempée déporta la maudite Citroën à ma rencontre. L’impact sur l’arrière du scooter fut suffisant pour que j’effectue un soleil impeccable me projetant sur le pare-brise de mes assaillants. Le casque bol portait bien son nom puisque je fracassais la vitre d’un coup de tête avant de glisser sur le toit humide. La réception de l’autre côté du véhicule fut brouillonne. Après un autre coup de boule au sol, je chutais lourdement sur l’épaule gauche, continuant mon roulé-boulé dans la gadoue du bas-côté. J’allais me tirer de cette cascade carcassonnaise par une épaule luxée, une côte fracturée, un genou salement égratigné, une paire de lunettes cassée, mon dernier costume de cadre qui se la pète déchiqueté et un scooter Vespa de 1963 ayant appartenu au feu père de Monica Badoglio totalement ruiné.
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