Empreintes

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Franck PelĂŠ

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U ne belle rencontre c’est aimer deux fois

Si les rencontres faites dans une vie disent quelque chose de nous au moment d’une de ces rencontres, le recul permet de savoir celles que nous méritions et celles que nous ne méritions pas. Quand nous étions bons, un visage inoubliable était offert, si nous n’étions que beaux, les feux d’artifice brûlaient notre horizon. Les plus belles rencontres arrivent au moment de nos vérités les plus bouleversantes. De celles qui font mûrir, grandir, comprendre. Je me souviens de toutes les rencontres qui m’ont fait devenir meilleur, de toutes les rencontres qui m’ont été offertes pour que je donne le meilleur, et pour vivre le plaisir unique d’être élu par la grâce d’un idéal. Je n’ai pas oublié celles qui m’ont fait souffrir, ni celles que j’ai gâchées, elles ont donné naissance à de magnifiques morceaux de vie, des fruits savoureux qui ont poussé sur des terres aux cicatrices profondes dans lesquelles on jurait que plus rien ne pousserait. Chaque rencontre était une heure précise, un rendez-vous pris ou manqué. Pour quelques minutes ou quelques années, trop tôt ou trop tard, on a bouleversé le décor, ou on a gardé l’ancien, celui qui faisait bien pour l’époque. Si les rencontres faites dans une vie disent quelque chose de nous au moment de cette rencontre, je me souviens avoir été timide, trop jeune, trahi, sans voix, sans mots, sans faim, généreux, tendre, gourmand, envié, envieux, jaloux, peureux. Je me souviens surtout avoir été formidablement heureux, incroyablement chanceux, éperdument amoureux. Si on a les miroirs qu’on mérite, je veux remercier ceux qui ont eu les yeux assez brillants pour refléter mon sourire, ceux qui m’ont renvoyé une image imparfaite pour que je la corrige, ceux qui m’ont aimé sans réfléchir. Ceux-là m’ont fait fléchir. À genoux devant l’amour, je regardais ses yeux, ils absorbaient le paraître et renvoyaient l’être le plus entier que je n’avais jamais été. Une belle rencontre c’est quelqu’un qui sait vous lire. Une belle rencontre c’est aimer deux fois. L’autre pour la première fois, et soi-même quand on n’y croyait plus.

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Elle est seule

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Elle est seule. Elle ne l’a pas toujours été, mais elle préfère se consumer doucement plutôt que se brûler aux réalités qui bouleversent. Elle sait reconnaître les flammes qui font les feux de joie, mais le souvenir des siens est bien trop froid. Elle voulait être princesse, elle pourrait l’être demain, elle préfère s’infliger le titre de reine des connes en attendant un jour meilleur, sur lequel elle crachera sans un regard. Parce qu’il est des cicatrices qui ne cicatrisent pas, qui ne partent jamais en fumée, contrairement aux espoirs plus tôt allumés. Elle est seule, le loup lui manque un peu, mais elle préfère caresser le chat, dont on ne voit pas toujours la queue dès l’instant où l’on en parle. La solitude accélère le vieillissement. Elle se dit usée, abîmée, elle n’a pas envie de se rendre séduisante. Pour qui ? Pour quoi ? Pour qu’on lui promette monts et merveilles et qu’on la laisse en bas du premier sommet gravi avec amour, avec pour seule compagnie la certitude que la montagne n’est pas belle ? Elle est encore jeune mais elle se sent mourir chaque jour un peu plus vite que les autres. Elle pourrait aimer cet homme fait pour elle. Mais comment accepter que tout soit pardonnable, que tout ait une explication, qu’aucune histoire ne ressemble à une autre… Elle voudrait griffer la moindre bonne intention, lacérer la plus douce des attentions, incinérer le moindre élan vers elle avant qu’elle ne puisse sentir le goût du miel en lequel elle croira toujours, malgré les salauds qui volent la réputation de la ruche en baisant les ouvrières. Elle ne regarde plus la beauté lourde de ses seins, elle leur en voudrait presque d’attirer les chasseurs de crime, elle ne veut pas croire en la réalité de ceux qu’elle fantasme, tous les bourreaux se ressemblent, surtout ceux des cœurs. Elle ne reçoit pas d’amis en couple le samedi soir, elle se prépare un petit dîner à deux et c’est toujours elle qui mange sans faim. L’autre, sa solitude, dévore tout. Le sel, le sucre, le miel,


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l’envie, l’espoir, le temps, mais elle laisse toujours un peu de souffrance au bord de l’assiette. Comme pour dire qu’elle reviendra, qu’il faudra du temps pour finir les restes, surtout les plus indigestes. Elle sort faire les courses, elle a un enfant, parfois deux, la mère est solide, c’est la femme qui part en fumée. Elle ne veut pas voir le regard des maris qui reniflent une beauté sous le poids des regrets, elle ne veut plus qu’on la consomme, c’est exactement pour ça qu’elle se consume. Elle voulait qu’on la vive, pas qu’on la brûle vive. En sortant du magasin, elle croise un couple qui sourit sans y croire. Ils se parlent sans rythme, sans passion, comme on parle à un collègue. Elle se dit que cette femme idéale pourra discuter avec quelqu’un en préparant le dîner, qu’elle pourra poser sa tête sur une épaule en regardant la télé, qu’elle jouira peut-être sans s’aider de ses mains. Elle ne sait pas que cette femme est bien plus seule qu’elle. Et un jour, au moment de retenir un sourire qui ne demandera qu’à se dessiner, elle renaîtra de ses cendres et sera aussi belle qu’une musique jouée pour elle, aussi solide qu’un pont entre deux rives.


De la transparence de l’âme

Pourquoi dire les choses ? Pourquoi les garder ? Quelle est la limite qui sépare la pudeur de l’impudeur, la confidence du secret, la transparence de l’intime ? Nous sommes aussi différents qu’inégaux devant ces questions. Surtout, nous avons tous différentes réponses, qui ont la couleur de nos éducations, de nos valeurs, de nos natures, de nos âmes.

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J’écris beaucoup, sur n’importe quel sujet, avec toujours la même franchise au bout de la plume, cette transparence qui séduit autant qu’elle agace parfois. On m’a par exemple reproché, en toute amitié, d’avoir ouvert ma sphère intime au point de tenir une sorte de journal de santé de ma fille pendant sa grave parenthèse infectieuse du début d’année. On m’a aussi demandé si j’avais des amis, une famille, pourquoi je partageais tout cela avec des gens que je ne connaissais pas… (si, si…) Je comprends complètement que ça puisse choquer. Mais je comprends aussi pourquoi ça peut choquer. On dit que l’Homme a peur de ce qu’il ne connaît pas. Ici, ceux qui reprochent l’expression publique d’une plaie aussi privée ne connaissent peut-être pas ce besoin de l’exprimer, de partager, comme pour exorciser, mais pour nourrir aussi. Et pour laisser une trace. Un psychologue de passage sur ces mots dirait que la peur de la mort pousse à faire fleurir toute trace de vie, mais je lui ferais changer de métier en lui expliquant à quel point j’ai envie de laisser une trace de toute expérience vécue, bien au-delà de l’idée de fin. Ma vérité profonde est là. J’ai toujours été le confident de mes amis, parce que je pense savoir leur faire sortir les mots dont ils ont besoin, j’ai toujours adoré ça, autant que me confier moi-même. Me nourrir de la vie des autres, de l’expérience de chacun, c’est un trésor extraordinaire. C’est une des raisons pour les-


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quelles je suis un fondu de cinéma, de biographies, et de secrets aussi. De ce qui ne se dit pas. Quitte à assumer une forme de voyeurisme plus proche de la curiosité, du plaisir de découvrir, du savoir, que de l’attitude malsaine. J’aime dire ce qui ne se dit pas parce que c’est l’expression idéale de la transparence de l’âme. En parlant des problèmes de ma fille, en allant jusqu’à mettre des photos d’elle à l’hôpital, je dépeignais avec un souci de la précision presque maladif une expérience qui, si elle devait être vécue par l’un d’entre vous (je ne le souhaite à personne) serait peut-être a priori moins opaque après avoir lu la mienne. Bien sûr, sur les réseaux sociaux (dont je parlerai souvent puisque c’est là que beaucoup de lecteurs m’ont découvert), il y a toujours cette peur des photos, de ce qu’on peut en faire, eux, un inconnu, un malade. Je choisis la transparence, sur un réseau qui a mille défauts mais qui a surtout la qualité de nous mettre en relation. Chacun est libre d’y partager ce que bon lui semble. Personnellement, j’écris des histoires existentielles, j’écris vos petits secrets avec Simone et Raoul, les miens aussi forcément, mais je ne cache rien. Je serais même capable de partager une engueulade avec ma femme ou un secret de famille, avec vous, des inconnus selon certains, des lecteurs, des âmes surtout, parfois jumelles, avec leurs histoires, leur histoire, dont la richesse n’a rien à envier à celle d’un autre, des amis en puissance, selon moi. Je ne suis pas un extra-terrestre, si ce que j’écris touche, c’est parce que je trempe ma plume dans l’authentique, ou parce que j’énerve, certains préférant voir de la mégalomanie ou je ne sais quelle autre manipulation psychologique dans des mots qui ne sont là que pour proposer un écho à tout ce que nous pourrions nous dire et que nous nous disons rarement, voire jamais. Parce que ça ne se fait pas. Parce que l’éducation, les valeurs, la culture, les caractères. Et pourtant… Tous ces gens qui ont mille raisons de ne rien dire, de tout garder, adorent exprimer ces vérités épargnées, ces cris assourdissants qu’eux seuls entendent, ces non-dits alourdissant le pas, figeant le sourire, ridant le visage en accent grave.

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Je comprends qu’on ne dise rien, qu’on soit discret, qu’on respecte le silence. Ce sont des valeurs que je respecte aussi. Évidemment. Mais puisque le blanc perdrait de sa légitimité sans le noir, l’inavouable n’aurait aucun intérêt sans l’avoué. Et puis il y a la dimension personnelle, forcément un peu égocentrique. Elle renvoie à ce besoin d’amour qu’on a tous, plus ou moins, selon les histoires de nos vies, de nos enfances, selon les sourires de nos âmes. Chez moi, c’est vrai, il est immense. Je n’ai aucune honte ni même la moindre gêne à le concéder, j’ai besoin de l’amour des autres, de ceux que j’aime, mais pas seulement. Même si avec l’âge, j’apprends lentement mais sûrement à savoir qu’on ne peut plaire à tout le monde. Comme je dis souvent, et comme l’a dit récemment ma meilleure amie dans un commentaire « ceux qui m’aiment prendront le train ». Ce besoin d’amour, de reconnaissance, c’est l’expression d’un inextinguible amour de la vie, des Hommes et de leurs histoires. Alors bien sûr, je serai maladroit, de nombreuses fois, bien sûr, je ne devrai m’en prendre qu’à moi lorsqu’on m’enfermera dans ces caricatures faciles qui m’insupportent et qui élargissent le fossé entre mon être et mon paraître, et je me dirai que si je n’avais pas écrit, si je n’avais pas donné le bâton pour me faire battre, personne ne me reprocherait ceci ou cela. J’aurais été un homme discret, plein de qualités, que je n’aurais pu partager avec personne. Non. Pardonnez-moi mais je continuerai d’être moi-même, de tout vous dire, tout vous écrire, de justifier mes mots et mes idées, de partager tout ce que je vis, même ce qui ne se dit pas, uniquement parce que certains y trouveront leur compte. Je continuerai d’être cet homme indiscret, rêveur, expressif, amoureux, impudique, avec mille défauts, mille raisons de ne pas trouver l’amour dont j’ai besoin, mais en écrivant, je le toucherai de la plume. Je parle de moi parce que ça parle de vous, je parle de vous parce que ça parle de moi. Je serai généreux pour certains, prétentieux pour d’autres, tant pis, c’est le lot de ceux qui parlent. Je suis un livre ouvert, et un livre n’a pas de pages secrètes. Il n’a que des secrets. À offrir.


L’amitié

L’amitié. Ce lien qui se noue sans vraiment savoir pourquoi et se dénoue parfois brutalement, ce lien tellement solide, tellement fragile, cette force hypocrite et joyeuse, sincère et vicieuse, ce miroir qu’on choisit pour la qualité de ce qu’il reflète, cette union qui ne connaît jamais le mariage mais vit autant de fidélités que de divorces. J’ai eu la chance d’avoir beaucoup d’amis dans ma vie, et la malchance de connaître les pires. Un pire ami c’est bien plus terrible qu’un pire ennemi. Le pire ennemi, au moins, on est prévenu, mais le pire ami on ne le voit pas venir, on a baissé la garde, quand il vous plante la lame, elle s’enfonce costaud. Du genre à laisser une trace qui ne cicatrise jamais. Les amis, c’est comme les femmes, si on en a connu beaucoup, on a plus de chances de tomber sur un mauvais coup que si on a moyennement voyagé. J’ai déjà été trahi par une femme, ça ne fait jamais plaisir mais on se dit, avec le recul, qu’on était jeune, pas assez mûr, que c’était la fin de l’histoire. Mais lorsque j’ai connu la trahison d’un ami, qui n’a jamais reconnu son attitude – s’en est-il jamais rendu compte ? – ni eu un ersatz de psychologie à l’endroit du mal causé, j’ai eu très mal au cœur, au plus profond, je jurerais même avoir eu mal à l’âme. J’ai connu d’autres petites mesquineries, des pollutions volontaires et irresponsables, des gens qui déversent leurs déchets egoactifs dans un lac qui ne demandait qu’à être tranquille, pur, navigable, sans écume ni amertume, les copains d’abord quoi. Il faut croire que certaines implications ne trouvent pas toujours le même degré d’envie de cultiver le lien quand on entend certaines explications.

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Mais qu’est-ce qui fait l’ami ? L’habitude de le voir ? De se voir ? On se reçoit trois fois à dîner parce qu’on a décidé un jour de sauter le pas et on se fait étiqueter à vie ? Sans même avoir goûté la marchandise ? Et on s’étonne qu’un jour ça gerbe en bouquets. Et bien fleuris. Ou alors c’est le passé qui cimente, la jeunesse qui aimante, on se connaît depuis vingt ans alors on est amis, même si certains de ces « historiques » vous descendent en flamme depuis ces mêmes vingt ans, à peine le dos tourné, parce qu’ils ont décidé que vous étiez comme ci, même si vous êtes comme ça. Le vice aussi ça se cultive. Et la mauvaise foi ne connaît jamais de crise. Aujourd’hui, je sais de plus en plus qui sont mes amis. Je sais aussi que j’ai des amis que je ne connais pas. Ici, sur ce réseau social par exemple. Quand je vois certaines réactions, parmi mes « vrais » amis, après certaines épreuves, ou la lecture qu’ils ont de ce que je fais ou ce que je suis, et quand de l’autre côté, je lis la précision de la lecture de certains qui m’écrivent avec un cœur que ma lecture à moi garantit authentique et profondément généreux, je me dis que beaucoup ne sont pas à leur place. Certains dits « vrais » mériteraient une indifférence prolongée, un divorce consommé, une rupture méritée, un licenciement sans préavis, une éviction pour faute grave, quand je pourrais confier ma vie à d’autres, dits « virtuels », avec la certitude profonde qu’ils la respecteraient, la liraient, l’écouteraient, la protégeraient, avec autant de sincérité et d’enthousiasme que de sourires vrais et de chaleur solaire, ces qualités qui font les liens qui durent. Quand je me souviens de la qualité de l’amitié qui a régné au sein du joyeux groupe formé par les amis de mes grands-parents et ces derniers, je me dis que les générations d’avant donnaient plus, et mieux, et longtemps, ils récoltaient ce qu’ils semaient, et ce qu’ils semaient, c’était chouette, c’était brillant, c’était sincère, c’était vivant. Je ne me le dis pas longtemps parce que Dieu merci, l’éducation et le savoir-donner continuent d’être les piliers de belles camaraderies contemporaines, mais le temps d’y penser, je vois défiler tous ces salauds qui ont piétiné le jardin que j’ouvrais avec plaisir. Même s’il n’était pas parfait ce jardin, je l’ouvrais, en grand, et j’invitais ces « amis » élus par ma naïveté à la table de mon âme profonde, de mes jours comptés et racontés, de mes nuits sucrées et


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salées, je leur disais mes rêves, mes peurs, mes secrets, mes malheurs, je leur parlais avec autant d’emphase et de franchise de mes défauts et de mes qualités sans avoir peur du moindre jugement puisque je ne trichais pas dans ce que je donnais de moi. Et ces salauds ont préféré arracher les fleurs, tailler les haies d’honneur comme des costards sur mesure, rejoindre les mauvais peintres, ceux qui grossissent le trait pour mieux faire rire le jaloux qu’ils recruteront à coup de prosélytisme calculé, ces salauds qui vous disaient vous admirer alors qu’ils ne faisaient que se mirer dans vos yeux confiants, ces petits patrons d’eux-mêmes qui dénoncent vos passions et vos élans une fois qu’ils se sentent assez gros pour absorber toute concurrence susceptible de faire de l’ombre à leur éclat local. J’ai eu des amis formidables, et j’en ai encore. J’ai eu des amis détestables, et j’en ai encore. Et j’ai des amis exceptionnels, que je n’ai pas encore. À ceux-là, à vous qui lisez ces lignes et vous reconnaissez, pardonnez mon retard, mais toutes les routes ne se croisent pas au bon moment, et certains voyages durent plus longtemps que d’autres. Si jamais je ne vous croisais pas, sachez que je garderai l’empreinte de la moindre preuve de votre amitié naturelle. Les cicatrices les plus douloureuses ne se referment jamais mais les plus belles empreintes restent toujours. Elles vous mettent debout. Elles sont votre force, votre éclat, votre amour.


À l’ombre du temps

Le temps a passé si doucement avec son amour dans l’ombre, si vite aujourd’hui que l’ombre est orpheline. Il ne savait plus s’il l’avait rêvée ou si elle avait existé par la seule magie de mots essentiels, il ne savait plus s’il avait été aimé ou admiré par sa faculté à lui offrir un miroir idéal. Il était empreint d’une seule certitude, elle avait su arrêter le temps, inventer des printemps en hiver et dessiner des flammes dans des volcans éteints.

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La première fois qu’elle l’a approché, il a lu tout ce qu’il n’avait pas encore écrit, tout ce qu’il n’avait pas encore vécu, et elle, était absolument certaine de ce qui la poussait inexorablement dans ses bras, rien n’aurait pu l’arrêter. Elle était bien, là, elle le disait dès qu’elle y était. Dès que les aiguilles s’écartaient pour allonger les jours et inviter au plaisir, le regard caressant et le sourire plein avaient autant d’arguments pour se convertir à la patience que la peau et ses frissons pour y résister. Ils ont vécu ensemble, ils ont vécu tout ce qu’il était interdit de vivre, cet instant magique qui précède la prise de conscience castratrice d’un bonheur déjà mort d’avoir été réfléchi, consommé, battu. Il a toujours pensé qu’elle l’attendrait, sur ce ponton en bois noir, là-bas, sur cette île, entre possible et certaine. Elle a toujours su qu’elle en serait capable, et qu’elle ne le ferait pas. Il ne sait plus qui a remis les pendules à l’heure, lui en voyant l’automne jaunir ses illusions ou elle, en partant vivre ses frissons, ses certitudes et ses contradictions.


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Elle était là, dans l’ombre, juste derrière le temps qui passait sans elle. Un jour, l’écho de son nom est resté sans réponse. Les feuilles mortes se ramassent à l’appel. Le temps a continué après le vide de son absence. Il continue toujours, bien après les magiciens qui, un jour, ont su l’arrêter.


A lchimies

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Que reste-t-il de nos rencontres, de nos amours, de nos toujours ? Si la chimie du temps efface les plus belles alchimies d’antan, où s’évaporent les particules essentielles ? J’imagine qu’elles se déposent sur un chemin inventé par la rencontre de deux mondes, elles reconnaissent le parfum de leur passion et s’inscrivent discrètement dans la magie à venir. On ne devrait pas perdre de temps avec des choix hésitants. L’évidence vous étreint avec une telle force que vous ne pouvez pas ne pas savoir. L’envie particulière, étanche à toute raison, avec laquelle se pose un regard, une main, une tête sur une épaule, ne peut être confondue avec un rendez-vous qu’on prend pour soigner son manque. Une belle histoire brille de mille feux, sourit de mille jeux, elle se grave dans toutes les consciences pour nourrir les rêves à l’heure de coucher son indifférence. Certains voudront la copier, l’imiter, se l’approprier, sans aucune chance de réussite. Elle est unique, extatique, inestimable, inviolable. Il est des histoires bancales parce que rien ne peut tenir sur un seul pied, avec un seul sourire, une seule certitude. La violence du silence face à la confiance absolue en un destin commun régurgite alors toute la foi en l’histoire d’une vie sur un cœur qui ne s’ouvrira plus. L’amour est la réponse idéale qu’une âme donne à une autre avant même que son enveloppe n’ait senti le premier frisson. Les belles histoires ne meurent jamais.


Ces serpents qui sifflent sur nos têtes

Écouter quelqu’un en société avec le sourire et le descendre intérieurement avec sa jalousie acide, lui proposer son aide avec la main droite et lui planter une lame avec la main gauche, lui souhaiter du succès en face et rêver de le voir crever en fosse, exprimer avec force de bonnes intentions et des philosophies humanistes et ne pas connaître le regard du SDF croisé tous les jours, dire à un ami qu’on sera toujours là pour lui et ne jamais être là quand il faut, lui faire croire qu’on l’aime parce que c’est tendance, et le pourrir dès que c’est tendu, promettre des horizons nouveaux et mettre des barreaux aux fenêtres. Et tellement de ronces encore. Attiser la haine, fabriquer des bombes, mentir jusqu’à l’honneur, torturer jusqu’à l’horreur, justifier la mort en invoquant les dieux, fusiller une mère parce qu’elle n’avait pas le bon sang, le père parce qu’il n’avait pas le bon profil, prendre le risque de faire exploser des enfants parce qu’ils jouent sur une terre qu’on revendique, gazer des êtres humains comme on élimine des insectes, fabriquer des drones tueurs pour faire bander Wall Street, voir la prétention des uns monter dans les tours, et l’élan furieux des autres les descendre en flamme, tromper son prochain pour que la retraite soit belle, baiser celui d’après pour se dégager la route, insulter sa famille parce qu’elle n’est rien d’autre, écraser la vie si ça rapporte un peu. Et tellement d’épines encore. Battre, vaincre, humilier, se venger, envier, jalouser, voler, mentir, blesser, enlever, menacer, se méfier, pulvériser, caricaturer, généraliser, casser, chasser, cambrioler, tuer pour pas grand-chose, tuer pour rien, ou pour tout l’or du monde, tuer. Cracher sur une peau différente, vomir sur un livre sacré, éliminer celui qui est différent, envoyer les innocents sur

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