Ficelle
ŠAntoine Jourjon 2014
Antoine Jourjon
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Première partie
C’est la dernière fois que je mets les pieds dans le rade du père Turnois ! A chaque fois c’est la même tisane ! On y va pour dire bonsoir, on en sort à quatre heures du matin, complètement beurrés ! “Il faut bien oublier la présence des Boches” qu’ils disent ! Tu parles, au bout du troisième verre, on a surtout oublié ce qu’on devait oublier. Et puis ce cave de Bruno, je ne peux plus l’encadrer : « Et j’ai arnaqué un Fritz de 100 sacs ! J’me suis levé une gonzesse d’Auteuil ! Mâte l’Alpaga, à peine coupé avec du mouton, deux mois de salaire, non touche pas ! ». Qu’est- ce j’en ai à foutre moi, de son costard ?
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Et puis faut toujours qu’il vienne me les briser. « Saute pas un repas, Jeannot, tu n’pourrais aller jusqu’au prochain. Regarde tes bras ! Parole, on voit à travers ». Réplique immédiate : “C’est marrant c’est c’qu’j’me dis quand j’reluque ton crâne !”. Sourire effacé sur sa gueule vérolée. Il m’a offert en prime une démonstration de son sens irrécusable de la répartie : “Joue pas trop les héros, gamin, j’te prends sur 25 pompes quand tu veux on verra qui fera le fier. Et oublie pas qu’c’est moi qui paie l’pinard.” C’est vrai, il raque pour le vin. Mais il n’en boit pas. Ce ringard, en plus d’étaler sa merde brillante sur ses cheveux, pour faire comme les ricains dans les films, il se paie du whisky pour bien montrer qu’il a les moyens. Il lui faut deux heures pour ingurgiter deux gorgées du spiritueux. En dessous de ça, il offre un nouveau verni au comptoir. Il est beau l’amerlock. Nous, les grouillots, on a droit à du ginglet qu’un clodo ne donnerait même pas à son clébard. Le monarque arrose sa cour comme il veut ! Il a du bol d’être mon patron sans ça, ça ferait un bail qu’il aurait pris mon poing dans la
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gueule. Et puis je ne peux pas faire ça à Jules, c’est lui qui m’a conseillé. Quand je pense aux autres qui le suivent comme des moutons... Ils jouent les durs et les fortunés. Lucien qui déboule avec ses pompes en cuir jaune et son foulard rouge pour jouer les apaches. Pour un lascar qui chiale dès qu’on hausse un peu le ton ça vaut bien le coup de se fringuer de la sorte. Henry qui se nippe d’un bénard trop court et se fend d’un haut de forme. Il bosse même avec. Faut voir le boulot. Cette grande baderne garde son bitos dans sa bagnole, mais comme il effleure déjà le pavillon et que son chapeau, vous pourriez vous en servir d’escabeau pour repeindre un plafond d’un appartement haussmanien, cet abruti conduit le cou plié, la tête sur un côté. Et puis faut entendre les conneries qu’ils balancent. C’est à vous demander si les sourds sont pas les plus heureux. Ça m’emmerde que Jules participe à cette mascarade, les autres je le comprends, ils ne valent pas un clou mais Jules...
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Puis dans le fond c’est bien moi le plus con. Si j’étais un peu moins lâche je me barrerai de ce turbin. Mais pour quoi faire ? Pour aller où ? Et puis même si ces traîne– patins me pompent l’existence, je ne peux pas dire que je suis malheureux. Je finis de songer à tout ça et décide de quitter mon plumard. 12h00. C’est quand même dommage de passer la moitié de son jour de repos à pioncer. Et puis j’ai tellement mal au casque que je suis marron pour le reste de la journée. Je me fais une toilette et décide de prendre l’air. Dans les escaliers je sépare deux mômes cradingues qui se cherchent des noises. Ils s’échappent à tout berzingue et je les retrouve sur la chaussée en train de jouer au ballon. Il fait chaud et le soleil tape. Je quitte Ménilmontant et file, direction le Marais. Sur le chemin, je m’arrête quelques mètres derrière un peintre et contemple son œuvre. Posté devant la terrasse d’un café, j’imagine que le patron lui a demandé d’immortaliser son établissement. Je ne fais qu’imaginer car il
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n’y a pas grand chose sur la toile. Recroquevillé sur son tabouret, l’artiste lâche son pinceau et le remplace par une bouteille de rouquin qu’il porte à sa bouche. L’inspiration n’y est plus. Ce vieux barbu a vu sa concentration s’envoler quand trois belles rosières ont pris place sur le banc voisin. L’alcool commence à faire son effet, l’artiste applique le goulot de la boutanche sur la toile, tout en faisant des propositions malsaines aux demoiselles. La situation me fait sourire puis je décide d’imiter les trois filles, je décarre. Je progresse enfin dans les ruelles du Marais et me mélange à la foule. Je bifurque sur ma droite et pousse la porte de l’immeuble de Marie. Je salue la concierge qui ne me rend pas la pareille. Je m’y attendais un peu. Assise sur sa chaise mitée, elle obstrue le passage dans ce couloir pourtant large. Fidèle à ses habitudes, elle me regarde passer et tape le sol de sa canne en affirmant que l’immeuble n’est pas un hall de gare et qu’à son époque les vrais hommes travaillaient même le dimanche. Ravi par ce charmant accueil, j’avale les escaliers trois par trois et arrive en deux– deux devant la lourde
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de Marie. Mes Toc– Toc restent sans réponse. Je fais le chemin inverse et repasse devant la mégère. « L’est pas rentrée ! » me lance t– elle. Je suis certain qu’elle l’a fait exprès cette vachasse. Elle me connaît depuis le temps. Elle aurait pu me le dire avant que je monte les trois étages que Marie s’était barrée. J’hésite entre choper sa canne et la fendre en deux et envoyer un coup de latte à son maudit greffier dont les griffures décorent encore mes bras, souvenirs de ma dernière visite. Je respire. J’oublie ma vengeance et poursuis ma promenade dominicale. Je décide de rejoindre les Tuileries afin de profiter tranquillement de ce soleil rutilant. J’arrive rue de Rivoli. Je progresse sous les arcades et reluque le Louvre comme si c’était la première fois. Je traverse et remarque les drapeaux des occupants qui flottent sur les immeubles de cette rue au nom évoquant la puissance de l’armée française. Comme disait celui qui a ramené la victoire d’Italie : du sublime au ridicule, il n’y a qu’un pas.
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Je passe sous le Carroussel et rentre dans le fameux jardin dans lequel je cherche un banc qui pourra accueillir gentiment mon séant. J’en choisis un, placé entre deux statues et en face de deux michtonneuses des beaux quartiers. Je sors ma blague à tabac et m’en couds une que je fume tranquillement, bercé par les gazouillis des oiseaux et les rires enchanteurs. Après cette pause salutaire, je saute de mon banc et me dirige vers la Concorde, je jette un œil sur l’Assemblée, les Allemands affirment leur suprématie à coup de propagande grossière comme l’atteste la banderole affichée sur la colonnade. Je continue mon chemin et décide de me rendre au Grand Palais qui accueille une exposition littéraire. L’exposition ne me passionne guère mais j’en profite pour admirer l’architecture intérieure du bâtiment dans lequel je pénètre pour la seconde fois. A quelques mètres de moi j’aperçois soudain un homme dont les bacchantes et les cheveux blancs me sont familiers. Monsieur Labreuille. Il y a deux semaines cet industriel eut besoin de mes services pendant trois jours. Embarqués dans la 402, lui et moi suivîmes dis-
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crètement sa femme qu’il accusait d’adultère. Trois longues journées ennuyeuses qui faute de pouvoir prouver la tromperie, nous permîmes de constater ô combien la dame dépensait l’argent de son mari. Rassuré, Labreuille mit fin à mes services. Quelques jours plus tard, alors que je déposais une cliente avenue Montaigne, je reconnus Madame Labreuille, au bras d’un galant homme qui n’était pas son mari, mais le chauffeur de la famille. Les deux amants s’empressaient de rejoindre la chambre d’un hôtel de luxe, réglée j’imagine avec les économies du richissime cocu. J’étais triste pour l’industriel qui malgré son absence de fantaisie s’était montré extrêmement courtois. Tout en scrutant les bouquins entassés sur un étal, il s’approche doucement de moi puis relève le regard. Certains de son rang n’auraient pas pris le temps de porter les yeux sur moi, lui oui. Il me reconnaît et s’empresse de me tendre sa main que je serre volontiers. Je lui demande de ses nouvelles et il m’affirme que tout va pour le mieux. Tout excité le moustachu tient à me présenter sa femme, qui vient d’apparaître derrière lui, et son chauffeur, sui-
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vant cette dernière. Il précise qu’il considère l’homme comme son frère. Je salue ces arrivants que je reconnais sans problème et efface le sourire que m’a procuré cette présentation. Après un bref échange de futilités, je quitte ces gens à la situation pas si originale et tire ma révérence à la construction de 1900, emblème d’un Paris rayonnant. Les mains dans les poches je traverse les jardins des Champs’et m’active en direction du quartier de ma petite Marie. Arrivé à Beaubourg, deux Boches casqués me demandent mes papelards, je les tends à l’un des deux. Il s’en saisit et après un rapide mouvement de bras, il les fait disparaître de la main dans laquelle je les déposai il y a quelques secondes. Les papiers réapparaissent dans sa seconde main sans que je n’ai eu le temps de comprendre comment. Il me les rend en souriant sans même les avoir vérifier. Même si j’estime qu’il n’a rien à foutre là, je lui souris à mon tour, amusé par son geste sympathique. Les soldats me souhaitent la bonne journée et s’éloignent en direction d’un bistrot animé.
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La vieille morue occupe toujours le couloir d’entrée telle une sentinelle. « Marie est rentrée ? lui demandé– je. – J’m’occupe pas d’la vie des gens ! » me répond elle, sans gêne. J’occulte le fait qu’elle se fout de ma gueule et me fade les trois étages. Je frappe à la lourde. Marie ouvre enfin après quelques secondes d’attente. Elle est belle dans ma chemise bleue qui lui arrive aux genoux. La lumière du soleil trahit l’étoffe et me permet de contempler ses formes remarquables. Elle me sourit. J’ai le palpitant qui s’échappe. « J’suis passé vers 14h, t’étais où ? » Elle ne répond pas. « Non mais j’veux pas t’fliquer, c’est juste pour m’intéresser ? » Elle ne le croit pas. Elle a raison. Si elle ne dit mots c’est qu’elle a passé la nuit avec un général allemand ou un autre richard qui lui donne de quoi accroître ses gains de danseuse. Elle n’en est pas fière, ça explique son mutisme. La vie est une chienne, chacun s’en sort comme il peut. Je ne cache pas que cette situation m’irrite mais elle a été exposée et faussement acceptée, dès le
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début. Je me contente de serrer les poings et de changer de sujet. « J’pourrais rester cette nuit si je n’dérange pas ? – J’allais t’le proposer. » Je la serre par la taille. Elle m’embrasse fougueusement et nous nous jetons sur son lit minuscule. Je n’ai renfilé que mon froc. Assis sur un tabouret, je lorgne par la fenêtre les passants déambulant dans la rue. En rallumant mon mégot, mon regard s’arrête sur le primeur insomniaque dont l’activité est permanente. Ses grosses mains épluchent des melons et des oranges pourris qu’ils découpent en morceaux pour les distribuer à des gamins pieds nus. Je me lève et rejoins Marie qui finit de préparer le repas. Je dépose un baiser dans son cou, son teint rosit légèrement. Lundi 26 mai
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J’ai mal au dos. Réveillé par les premiers rayons du luisard, je me suis pourtant levé le
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