Fragments de vie, chemins d'absence

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Laurence PÊrouème

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Fragments de vie, chemins d'absence



Laurence PÊrouème

Fragments de vie, chemins d'absence



Pour BenoĂŽt



« Être avec toi qui n’es plus, ce n’est pas choisir l’immobile. Être fanatiquement avec toi qui n’es plus, ce n’est pas ralentir, arrêter notre course. Ton absence violente, irrémédiable, ne doit rien pétrifier… » André Velter



La mort est un sujet tabou que nous préférons ignorer dans nos sociétés dites développées, où l’on repousse sans cesse ses frontières, jusqu’aux limites du raisonnable, où l’on finit par l’oublier. Niée, refoulée, la mort n’existe pas. Pas pour nous, jeunes, insouciants, pas pour eux, ceux que l’on aime tant. Si la mort existe, quelque part, c’est pour l’Autre, alors cachons-la, elle ferait ombrage à notre bonheur, nous vivants et si heureux de l’être, tenons-la loin de nos yeux qui ne veulent pas la voir. Faire barrage, ériger des obstacles, nous calfeutrer. Croire ainsi qu’elle ne pourra jamais nous atteindre. Pas nous. Elle existe, nous le savons. Pour les autres. Ceux qui n’ont pas de chance, foudroyés par la maladie, victimes d’un accident. Ceux qui nous quittent trop tôt. Ceux qui ne sont pas allés jusqu’au bout de leurs rêves ou les ont vécus si intensément qu’ils en sont morts. Ceux qui auraient dû nous voir vieillir et que l’on

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enterre. Ceux qui sont à peine arrivés et déjà repartis, comme par erreur. Ceux qui n’avaient rien demandé. Ceux que nous avons aimés. Que nous aimons. Aimerons. Un père, une grand-mère, une mère. Un frère, un presque frère, une sœur, une cousine. Un mari, un fils, une épouse, une compagne. Un ami, un collègue, un voisin.

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Nous sommes nés pour mourir, un peu plus tôt, un peu plus tard, chacun son heure. La mort fait partie de la vie et nous faisons semblant de l’ignorer. Moi aussi je l’avais oublié et me croyais à l’abri, pétrie de certitudes que la vie se chargerait de bousculer. Personne n’est prêt quand elle frappe, avide d’innocence, prête à saisir ce bonheur patiemment construit. Mon petit garçon de seize mois s’est noyé un banal après-midi d’été, le 10 juillet 1996, nous laissant incrédules et dévastés, confrontés brutalement à la mort la plus injuste, la plus inacceptable qui fût, celle d’un bébé innocent. Pas nous. Pas lui. J’entendais son rire clair, celui qu’Elle m’avait volé, en échange de larmes et de regrets amers.


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Il y a des chagrins fols qui ne meurent pas. Comment oublier la chair de sa chair, comment renier son propre corps, ce morceau de soi-même sauvagement arraché, manque-à-venir, faim-à-combler, zone d’ombre que rien ne viendra combler ? Le chagrin est-il vraiment « à la mesure de l’homme qui, dans le cœur même de la souffrance la plus aiguë, ouvre une porte vers demain, instaure une proximité de larmes à l’avenir » comme le prétend Camille Laurens ? Ce chagrin qui vous emplit et que l’on peut seulement apprivoiser avec le temps, terme le plus juste à mon sens pour évoquer cette souffrance indicible que l’on ne peut, hélas, maîtriser. Il y a une douleur qui ne meurt pas, dévorante, lancinante. Avec le temps, va, tout ne s’en va pas, le chagrin ne meurt pas, il s’inscrit en creux, en plein, sur un temps qui n’existe pas et ne laisse plus de place aux regrets puisqu’ils n’ont plus lieu d’être, effacés sitôt conçus, inutilement destructeurs. Il y a des questions en suspens. Pourquoi ? Pourquoi lui, et pourquoi nous ? Comment accepter l’inacceptable ? Comment vivre sans notre enfant ? « Pourquoi vouloir trouver des réponses à tout ? Dès que la neige fond, tout devient clair. » Goethe a sans doute trouvé la réponse la plus sage à des questions stériles, mais nous ne sommes que des parents, et non des sages. Alors oui, il faut apprendre à vivre avec l’absence.

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Qu’ai-je appris du bonheur, que je croyais acquis, naïvement, sinon qu’il se désagrège et se recompose à volonté, inconstant et volatile, il vient s’ajouter sans soustraire. Je parlerai plutôt de multiples bonheurs qui donnent du prix à la vie, heure après heure, se situant dans l’instant qui ne se répète pas, dans ces « petits plaisirs minuscules » qu’il faut savoir apprécier pleinement et que l’on ignore parfois, à la recherche d’un état de grâce permanent, du bonheur absolu qui n’est qu’un mirage… Quand le bonheur est peut-être là, tout près, si simple et vrai. Ainsi les rires de mes trois enfants n’effacent-ils pas celui du petit bonhomme trop tôt disparu, ils l’escortent tout naturellement, ils nous portent vers l’essentiel. 16

Benoît aurait eu 20 ans le 10 mars 2015. J’ai souhaité rendre hommage à un enfant si plein de vie que la mort elle-même ne peut le retenir. Puisqu’il est là, dans la grâce inaliénable de ses seize mois, dans sa plénitude d’enfant solaire, dans la vitalité qu’il nous a transmise. Lui qui, par-delà la mort « donne et donne encore présence à l’impossible. » Aujourd’hui, près de 19 ans après la mort de mon fils, j’ai rassemblé quelques textes, nouvelles, fragments de vie. J’ai voulu partager ce long, si long chemin : simple regard sur l’existence, fenêtre ouverte, mots d’amour et d’espoir. En toute humilité. Ce sont des textes qui parlent de vie et d’espoir, de souffrance et d’errance, de vides et de possibles, d’ombre


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et de lumière. Ce sont des voix qui évoquent une quête, un cheminement, des fêlures, des béances. Ce sont des paroles qui offrent un autre regard, sur soi-même, sur l’autre, sur la vie.

Le long de son absence j’ai marché.



L’amie d’autrefois

Elle pensait souvent à Isabelle, l’amie de ses vingt ans, sans amertume ni regret, avec une sorte de nostalgie, de douceur même qui ressemblait à de la compassion. Elle ne lui en voulait pas. Ou plutôt avait cessé de lui en vouloir. Elle avait mis du temps à comprendre, et encore plus de temps à lui pardonner. Plus d’un an. Isabelle l’avait trahie alors qu’elle croyait leur amitié solide, capable de résister au temps, à la distance, aux épreuves. En réalité elle s’était effondrée dès la première bourrasque, irrémédiablement. Elle ne l’eût jamais cru. D’une autre, oui, sans doute. Pas d’Isabelle. Pourtant c’était bien fini entre elles deux, un abîme les séparait. Trou noir. Rien que le silence et l’absence. Longtemps elle avait attendu une lettre qui ne viendrait pas, un petit mot griffonné fébrilement, quelque chose. N’importe quoi, juste un signe de vie. Pour dire qu’elle était là. Qu’elle prenait part à son chagrin. Qu’elle n’avait pas eu le courage de télépho-

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ner. Que l’émotion l’avait submergée et qu’elle n’arrivait pas à trouver les mots justes. Elle qui les aimait tant et les maniait si bien pourtant, l’amoureuse des poètes. Qu’elle avait gribouillé quantité de lettres aussitôt déchirées, qu’elle serait toujours là, solide, fidèle, comme avant. Isabelle aurait pu laisser un message, d’une voix étranglée, l’embrasser de loin. Elle aurait pu aussi lui envoyer l’un de ses poèmes ou même glisser un petit carré vierge dans une enveloppe, avec son prénom au dos. Elle aurait compris. N’en demandait pas plus. Ainsi le fil n’aurait pas été brisé. 20

Elle avait continué d’attendre. En vain. Isabelle avait disparu, l’avait abandonnée à son tour, dissoute elle aussi. Elle en fut profondément choquée, meurtrie. Abattue. Isabelle n’avait jamais existé, c’était un doux rêve de jeunesse, elle appartenait à une autre vie, celle de l’insouciance et des rêves de jeunes filles. Elle cherchait à comprendre, à guérir ce silence douloureux. Isabelle avait pourtant frôlé la mort, elle n’avait pas craint pour sa vie lorsqu’elle avait été opérée d’une tumeur à la colonne vertébrale. Nous tremblions pour elle, nous savions les risques qu’elle encourait mais, pas une seconde m’avait-elle dit, elle n’avait douté. Elle allait s’en sortir, c’était pour elle une évidence absolue, elle avait décidé de vivre. Alors pourquoi s’enfuir cette fois ? Comme si elle n’osait pas s’approcher trop près de la mort, une deuxième fois… Au fond Isabelle ne l’avait


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pas vraiment trahie, elle avait eu peur. C’est humain, la peur. Son amie devait éprouver du remords, happée par les souvenirs enfuis. Le temps n’était plus aux regrets ni aux excuses, les moments qu’elles n’avaient pas passés ensemble ne se rattraperaient pas, les mots qu’Isabelle ne prononcerait pas ne pourraient jamais combler ce fossé qui les séparait. Une éternité de silence, c’est long. Infranchissable. Précisément parce qu’elles avaient été trop proches l’une de l’autre, ou alors il faudrait du temps et des mots. Pour bâtir un pont. Pour faire renaître une amitié ancienne, décomposée déjà. Plus rien n’était à sa place. Ceux qu’elle attendait ne répondaient pas, ceux qu’elle n’attendait pas lui tendaient la main… Période de doute, de révolte et d’incompréhension où la vie se vidait de sens, corps sans vie, esprit sans matière ni repères. Alors elle allait égrener des mots creux, des phrases chiffonnées, qui parlaient de trahison, de séparation, de vide et de plein, litanie sans fin. Sans le savoir, du haut de son silence glacial, Isabelle l’avait fait basculer dans un monde inconnu, où elle se trouvait seule, face à ellemême, sans points d’appui. Recherche éperdue de lumière, errance solitaire. Ligne d’horizon qui se dérobe sans cesse, plongées en

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