A n to i n e J o u r j o n
Funambule Tome 1 : Palace Rouge
Funambule Tome 1 : Palace rouge
Antoine Jourjon
Funambule Tome 1 : Palace rouge
I
Vendredi 17 juillet 1970 22h45 « Ne respire pas trop fort, sinon c’est la migraine assurée ». Ce n’était qu’une fausse mise en garde, prononcée avec un rien de provocation et un sourire narquois. Un simple murmure à l’oreille. J’ai quand même obéi car c’est vrai qu’elle était puissante, son odeur de narcisse. Mais j’aurais dû faire le plein. M’en tapisser les voies nasales. Peut-être qu’elle aurait dompté ce relent de putréfaction qui s’est installé le jour où le propriétaire a poussé pour la première fois la porte de ce gourbi. Je ne vais pas cracher dans la soupe (quoiqu’elle serait plus propre), il est quand même bien brave le taulier. Cradingue mais brave. Enfin disons qu’on a vu pire.
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Mais dans cette situation, je ne peux que repenser à ces instants vécus, il y a à peine une heure de ça, allongé sur ce sofa, en compagnie de cette fille ravissante. Alors noyé dans l’espace et le raffinement, je me retrouve à présent recroquevillé dans ce réduit insalubre où je lutte contre l’évanouissement et le tétanos. Car dépourvu du matériel nécessaire et des rudiments hygiéniques élémentaires, le tenancier semble impuissant face au mélange de la saleté et des bris de verres qui recouvrent le sol de ma cachette d’infortune. L’ennui a remplacé la crainte. Maintenant que mes yeux se sont habitués à l’obscurité, je distingue ce qui me tient compagnie. Des balais, il en a pas le père Dégueulasse mais des boutanches de whisky, pardon ! À croire qu’il cache la réserve pour tout le quartier. Sur vingt mètres carrés il me semble qu’une multitude de caisses s’empilent jusqu’au plafond. L’examen des lieux terminé, je fais jouer mes gambettes et me lève. J’oriente le cadran de ma montre sur le cordon de lumière qui jaillit du trou de la serrure. Voilà trente minutes que je suis tapi ici. Je juge la durée de l’attente raisonnable et actionne la poignée de la porte que je pousse doucement. Cet excès de courage m’offre deux bons centimètres pour reluquer les agissements des noctambules
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ici présents. Les cris et la musique sont plus nets, évidemment. Deux centimètres c’est rien soyons clairs, mais soyons également honnêtes, ma vaillance est à son paroxysme. Derrière un nuage de fumée, je ne vois que le saxophoniste qui, au fond de la salle, démontre à toutes et à tous que c’est sans nul doute la première fois qu’il souffle dans un saxophone. Il livre une mélodie incohérente et saccadée, résultat d’un empressement à siffler son verre de picole et à tirer sur un cigare gros comme mon bras. Il faut noter néanmoins que ce grand Noir garde entre ses lèvres son Havane tout en jouant de son instrument. Le bout de cigare est rouge quand un son sort du pavillon. Inspiration/Expiration simultanée. Là-dessus on ne peut qu’applaudir. Pour le reste, je me dis que le patron a sûrement préféré investir sur la couleur que sur le talent. C’est sûrement moins cher. Comme son bar s’appelle « La Nouvelle-Orléans », les apparences sont sauvées. Seulement les apparences. En parlant d’apparence j’en vois soudainement une belle devant moi d’apparence, une merveilleuse, une majestueuse. Un quintal de barbaque surgit soudainement derrière la porte qui me cachait. Comme la fraise, le nez est rouge et charnu, recouvert d’alvéoles, le tout trahissant une longue et
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forte absorption d’alcool. Les yeux sont lourds et globuleux retenus par des poches énormes et violacées. Quelques cheveux blancs parsèment le crâne de la bête apparue qui n’est autre que le patron des lieux. Ma tronche livide ne l’inquiète pas et après avoir arrosé le parquet d’une glaire qui lui encombrait la trachée, il me balance : — C’est bon gamin ! L’a foutu l’camp, ton suiveur ! Tu peux sortir d’là ! Comme l’incorruptible est rare de nos jours et que la confiance que je confère à mes concitoyens tend vers le néant, je sors doucement de la planque en jetant un regard inquiet sur la clientèle. Ne reconnaissant aucun faciès, je me dirige, légèrement soulagé, vers le zinc suivi de près par mon honnête sauveur. En frottant les saloperies que ma veste a recueillies dans le réduit, je constate qu’au bout du bras tendu du mammouth réside une main velue aux doigts boursouflés. Jusque là, rien de bien étonnant...Mais de cette main, s’est déroulée, il y a quelques secondes, une feuille de papier sur laquelle je reconnais ma trombine croquée au crayon surmontant une série de chiffres. — Voilà... donc ton bonhomme, comme tu peux le voir, est assez adroit. Ta petite moustache, tes taches
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de rousseur, ton air de veau...bref, apparemment il est impatient de te choper. J’sais pas c’que tu lui a fait et entre nous j’m’en fous pas mal mais il a pas l’air de plaisanter. Il m’a mis sous les yeux ce gribouillis et m’a demandé si j’connaissais ta tronche et si par hasard tu n’aurais pas passé un bout de soirée ici. Pour ma pomme j’ai vite vu le business que j’pouvais en tirer. Vu l’empressement du quidam, la récompense ne pouvait être bien loin. J’ai répondu par la négative. C’est un risque qui a payé car il a fini par sortir son larfeuille. Voilà... Contre deux cents balles je suis censé l’prévenir si j’te vois débouler dans mon rade. Le numéro de téléphone apparaît en bas. Il m’a promis le double une fois la chose faite. Mais moi je préférerai le triple. Il me regarde avec insistance et ajoute : — J’espère que t’es solvable ! Après avoir fait un signe qui j’imagine signifiait au mahous qui garde la porte de se tenir vigilant il approche le téléphone vers lui puis me défie du regard en souriant. Il fait chaud dans ce taudis. La fumée pique les yeux. Évidemment je ne m’attendais pas à ce coup-là. Il n’est pas si brave le taulier. Dans le fond je ne suis pas plus étonné. Il en profite, c’est la règle du jeu.
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J’ai quand même des fourmis dans le poing. J’aimerais tellement le faire rebondir dans la bedaine de cet enfoiré mais je sais qu’il est trop tôt pour mourir, j’ai l’impression que j’ai encore plein de choses à vivre. Je tends six billets qui lui font briller les yeux. Sa main délaisse le combiné et ramasse le pactole. Il relève sa ganache et me demande : — Que’que chose d’aut’ pour t’être agréab’ ? Amer, je la ferme quelques secondes avant de répondre : — J’veux utiliser le téléphone dans un coin calme, on s’entend pas parler ici ! De son index, il pointe la porte du réduit que je viens de quitter. — J’te fais pas visiter ? La nuit est assez fraîche pour un mois de juillet. L’air a une soudaine odeur de fumée. La vengeance est certainement en marche. Les sirènes qui gueulent renforcent mon pronostic. Pour ma part je m’éloigne rapidement et discrètement des Jacobins pour retrouver les quais, en repensant à cette dernière demi-heure. Dans le réduit, il y avait en effet un téléphone que je n’avais pas remarqué lors de ma planque.
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Sans surprise, une crasse recouvrait les numéros et enrayait le mouvement du cadran. Mais j’ai quand même réussi à parler à Martin. Mon bon Martin accepte de faire le taxi pour ce soir. Et puis ça a eut l’air de lui faire plaisir que je fasse appel à lui. Tout excité il était. On a rembour dans vingt minutes devant l’HôtelDieu. Plus un rond, je ne suis pas mécontent de pouvoir encore compter sur quelqu’un. Le gros tas de taulier a fini de me plumer en faisant grimper la note de cent balles supplémentaires. Ô comme j’ai bien fait de récupérer le papelard exhibant ma tronche et le numéro de mon suiveur avant de rentrer dans le réduit. Après en avoir fait une boule, le gravos l’avait oublié sur son comptoir. Avant d’appeler Martin, j’ai tourné le disque comme me le disait le bas de la feuille froissée. Quelques secondes d’attente et la voix attendue apparut. Dans le combiné j’ai boni une explication amplifiée des faits à l’intéressé, ce qui m’a permis d’une part de me faire copieusement insulter et d’appréhender les sévices qui m’attendent si je tombe un jour entre ses mains, ça je l’avais prévu; mais surtout de me réjouir de ceux qu’il a promis au
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traître de patron de ce charmant Jazz-Club, et ça je l’avais espéré. Les pompelards sont, à l’heure qu’il est, certainement en action. Soulagé par ces modestes représailles, j’ai accepté sans problème la poignée de main et le verre d’eau trouble offerts par l’immonde tenancier, confiant et paisible, pensant encore qu’il avait affaire à un candide; il a conclu notre entrevue en me dépouillant de mon dernier billet, pour service téléphonique rendu et en criant bien fort qu’il serait ravi de me revoir dans sa boutique. Toutes les épaves du bar se sont esclaffées évidemment. Et puis je suis sorti, bien aidé par le gorille. Ça y est, je longe l’Hôtel-Dieu. Le Rhône reflète comme il peut les lumières artificielles. Le temps que Martin débaroule, ça me laisse un bon quart d’heure pour descendre sur la berge. Je veux m’extraire un moment de l’agitation urbaine. Plus que d’habitude la flotte s’agite, ça n’a pas l’air de déranger trois canards en quête de pitance ! De ma veste en velours je sors le papelard de tout à l’heure. C’est vrai qu’il m’a bien réussi ce saligaud. C’est trop ressemblant d’ailleurs. C’est peut-être le moment d’enlever cette moustache postiche et la proéminence modifiant mon pif. Puis la perruque blonde et les faux sourcils.
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J’en profite aussi pour me tremper les mains et frotter mon visage afin de faire disparaître les taches de rousseur et ce teint anormalement doré. Sans cela Martin serait incapable de me reconnaître. Sur le quai là-haut, j’entends d’ailleurs une mécanique qui craque. Serait-ce la manifestation de la légendaire rigueur matérielle de mon pote ?
II
La première fois que j’ai vu Martin j’ai failli l’emplafonner. C’était vers Carnot, il y a quatre ans, chez une greluche de la Haute qui pendait sa crémaillère. J’avais gagné mon ticket d’entrée en aidant la petite à monter ses courses alors que je passais dans le coin par hasard. Le soir venu y en avait des loustics des beaux quartiers, des jeunes mielleux bien fringués, des pétasses qui empestaient le Shalimar et puis y avait Martin. La chemise ouverte jusqu’au nombril, la gomina de sortie et les pompes en croco. À l’époque il créchait dans une chambre de bonne de l’immeuble et la môme l’avait pris en affection pour ses talents de cuistot. Au bout d’une plombe de présence à contempler la jeune et suffisante bourgeoisie, je me suis réfugié vers le stock de boissons, très vite rejoint par l’autre intrus de la soirée.
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Le ringard m’a bassiné avec ses tentatives de drague. Au début c’était difficilement supportable. Mais quand il s’exécuta, c’est devenu un régal ! Malmené, moqué, ridiculisé, le pauvre Martin a subi la dure réalité hiérarchique de la société. De fiasco en fiasco, il a fini par tomber sur l’impatient jaloux de la soirée. Un coup de boule, les urgences et une semaine de convalescence ! Rituel qui succédera la plupart des soirées que l’on a faites ensemble. Dans sa deuche, après la soirée que je viens de passer, je suis bien. La moitié de fenêtre relevée, je laisse le souffle d’air permanent me rafraîchir largement. Martin pousse le moulin de sa charrette au max’. Sûrement influencé par mes yeux fermés, il laisse son clapet fermé. Étonnant. Surtout qu’avec la gueule que je trimballe plus d’un aurait posé des questions, surtout lui. Mais c’est mieux comme ça. Encore quelques minutes à laisser le moteur monopoliser l’espace sonore et enfin j’interviens face au danger imminent : — Passe une vitesse, Martin ! Y a trop de fumée qui sort du capot. Le levier est poussé en avant. Ça craque encore. Trois pédales pour deux pieds, c’est beaucoup trop. Je change de sujet.
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— T’avais l’air tout drôle tout à l’heure au téléphone. Il acquiesce de la tête mais ne répond pas tout de suite. Il se mordille les lèvres et change la position de ses mains sur le volant. — Euh ouais ! Je venais de recevoir une nouvelle. Une proposition de boulot... à Paris ! Et la deuche venait de croiser le panneau “StEtienne : 15km”. Je m’en souviendrai sûrement toute ma vie. — Je commence la semaine prochaine ! Tu vois, j’étais content tout à l’heure, une place à Paname, chez un étoilé en plus. Mais j’m’étais pas encore rendu compte de tout ce que j’allais quitter. Lyon, mon appart’, et puis... Il ravale sa salive avant de poursuivre. — Tu vas devoir t’payer une bagnole pour tes virées... Et passer ton permis. Je ne réponds pas. — Au fait, tu sortais d’où ce soir ? me demande t-il. — Ben... D’une fête ! On arrive dans Sainté. Les freins couinent un peu. Je descends de la guinde. Avant de disparaître, Martin secoue sa main et klaxonne. À l’heure qu’il est, les voisins apprécieront.
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Je traverse le portail et suis le chemin dallé. Comme à chaque fois, je prends garde à ce que mes pieds ne dépassent pas des bouts d’ardoise. Rituel enfantin. Évidemment, elle a laissé la clef derrière la porte. Si je sonne elle ne me parlera pas pendant trois semaines. Si je reste sur les marches : ça sera que deux semaines. J’ en ai passé une chiée, des moments sur le perron et toujours pour le même motif : je ne préviens pas quand je risque de rentrer tard. La dernière fois c’était pour Annabelle. Une jolie mirabelle cueillie à la sortie de St-Jean, à Lyon. Une jeune dactylo dont le soulagement que lui a procuré sa confession n’a pas duré longtemps. L’approche fut autant involontaire que singulière. Conséquence heureuse d’une bousculade : le sac de la mignonne tomba par terre. Une petite perle s’en échappa et roula jusqu’à mon pied. Je ramassai l’objet et le ramenai à sa propriétaire. Autant préciser que la réaction de cette dernière me surprit quelque peu. Elle m’administra une torgnole effroyable en m’injuriant de voleur, effaçant du même coup mon sourire espiègle. La jolie gourde se rendit compte de sa méprise quelques secondes après et se confondit en excuses. Pétulante de nouveau, elle saisit mon bras et affirma que c’est dans l’hôtel voisin qu’elle me remer-
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cierait de lui avoir rapporté ce souvenir maternel. Une fois la chose faite et bien faite, je quittai ma partenaire pour rejoindre mon logis et elle son mari. Me voilà maintenant devant la porte de la maison, privé de son accès par la sanction inévitable. Pas de coup de fil, je suis donc condamné à roupiller au milieu des pélargoniums. J’imagine l’ambiance au réveil. Surtout que demain c’est le mariage de la voisine. Et j’ai vraiment pas envie d’y foutre les pieds. Mais c’est qu’elle l’aime bien Hélène, ma tante. Mômes, on jouait ensemble à Colin-Maillard. Préludes enfantins annonçant des amusements moins innocents. Jeanne aurait sûrement aimé que ce soit moi qui lui passe la bague au doigt. Soudain un grincement retentit. Je tourne la tête et aperçois une silhouette familière qui peine à refermer le portail qu’elle vient de franchir. — Qui c’est... Qui c’est le gant euh... le gland qui a posé c’te merde ? Malgré le bégaiement je reconnais la voix légèrement nasillarde de mon père dont l’état révèle une ingurgitation excessive de pinard. Étant lui-même responsable de la confection et de l’installation du portail, je constate néanmoins que l’ébriété n’a en aucune manière altérer son ironie.
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Il parvient enfin à ses fins et progresse vers le perron jusqu’à ce que sa vue parvienne à lui signaler ma présence. -C’est...c’est toi mon...mon lapin ? Qu’est-ce tu... qu’est-ce tu fais là ? -Tatan a laissé sa clef derrière la porte. -Aïe ! Elle va...elle va encore nous râper les sairins euh...les raisins pendant 107 ans, la frangine ! Voilà, puis plus rien ! Silence. Il vient de s’asseoir à côté de moi sur une marche et nous levons les yeux au ciel. La lune est blonde et généreuse. Il paraît que l’année dernière les amerloques ont troublé sa quiétude. On élargit les frontières, les limites, car sans nul doute, notre pauvre Terre n’est pas assez grande pour contenir toute la sottise de l’espèce. On passe encore un moment le nez en l’air jusqu’à ce que l’index paternel me montre la présence d’une autre source de lumière qui jaillit des hautes herbes. Un ver luisant. Une femelle qui prouve à ses semblables masculins son existence et son envie de compagnie. Quand on brille, on attire, c’est bien connu. Mais qu’en est-il pour les autres ?
III
Samedi 18 juillet 1970 7h On tambourine violemment la porte de ma carrée. Je sors de mes songes comme je peux, mais ils s’accrochent les saligauds. J’ai des truands plein la tronche, des courses poursuites, des musicos, des savonnettes à la lavande, des cuisiniers, tout se mélange comme dans un bouillon. Faut dire qu’avec mes aventures nocturnes, la teneur des rêves ne pouvait en être autrement. Quand j’ouvre enfin un oeil, j’ai l’impression d’avoir deux plombes de sommeil dans le buffet. D’après ma breloque laissée sur la table de nuit, six m’ont finalement été accordées. Ça fait pas lerche. Mais ne nous plaignons pas trop, on aurait pu ronquer sur le perron. Heureusement qu’à une
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heure, le pêne de la serrure a joué en notre faveur. Grâce consentie par ma tante qui s’est une nouvelle fois distinguée par son humeur oscillante. L’odeur délectable du café inonde la baraque. J’ai les membres en vracos mais y a pas à dire c’est quand même agréable d’associer cet immuable repère olfactif à la douceur estivale qui s’invite par les croisées grandes ouvertes. Dans la cuisine, Jeanne s’affaire comme une abeille dans une ruche. Affublée d’un chignon et de son tablier vert, elle finit d’écosser des haricots avant de laver une série d’assiettes qui encombrent l’évier. Mon « bonjour » reste sans réponse. C’était à prévoir. J’attaque mon petit-déj en piochant dans le sac à pain duquel je sors un bout de brioche. J’avale mon café au lait qui je le sais d’avance, sera une plaie à digérer. Une fois sa vaisselle rangée, Jeanne s’approche de moi et daigne m’adresser la parole : « Avant de nous préparer pour le mariage, tu m’accompagneras au marché ! » Je ne sais si le lactose participe à la soudaine douleur stomacale. Ça gargouille sévère. En effet je ne fais pas du tout le fiérot et ce pour une raison évidente : la foule m’exaspère.
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Au fond de ma tronche, j’avais quand même dessiné ce qu’aurait pu être ma matinée. Je me voyais déjà non pas adulé et riche mais bien enlacer Morphée au moins jusqu’à dix heures. Quand je ne bosse pas, je suis réglé sur le chant du coq détraqué des voisins. D’ailleurs, mon père commente la prestation hasardeuse par cette remarque récurrente : « À force de bouffer de la merde, il est complètement à côté de ses pompes c’pauv’ coq ! » Mais là, faut préciser que la première image n’en est sûrement pas une. Le hasard nous a en effet gâté en nous servant sur un plateau d’argent la classe mondiale de l’hygiène et du bon goût, enfants rois d’une maison, heureusement non contiguë. Monsieur et Madame Mayet et leurs enfants. Chez eux les évacuations naturelles se font au fond du jardin, au milieu, par les fenêtres, bref un peu partout. Puis je me serais levé doucettement et aurais profité pendant deux plombes d’une douche salvatrice afin de me faire à l’idée que cet après-midi, rendez-vous 14h à l’Hôtel de Ville, sera le réceptacle de barbantes retrouvailles, de fausses joies et de sempiternelles traditions. Mais ça ce n’est pas grand-chose face au fait qu’à 60 bornes d’ici, un lascar avec des rouflaquettes de rockeur et une cicatrice commack qui lui divise le faciès sur la diagonale, ne serait pas
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contre l’idée de m’empaler en haut de la colline de Fourvière. Quand je parle de moi, c’est plutôt le gars qui avait, pas plus tard qu’hier, une fine moustache, une perruque blonde, le nez crochu et des éphélides pleins la gueule. Et tout ça sans parler du fait que mon pote, mon seul pote va bientôt mettre les bouts pour Paname. Au lieu de ça, je déambule sagement, place Jacquard, Saint-Etienne, Loire, France, entre des étales chargés de victuailles. Jeanne a ses habitudes ici, elle connaît quelques commerçants et salue d’autres bonnes femmes qui tirent un cabas surchargé. Ça parle du temps qu’il fait, de la prostate du mari, de l’avenir des enfants...la semaine d’après on révolutionne les discussions en débattant sur le temps qu’il aurait dû faire, sur le foie du mari et sur l’avenir des enfants. Alors que Jeanne parlemente bien trop longuement avec une rombière qui décrit les atrocités subies par son chat, je m’éloigne discrètement de la cohue pour souffler cinq minutes. J’éponge le trop-plein de sueur qui inonde ma bouille quand un p’tit mec au gros bide me fout son éventaire sous le pif. C’est une malheureuse corbeille mitée remplie de saucissons de toutes sortes. J’affirme que je ne suis pas intéressé mais le préposé ne décolle pas. Il insiste même.
En meuglant deux/trois sons incompréhensibles, il mime de grands gestes en pointant régulièrement du doigt sa marchandise. Sa réaction me force à comprendre que le brave homme ne peut se servir de sa langue et encore moins de ses oreilles. Heureusement que sa jambe de bois ne se remarque à peine, sans cela, j’aurais jugé la providence plutôt vicelarde. Je réitère ma réponse négative en agitant tête et doigt et je décarre. Mais l’initiative est loin d’être concluante. Tout en me suivant, le voilà qu’il entreprend un numéro de jonglerie avec ses longs bouts de charcuterie. On tente tout dans la vente. Résultat des courses : une partie de la cargaison a trouvé refuge sur le bitume mais l’effort singulier m’a quand même fait marrer, je choisis une sauce intacte et je fais tomber la mornifle au vendeur ambulant qui après avoir regarni sa corbeille, s’éloigne en claudiquant, à la recherche de nouveaux clients à bassiner. Quand je retrouve Jeanne, elle est sur le point de régler la note salée d’un maraîcher. Le gousset vide, elle se tourne vers moi et fait passer le bifton que je lui tends au commerçant. Il me semble que depuis quelques heures, j’ai un certain talent pour distribuer le blé.
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IV
Mon père ne déroge pas à la règle. Il ne souhaite pas partager le repas de midi avec nous. C’est la première fois que je le vois nanti d’une chouette limace et d’un grimpant assorti. Il se coiffe de sa casquette à carreaux avant d’enfourcher son Hirondelle. Il ramène nos livres empruntés à la bibliothèque. Nous le retrouverons devant l’Hôtel de Ville dans deux heures. Le mariage d’Hélène inspirerait Jeanne, je l’aurais parié. Pendant la graille, la voilà qui me ressort l’importance de fonder une famille... Je préfère m’amener voir le temps qu’il fait dans la salle de bain. J’en ressors propre et élégant, prêt à affronter le marasme cérémonial. Le tram nous laisse place de l’hôtel de ville. Jeanne s’est couverte d’un galurin de paille, orné de végétaux cueillis dans le jardin, qui d’après elle, se
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marie à ravir avec sa longue robe aux motifs écossais. Je n’ai pas d’avis sur la question. De mon côté j’agite mes châsses à la recherche d’un troquet qui pourrait gentiment m’accueillir si je trouve le temps longuet. Objectif dégoté, avec une terrasse en prime ! Une petite cohue s’agglutine sur les marches de l’étable municipale. Je reste à l’écart et laisse Jeanne s’insérer dans un groupe de convives. Je reluque un peu tout ça mais ne reconnais personne, faut dire que je suis surtout happé par le défilé de deux mignonnes à la peau ambrée. Quand elles sortent de mon champ de vision, j’en profite pour récupérer toute ma maîtrise. Je zieute de nouveau le troupeau. Vu l’étalage de chic et de brillance et connaissant la modeste situation de la famille d’Hélène, j’en conclus que celle du marié ne doit pas être une habituée du mont-depiété. La petite voisine a su jouer de son physique attrayant pour s’assurer ses étés sur la Rivieira et ses hivers à Megève. Soudain un concert d’onomatopées effraie la colonie de pigeons qui occupent les moulures de la mairie quand une charrette des années 20 stoppe son élan devant le bâtiment. Les portes de la vieille Citröen, que le chauffeur vient d’ouvrir, libèrent la belle Hélène et son futur. Sous les hourras et les
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bravos, ils gravissent les marches lentement se pliant aux exigences des appareils photos et autres caméras super 8. Dès que j’ai vu le marié, j’ai pu confirmer que le pognon était la principale motivation d’Hélène. Trois fois plus vieux qu’elle, le bon papa ne doit pas dépasser les 120 kilos. Après les petits-fours du vin d’honneur, faudra vérifier. Une perruque brune histoire de tromper son monde, des joues de Basset Hound dessinées par Tex Avery et un nez aussi fin qu’une boule de pétanque parachèvent le tableau. L’élégant bonhomme et sa dame sourient énormément; les proches qui forment la haie d’honneur en font de même, bref tout le monde est bien jouasse et finit par se retrouver dans les couloirs de la mairie menant à la salle des mariages. Dans le cortège je me retrouve bizarrement en tête, sûrement pressé d’en finir, et je fais partie des premiers qui découvrent la pièce où sera officiellement proclamée l’union. Ça se remplit assez vite malgré l’inertie de quelques nouveaux arrivants qui n’ont pas le réflexe de poursuivre leur marche au fond de la salle afin de laisser les impatients, restés à l’extérieur, de franchir à leur tour le pas des portes. Beaucoup de mémères immobiles s’extasient sur la beauté de cette dernière, sur le nombre de personnes conviées, sur les fauteuils, les
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moquettes, les coiffures, les bijoux, les poignets de portes, les prises électriques, la couleur des chiottes, celle du slip du voisin. Bref de quoi refaire le monde, quoi ! Je relève donc ces futilités émises par les vioques d’un côté et de l’autre je lutte contre une soudaine compression. En effet l’afflux massif des bovins bienheureux m’oblige à dire adieu à mon espace vital. Ça joue des coudes. Tous veulent être témoin du « oui » en canon. Face à « l’importance » de l’événement, on oublie la bienséance et on s’affronte pour les premières places. Je suis écrasé, aplati, réduit à néant. La démonstration indigente de la masse ne m’étonne guère. Je dépose mes armes dont je ne sais pas me servir et laisse volontiers ma gache à un indispensable, le tout sous le regard furieux de ma tante qui elle, a su trouver de quoi s’asseoir. Les lunettes de soleil me font une tête de con, j’en suis conscient, mais faut avouer que sur une terrasse de bistrot en plein cagnard elles ont une certaine utilité. En m’asseyant j’ai été agréablement surpris de tomber sur deux autres convives indisposés tout comme moi par le rituel républicain surchargé. Nos regards s’étaient déjà croisés sur les marches de la mairie.
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Nous échangeons un sourire complice prouvant notre lucidité sur l’incongruité de nos actes. Mais on peut très bien être lucide sur une chose et s’en foutre royalement. Les deux convives en question sont une femme et un homme, avoisinant la quarantaine et semblent former un couple. Ils sont repartis dans leur discussion et moi j’ai reluqué les oisifs du samedi après-midi. Pas longtemps. Très vite mon caberlot reprend son rythme habituel. Enfin ardent, il me précipite sur les composantes de ma virée nocturne. Du moins une. Ma course effrénée en plein coeur de la presqu’île de Lyon. Poursuivi par l’autre enfoiré, j’ai investi dans l’urgence la rue Port du Temple, inanimée et malpropre. Des rues comme ça, il y en a dans toutes les grandes villes françaises. Elles accueillent le derrière de grands magasins ou de diverses administrations, c’est souvent les rues des poubelles, de la pisse, de la drogue, des sex shop, et des boîtes glauques. Moi je les appelle les « Truepitudes ». Royaume du vice autorisé pour les petites gens. La marge est représentée par l’ignominie dans notre système policé, une ignominie stérile évidemment, car elle ne porte que peu de préjudices à l’ordre établi.
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