Grenade éclatée

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Nomen est omen.

Ce soir, je suis encore tout seul dans ma chambre, c’est triste. Tout est fade ici : de la couleur des murs à celle des draps de mon lit. Dehors, le soleil se couche et moi je vais bientôt mourir. Et pourtant, je n’ai que quinze ans ! Je commence à peine à vivre et il me faut déjà partir. Il fait froid dans cette pièce et il fait de plus en plus sombre. J’ai perdu le goût de tout. Mes seuls plaisirs : dormir et oublier tout ça. Maintenant, il fait complètement nuit. On dirait que la colline du Plan d’Aou a

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avalé le soleil. Pourtant, quelques éclats sont restés accrochés au ciel. Elles vont me manquer toutes ces étoiles.

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Je me souviens qu’en classe, un jour, un professeur avait écrit sur le tableau : « L’enfer est tout entier dans ce mot : solitude ». C’était la citation de la semaine et je n’avais pas tout saisi. Aujourd’hui, malheureusement, je comprends son sens. À l’école, je me sentais vivant. Les amis, les filles, les professeurs, les bagarres et les cahiers me manquent. Ça fait bientôt six mois que j’ai quitté tout ça. J’étais bon et en plus sans tricher. J’étais celui qui avait de la chance, car je comprenais facilement les choses. J’aimais apprendre, voilà tout ! Mes amis en étaient fiers. Ils ne comprenaient pas comment un enfant de l’assistance, abandonné par ses parents et qui traînait au quartier, pouvait être le meilleur de sa classe. Des fois, mes amis m’obligeaient à rentrer directement après les cours : ils ne voulaient pas que je sacrifie mes devoirs. Ils me disaient : «


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Celaya, rentre, il y a du travail pour demain. Ne reste pas avec nous, va faire tes devoirs ! ». Ils m’avaient surnommé comme ça, en référence au poète espagnol anti franquiste Gabriel Celaya, qu’on avait étudié en cours. On avait des points communs lui et moi : on avait le même prénom et les mêmes origines espagnoles. Mais moi, je ne suis ni poète, ni célèbre, je suis un simple gitan de Marseille, sans famille, condamné à mourir, destiné à m’envoler avant tous les autres. Mon prénom, Gabriel, me le rappelle tous les jours. On est mardi soir et quand je regarde mon corps, je me dis que cette semaine risque d’être plus courte que les autres. J’ai peur. Alors, à travers la fenêtre de ma chambre d’hôpital, je regarde la nuit. Et pour me rassurer, je compte les étoiles.



Les abeilles pillotent deçà delà les fleurs, mais elles en font après le miel, qui est tout leur. Michel de Montaigne, « De l’institution des enfants ». 13

- Esther, viens manger ! - J’ai pas faim maman et puis j’ai du travail ! - Tu finiras plus tard. - Non, maman c’est important et je suis lancée ! Assise à son bureau, Esther se prend la tête dans les mains, les yeux rougis par de longs sanglots. Les larmes coulent inexorablement sur une feuille blanche où l’on


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peut apercevoir une consigne d’un devoir d’histoire géographie : pour étudier les flux migratoires en France, retracez l’histoire de votre famille. Sarah, la mère d’Esther, était issue d’une famille bourgeoise cantilienne, elle avait grandi dans la cité picarde où elle avait été scolarisée, à l’abri du besoin et des difficultés du monde. Ses grands-parents maternels avaient toujours vécu en ce lieu champêtre et fort agréable. Les épreuves de la guerre et des camps avaient laissé de profondes blessures jamais cicatrisées. Ce sujet n’était jamais abordé à la maison. Sarah s’en était allée à Paris pour faire ses études à l’université. Elle était une brillante étudiante, introvertie et douce. Le soir, sur le chemin de la maison, dans les transports en commun, elle lisait une bonne heure, le temps du voyage. À chaque mot découvert, une lumière et une légèreté venaient chasser la grisaille parisienne. Romancero Gitano, l’œuvre de Federico Garcia Lorca était devenue sa fidèle amie, elle l’accompagnait en tous lieux. À


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travers la découverte de ces romances, Sarah ressentait la douleur et les souffrances du peuple tzigane dont les persécutions par les autorités lui rappelaient violemment l’histoire de sa communauté. « El mar baila por la playa, Un poema de balcones. Las orillas de la luna Pierden juncos, ganan voces. » Pourquoi le poème dédié à Diego Buhigas de Dalmau la touchait-il plus que les autres ? Elle n’en savait rien. Les mots font parfois naître en nous des sentiments incontrôlables, inexplicables et inaliénables. Une fois que leur musique nous a charmés, nous sommes à leur merci, complètement vulnérables. En lisant ce livre, Sarah se retrouvait dans les terres andalouses de Grenade. Ce recueil conseillé par son professeur d’espagnol allait changer le cours de sa vie. Il lui restait un an pour terminer brillamment ses études et devenir juge pour enfants quand elle entendit parler d’un programme scolaire au nom éminemment évocateur :

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Erasmus. Son université proposait aux étudiants de partir à l’étranger afin d’améliorer leur niveau en langue. Les destinations proposées auraient fait rêver Érasme lui-même. Une seule destination cristallisait tous les espoirs et toute l’attention de Sarah : Granada. Mais il fallait que ses parents acceptent de la laisser rejoindre pour une année, la ville d’Al-Andalus. Et ils avaient peur de laisser partir leur fille unique toute seule dans un pays étranger. Sarah devait donc les convaincre et la tâche était ardue. En grande oratrice, elle avait réussi et s’était même amusée à citer Érasme et son Querela pacis : « Le monde entier est notre patrie à tous ». Elle s’était envolée pour la ville des orangers. Quand elle était revenue de son séjour, elle était bilingue et enceinte. Elle avait gardé l’enfant et oublié le père. Ses parents, bien émus et embarrassés au premier égard, avaient laissé leur jeune fille décider du cours de sa vie. Sarah finit ses études, décrocha son


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diplôme et devint maman d’une jolie petite Esther. Les larmes d’Esther continuaient de couler sur la feuille de papier, car si l’histoire maternelle n’avait que très peu de secrets pour elle, l’histoire paternelle restait, elle, mystérieuse. Une question hantait l’adolescente : qui était son père ? Cette question, elle l’avait souvent posée à sa mère, mais Esther n’avait obtenu en guise de réponse, que des semblants d’explications voire des bribes de promesses. L’adolescente avait enfoui au plus profond d’elle cette souffrance et pensait l’avoir cachée dans les terres de l’oubli. Mais voilà, un devoir scolaire avait fait rejaillir les angoisses de la jeune fille. Ce soir-là, Esther se coucha sans faire de bruit. Elle cacha à sa mère les sanglots. Elle était seule, triste et ne se calma qu’après avoir eu une brillante idée… Elle ne pleura plus, mais excitée par son nouveau projet, elle ne trouva le sommeil qu’au lever du soleil.

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« La raiah ouin moussafer » (Toi le voyageur, où es-tu parti ?...)

Chems était étendu sur un carton déplié qui lui servait de lit. Dans la chambre, son cousin qui n’avait que huit ans lui demanda si c’était vrai qu’il allait partir en Espagne. « Tais-toi et dors ! » lui répondit Chems. J’arrive pas à dormir. J’ai faim ! C’est vrai que tu pars alors ? Arrête ! Pour la dernière fois, dors ou je me lève ! Yacine n’interrogea plus son cousin. Par deux fois, sa question s’en était allée frapper le cœur de Chems. Si cette question faisait

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mal, c’est que Chems savait qu’il devait partir, quitter Tendrara et ses maisons ocre, ses douces ruelles et ses oliviers majestueux. À quatorze ans, il est toujours difficile de quitter sa famille, sa ville et son pays. Et pour aller où ? Chems n’en savait rien. Mais il lui fallait quitter Tendrara, c’était une certitude. La pauvreté et la misère reconnaissent toujours les leurs. Elles s’installent chez eux et partagent leur quotidien toute leur vie durant. Alors, l’un des moyens de ne plus être leur compagnon, consiste à partir sur les routes, à la recherche d’un ailleurs enthousiasmant, propice et fleurissant. Chems n’avait pas de parents, il vivait avec son oncle, sa tante et tous leurs enfants. Ils habitaient une petite maison au cœur de Tendrara, une ville proche de la frontière algérienne. Ses parents, il ne les avait jamais connus, mais pour lui, son oncle et sa tante étaient tout comme. Dans la ville, il avait ses amis de toujours, ceux avec qui il avait grandi et fait les quatre cents coups. Mais rien de bien méchant, car il était un garçon


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respectueux et intelligent. Il aimait bien sculpter de petites figurines en bois avec le couteau que son oncle lui avait offert ; il prenait plaisir à chercher un morceau de bois et quand il en avait trouvé un à son goût, il s’en allait aussitôt le tailler sous son olivier préféré où une petite pierre lui offrait tout le confort d’un siège. Sous cet arbre, Chems travaillait le bois et lui donnait des formes magiques : tantôt un chameau, tantôt un cendrier, tantôt une boîte à bijoux. Tous ces objets, il s’en allait les vendre au marché et l’argent qu’il gagnait, il le déposait précieusement près de son arbre à la sortie de la ville. Il y avait enterré son butin dans une boîte faite de ses mains. Depuis ses huit ans, il avait amassé une coquette somme et il ambitionnait de s’offrir des outils plus perfectionnés pour mieux travailler le bois. Une fois, il avait vu sur le marché d’Oujda où il avait accompagné son oncle le temps d’une journée, d’étranges objets exposés sur le tapis d’un vendeur. C’était l’attirail d’un menuisier et d’un charpentier : il y avait

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une râpe, des ciseaux et une gouge à bois, un rifloir, un tarabiscot et même un rabot en acier. L’homme qui vendait ces merveilleux outils avait pris le temps d’expliquer à Chems toutes leurs utilités. Dès lors, l’esprit du jeune Marocain s’était nourri d’un rêve : avec son argent, il achèterait tous ces outils qui lui offriraient des possibilités de créations nouvelles et infinies. Mais voilà, Plaute avait vu juste, il connaissait trop bien les hommes et les loups… Un jour, alors que Chems rentrait du marché où il avait vendu deux sculptures : une jeune courtisane sous ses meilleurs charmes et un âne broutant paisiblement de l’herbe, il vint déposer dans sa petite boîte, l’argent récolté. Il trouva la casette, mais tout avait été dérobé. Il avait senti ce jour-là, un sentiment d’injustice. Une rage énorme avait envahi son corps. Il avait jeté de toutes ses forces, des pierres contre les murs d’une vieille maison abandonnée et il avait crié sa haine. Et puis, il avait continué et continué jusqu’à épuisement. Il était tombé par terre,


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les yeux rougis, la bouche écumante. Des larmes coulaient le long de ses joues et s’en allaient mourir sur le sol âcre et poussiéreux. Le soir, il était rentré chez son oncle, triste comme jamais, il avait mangé sans bruit et s’était couché très tôt. Il avait réfléchi toute la nuit. C’est ce soir-là qu’il avait décidé de tout quitter, Tendrara, le Maroc, ses amis, sa famille et son olivier. Le lendemain Chems avait dévoilé son projet à ses amis. Il leur avait demandé de garder secret son départ. Personne à part eux ne devait savoir. Pourtant, son jeune cousin qui avait fini par s’endormir était au courant. Chems, lui, avait les yeux ouverts ; c’était sa dernière nuit dans la maison de son oncle. Demain, il quitterait tout ça et pour toujours ! Rien ne pourrait l’en empêcher. Alors, il ferma les yeux, prêt à s’endormir. Mais à peine les avait-il fermés que des bruits de pas s’approchèrent. Soudain, la porte de la chambre s’ouvrit.

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