Guerres, Sources et Maudits

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Guerres, Sources et Maudits

Orland Opal





Guerres, Sources et Maudits Tome 1 : Trois jours



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Guerres, Sources et Maudits Tome 1 : Trois jours





« Vise Mille-Est ! Les nords sont nuits éternelles. La lumière frappa la pierre en orient. Les Sources jaillirent et creusèrent le Sol au dé d’argent. Le Sol rendit les mortels et l’or puissants. Tant, que l’or porte-malheur demeurera proscrit par les clans. Le silence est d’or, la parole décisive comme la lumière des mille-ests. Personne n’osera défier les nuits au delà des stèles de janthines, ni même les forests… L’Ange, ses Sources et sa légion puniront sourciers, maudits et démons. »

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Des Sources Et Du Sol

« Vise Mille-Est ! » Cette aurore particulière depuis les montagnes arides à sa droite, loin derrière le pic de Qualmire, éblouissait le monde, tandis qu’il s’apprêtait à fermer ses yeux, d’un éternel sommeil du juste. Toujours cette sagesse entre les rides, résigné. Sa soutane avait perdu de son blanc d’argent réal, et il ne tenait à genoux qu’à l’aide de la brise poussiéreuse dans son dos. Il avait tenté de sauver le monde avant de le fuir, et fuit jusqu’ à ce que ses tendons d’Achille fussent rompus, ici même, par son assaillant vêtu d’ombres dansantes. Poudrèrent des émeraudes en poignées, de la fine main gantée de ce dernier. Elles se dérobèrent entre les vaguelettes du sable, peinant le blanc d’argent paré qui témoignait là, avec l’amertume de son grand âge, du sacré profané. Et le juge-assassin de fortune daigna adresser la parole à ce régnant qui n’était devenu plus qu’une méprisable proie. « C’est tout ce que tu trouves à dire ? Mille-Est ! Ni ton coeur, ni ces nuées d’anges filants dans le ciel ne sont symboles de pureté ! » Le pauvre premier ne gagna que cette réponse pour adoucir son sort, prononcée suavement, alors que la lourde lame casuiste, tortionnaire passionnée plus large qu’un espadon, le menaçait du coup de grâce, le pommeau brandi au ciel et la pointe au dessus de ses yeux hagards. Elle ne viserait pas Mille-Est, non pas son coeur, mais s’en irait fendre au toupet du front, comme on punissait les menteurs. Affalé en arrière, sur le rachis, ses genoux cagneux maintenant pliés au vent, tailladé jusqu’à la plante de ses pieds à plat, il savait inutile, dans ce haut désert à mi-chemin des cieux, toute supplication… Contre tel pernicieux ennemi, rien ne sauve… Et cette dernière âme faucheuse se permit encore :

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« Nulle étoile pour ton âme, savais-tu ! L’au-delà n’était qu’une illusion au loin, mais le chemin vers lui est véritable, et déjà dans la petite ombre sous tes pas… » Quand il se protégea instinctivement de ses faibles bras entaillés, son propre sang l’aveugla en maculant son visage, et le démon déchu, dissimulé sous de sinistres capes, tissées de larges voiles noirs de tarlatane, se mit à rôder autour de sa proie saisie, comme un damoclès qui ne retiendra plus le branc en suspend. A terre, le régent retira son collier; un sourire d’émeraudes et de rubis, puis le lui tendit. « Ils vont revenir, ils chercheront le Sol. J’aurais tout fait pour empêcher que le pire arrive… – Même fuir. – Il le fallait. Et nous sommes loin, je suis… – Etonné de me voir debout devant toi ! Regarde ! Tu as fuis, et fuis en vain. C’est seulement moi que tu as trouvé. Tout cela pour t’éteindre pitoyablement ici. – Après tout, il est sûrement l’heure pour moi… Le Sol que tu as connu m’a livré son secret, et mieux vaut que je l’emporte. – Crois-tu que cette ruse me conduira à t’épargner ! – Une âme comme la tienne ni n’épargne, ni ne regrette. Elle est damnée, faite pour le carnage et je contribue en ma dernière heure à la tourmenter un peu plus. Tu veux le retrouver plus que tout, ce Sol, n’est-ce pas ? – Je vais te dire ce que j’ai décidé, juste pour que tu perdes tout courage, et espoir de rédemption avant la fin: finalement, je ne te fendrai pas le crâne ! Et je ne viserai non plus Mille-Est, puisque percer ton coeur réduirait l’agonie que tu mérites. » Il entrevit le laiteux sulfureux de sa peau à travers l’usure des voiles. La voix sèchement langoureuse — rarement volubile sinon dans ces derniers instants — de cet esprit affamé de mort, tint parole en lui transperçant le plexus avec délectation, pénétrant brutalement, se faufilant habilement entre tout organes, tandis qu’il suffoquait inoffensif, impuissant sous l’embonpoint de sa carapace vieillissante. D’une autre lame plus fine et brûlante, celle du démon dit premier forgeron, elle lui sectionna un pied et une main, juste par envie de torture pour attirer les grands rapaces avant sa mort, avant de s’en aller. Dans ce relief sec de rocailles au froid


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glacial, sa curieuse flamberge, étanchée de sa haine sanglante, pontifiait son meurtre, abandonnée à la verticale en ayant même fendu la terre au travers. Un forfait qui succédait à de nombreux plus macabres, celui-ci ne serait jamais découvert, à peine «charogne d’or » que désossée, quand sept aigles de Césia sauvages furent les royaux gourmets de cet affreux régicide. Et d’ici demain, quelqu’un d’autre paierait.

« Encore la naissance des sources ? » Au soir du même jour, sous de plus clémentes latitudes, pourtant peu distantes, de l’autre coté du grand lac élevé à perte de vue qu’on appelait Mer des Montagnes, dans les Hauts Verdoyants plein d’ombrages épineux et feuillus qu’on atteignait en remontant les rivières en direction des glaciers, Ayanurisse ne s’enthousiasmait plus de raconter la même histoire à sa fille. Elle, si jeune, la connaissait déjà par coeur. La naissance des Sources… Elle lui en avait narré bien des versions, de belles, des tristes aussi et des guerrières. Au pied de leur maisonnette perchée dans ces Hauts Verdoyants de Magenta, la gracieuse blonde élancée s’était recluse cette soirée, comme à l’accoutumée, pour un instant de bonheur à l’orée de sa sylve. « Non, mon Huri-chat... Ce deuxième temps, je veux te raconter une toute très courte, mais nouvelle histoire ! » La petite se trémoussa et sautilla presque, ravie à l’avance, toutefois sa mère n’avait aucune idée de laquelle à cet instant précis. Elle avait tellement le choix, et s’efforça à ce moment-là, non pas de choisir la meilleure, mais celle qui convenait. Elle cogita. Jusqu’au moment où l’enfant remua son poignet pour agiter sa fleur des vents, les quatre branches n’en tournèrent que brièvement, un quart de ronde et ce fut assez pour qu’Ayanurisse en rebondît. Elle avait perçu quelque chose dans cet air nouveau qui lui filait entre les doigts, et plus un instant n’hésita. « Il est grand temps, Huri-chat  ! Lui annonçat-elle spontanément. Je sais que c’est un peu tôt, mais je t’en ai déjà assez rapporté sur les pays, le jour et la nuit, les sources et la vie des premiers. En voilà une que tu ne comprendras pas facilement mais si je te dis de ne pas l’oublier, je peux compter pour que toujours tu t’en rappelles au mot près ! Ce sera la dernière histoire avant que nous ne commencions quelque chose de sérieux toutes les deux. Es-tu partante ?

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– Oui ! Elle arbora toutes ses petites dents en preuve d’un bonheur suréminent et sa mère conta, alors feignant de prendre tout son temps, un oeil sur son autre bambin langé dans de confortables songes à l’intérieur. « C’est une… Horloge… D’une taille si grande, si énorme, si colossale ! Que personne n’a d’assez grands yeux pour la voir ! Même pas toi quand tu les écarquilles ! – Qu’est-ce qu’une horloge ? – C’est un comput du temps, comme un cadran ou une fiole d’evlesse qui t’indique le moment de la journée selon les rayons de l’est, sauf que celle-ci indiquerait tout les moments de l’existence. – Est-ce une légende ? Encore une autre ? – Oui ! » La petite enfant s’assit dodelinant en tentant de vaincre son impatience, les joues rosissant de plaisir, suspendue à l’imagination de sa mère dont la fertilité n’avait d’égale que le monceau de ses secrets. « Dans un pays où personne ne croyait aux sources, où les dieux des nuits éternelles survivaient dans le jour des forêts à travers les mensonges, et où beaucoup de savants et encore plus d’ignorants se tournaient sans le savoir vers Lazalhia, fut érigée cette horloge, plus vieille que tout les livres trouvés... – Oh... A chaque fois que je t’entends dire Lazalhia, je me sens perdue... Je n’ai jamais compris ce que c’était ! – Et bien... C’est parce que je ne t’en ai jamais parlé à toi, petite oreille qui traîne ! Et comme je t’en savais curieuse, voilà pour toi le moment ! Le peu qui connaissent son existence de notre temps l’appellent soit la foi du chaos, soit la foi du désespoir; celle qui n’aime ni les sources, ni les dieux. Cette vision date de la première époque. L’époque des faibles jours. – L’époque sans royaume mais où il y avait malgré tout des royaumes ! – Voilà c’était là son vrai nom, l’époque sans royaume, tu t’en rappelles... Mais... Ne parle à personne de Lazalhia, on ne te comprendrait pas, juste rappelles-en toi ainsi : la foi du chaos de l’ère sans roi, tu auras le temps d’en apprendre d’avantage par toi même en grandissant. » Huri n’avait que trois ans. Seulement trois ans et répondit prestement: « Très bien... Poursuis ! » De ses canines étincelantes. « Cette horloge mystérieuse fut érigée pour punir les gens de Lazalhia, annonçant avec précision les guerres et les catastrophes qui noircirent le


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monde ensuite, offrant la lumière aux savants et aux peuples charitables, ce, pendant des vies et des vies. Jusqu’ à ce que les royaumes du monde soit touchés d’une grâce étrange, que tu connais bien ! L’apparition des livres trouvés. On découvrit la science des sources et les croyances qui en découlèrent. S’en suivit que plus rares furent les peuples qui s’entretuèrent, leur volonté d’échanger leur savoir tendait à une véritable harmonie. Mais vint la troisième ère après celle de Lazalhia et celle des livres trouvés. La grande ère des empires, prophétisée par l’horloge, où les conflits reprirent et où l’horloge disparût en même temps que s’envolèrent des yeux des peuples ces fameux grimoires. – Pourquoi ne jamais m’avoir parlé de cette horloge lorsque tu m’enseignais les quatre ères ? – Parce que c’est une légende, je ne voulais pas mélanger ma fille, je te l’ai précisé ! Le vrai passé est déjà assez difficile à discerner pour que je t’en rajoute. Moi même, j’en ignore beaucoup au sujet de cette horloge... Mais voilà ce que j’en ai ouïe. Lorsque les étoiles seront priées par le meilleur des hommes, les hommes jugés par le meilleur des Anges et les Anges portés par la meilleure des sources, alors l’horloge sortira de l’invisible pour croiser les peuples de la terre sous le ciel, le jour et la nuit, le haut et le bas, le visible et l’invisible, la vie et la mort. Ce jour, les étoiles ensemble prendront un seul nom, descendront dans un seul reflet. Et il n’y aura plus de barrières entre le monde des sources et tout les gens de la terre sous le ciel. Puis l’horloge guidera un peuple qui dominera tout les autres, même au delà du monde connu. Du moins c’est ce que dit la légende, mais je dois te laisser libre d’en juger en grandissant. Je veux que tu saches que je te voue une entière confiance ! » Elle s’était emparée du jouet de sa fille pour en toucher les quatre pointes à la suite du bout de ses doigts fins. La petite rétorqua: « je n’arrive pas à m’imaginer ce que tout cela signifie ! Une horloge qui prophétise et donne la lumière, le monde des sources, ou ce qu’est un Ange, je peine déjà à mettre des visages sur les dieux de la nuit. – Ah ça, c’est parce qu’ils n’existent pas ! – Je suis encore perdue mais je n’oublierai rien ! Je te le promets. – Que cela ne te trouble point... Depuis, tout le monde l’ignore mais certains ont prié les étoiles, d’autres seulement consulté et d’autres encore utilisé leur existence

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comme les anciens rois des nords, pour régner, trouver cette horloge et croiser les mondes. Cependant rien ne se passe... J’espère que cela durera ainsi et qu’à ton tour, tu ne feras qu’avertir tes enfants au sujet de ces légendes, en espérant comme moi qu’un jour tu perceras leur vérité, ou leur mensonge ! » A cet instant, la sage Ayanurisse s’interrogea elle même : alors pourquoi commencer à confier tant aujourd’hui à sa petite ? L’ air lui sembla d’une once trop ferreux, chargé d’un gras caerulum qui ne voulait s’estomper, alors qu’à cette heure, il aurait dû s’alléger dans la chaleur et virer au glycine pastel et rouge vif, de ses centaurées et tulipes. Son intuition, voilà pourquoi, son intuition devenait de plus en plus forte à chaque battement d’aile d’un aigle qui passait. « Alors, cogita l’enfant, cette légende, c’est une autre croyance, encore différente des sources, des dieux de la nuit ou de Lazalhia, c’est comme un substitut aux sources, un substitut à nos légendes, non ? – Un substitut à nos légendes... » Acquiesça l’attentive nautonière de ses pensées, « en quelques sortes... Je me demande si tu ne détiens pas là toute la sagesse du monde... Ma petite fleur. – Le monde est compliqué ! – Le monde est complexe. – Alors, tu n’as pas inventé cette légende. Réfléchit Huri à haute voix. – Non, celle-là fait partie de celles que je n’ai pas inventées. Comme celle des sources. Donc, je n’en ai pas la morale...Mais... Elle n’est pas si courte en fait, je n’ai pas encore terminé... ». Huri n’avait que trois ans, certes. Et certes, on pouvait trouver chez ce peuple des premiers quelques fort bien éduqués, surtout à l’est et dans quelques uns de ces petits royaumes de la Rayonnante, toutefois un tel degré d’érudition à cet âge, cela n’existait pour personne. C’était plus rare à trouver qu’un devin qui ne se trompe jamais. Si un fiel manant de seigneur était tombé dessus, sans que par chance la douce blonde l’eut empêché et tranché la gorge pour qu’il n’ébruite le phénomène, l’infante serait déjà, pour le prestige d’un roi, loin d’ici en train d’abasourdir la mondaine. Elle admira la blondeur iactescente dans les longues ondulations des cheveux de sa mère quand celle-ci se pencha de son séant, sur les marches boisées de leur bâtisse, pour sortir de sous les pilotis un fourreau d’épée, dans lequel elle avait engouffré une gravure jaunie. Elle l’attrapa et la


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roula dans sa main en poursuivant : « Lorsque cette horloge deviendra une barque et indiquera à ce peuple quand franchir le passage entre leur pays et la terre sous le ciel; à ce moment-là; même chez nous ne règnera que le mensonge. La personne qui voudra savoir la vérité, devra d’abord savoir se taire sans peur devant les chants de la mort, voir à travers les rêves des autres et... Choisir le destin où tout s’inverse à chaque seconde. – Même le cours de la Rivière ? – Même le temps, pourquoi pas. Opina-t-elle, ses longues mèches vacillant dans un hochement, toujours en faisant tournoyer, dans les deux sens, cette petite croix de fine paille tissée. – Seront-ils gentils ? Ceux du peuple guidé par l’horloge ? Ou sur la barque... – Autant que ce qui existe déjà sur le monde. – Mais le monde n’est pas vraiment gentil... En dehors du Chêne. – Alors ils ne le seront pas forcément. – Nous les verrons ? Des gens les verrons ? – Je l’ignore mon trésor enfoui, cette horloge et ce peuple sont peut -être aussi invisibles que tout l’amour que je te porte. Ou ils ne sont peut-être rien d’autre que nous même; tout les premiers... – Est ce que je vais la trouver l’horloge ? Est-ce que c’est moi le destin où tout s’inverse ? – Huri-chat... Cela, ta mère ne peut pas le savoir, je devais juste te raconter l’histoire. Elle tourne peut-être déjà devant nos yeux et ces personnes seraient là, parmi nous. Qui sait ? Sans la voir, ne crois pas qu’elle soit vraie ! – Alors l’horloge, c’est aussi une allégorie... Personne ne l’a construite ! – Une légende ma fille, efforce-toi de t’en souvenir. Tu aimes le détail alors je fais confiance à ta petite tête ! » Elle en avait vraiment beaucoup trop dit. Non pas qu’elle craignait que cette incroyable petite mémoire ne soit défaite, mais plutôt qu’elle l’ait trop influencée dans son jugement, peut-être même induite en erreur par ses propres défaillances. Privée de sa fleur des vents, la petite accusa adorablement un temps, avant de se plonger dans le parchemin en tige de massettes qu’elle lui déplia, le ventre sur l’herbe fraîche et les petits coudes comme de petites pierres sur le bord, qui empêchaient l’immense feuillet de s’envoler. Et c’était exactement ce que souhaitait sa mère, chérissant ce premier cadeau que

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son mari lui offrit. Inestimable, regorgeant de mystères. Très curieuse, l’enfant s’essaya sciemment à déchiffrer les inscriptions calligraphiques qui entouraient une fleur dans une roue sacrée et flamboyante, pleine d’imageries entremêlées. Pour Ayanurisse, c’était certainement la représentation de cette horloge légendaire, dont elle finit par devenir fascinée, même trop séide. Aujourd’hui, peut-être aussi trop nourrice de son impatient désir, elle avait enfin consenti, sous le prétexte d’un présage dans l’air, à partager seule avec sa grande, un maigre pan de ses secrets.

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« Derrière: le vent te pousse dans le temps, indiqua-t-elle en désignant de son index la figure sur le bord gauche du papyrus. Puis l’eau te porte à la vie, son doigt avait coulé le long du cercle sur le sud-ouest de la carte, ensuite tout en bas, où prenait racine un arbre à deux sèves. Il était symbolisé par deux courants entortillés et formait une médiane sur toute l’illustration. Dessous tes pieds, la terre t’offre le chemin, elle glissait encore le long d‘un cercle, du bas vers la droite, sur une épée plantée dans un tas de piécettes et ajouta: devant, se trouve le trésor. Sur le papier rugueux sa peau frotta un peu pour atteindre le haut à droite où une torche était dessinée: le feu t’éclaire le chemin vers le trésor. Sa voix emprunte d’une voluptueuse tendresse prononçait chacun de ses mots avec une forte volonté d’enseigner distinctement. Au-dessus jusqu’à gauche: le ciel te domine puisque c’est de là que nous sommes d’abord créés, et enfin... » Elle boucla la boucle sur l’icône du départ en soufflant divinement dans les cheveux châtains de son trésor. Et n’oublie pas ce que sont la droite et la gauche: invisibles sur ce papier, ni bien ni mal, ni chaud ni froid, mais plutôt le propre et le sale et les deux sont à dissocier et utiles à leurs moments, crois-moi. Et croismoi aussi, dît-elle en laissant tourner son doigt: celui qui voit une roue ne vaut pas celui qui en voit deux, celui qui en voit deux ne vaut pas celui qui en voit trois, et celui qui en voit trois ne vaut pas celui qui n’en voit aucune. » Huri n’avait que trois ans, pourtant des deux enfants, en dépit de n’être point la plus éveillée, elle fut la mieux éduquée, la mieux préparée... Elle sourît en ne lâchant pas l’oeuvre du regard, pour essayer d’y déceler ellemême son propre secret. « Et qu’y a t-il entre le feu et le ciel alors ? Demanda-t-elle, heureuse de vouloir combler un manque. La belle femme marqua un silence classique d’émerveillement maternel. Oui mère... L’eau et la terre sont en bas et il y a la vie entre les deux, il y a aussi le vent entre le ciel et l’eau qui se trouvent derrière, le trésor entre la terre et le feu devant, et tu ne m’as pas dis en haut entre le ciel et la torche de feu... Qu’est-ce-qui s’y cache ? – Et bien... J’ignore ce qui se cache dans cette ellipse vierge, toutefois... Beaucoup y voient la lumière qui nous précède. » Elle fut embarrassée de ses propres mots et insista donc: « Mais ne t’imagines jamais

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que ce qui est en haut ou ce qui vient avant domine, tout aurait pu être inversé tu sais. – Même le ciel ne domine pas ? Même le long dragon ici ? – Rien de ce qui peut se dessiner. – Rien ne domine, tout m’est utile, ça me va ! Si j’avais le choix je prendrais d’abord le trésor mais le problème est que l’épée pour couper la tête au dragon se trouve dans le trésor lui-même ! Il est beau mais il est dangereux, n’est ce pas ? – Ma grande Huri-chat, tu fais ta propre histoire à présent ! Si tu crois que le dragon empêche un trésor c’est ton droit ! Mais ne convoite pas trop ! Ceux qui convoitent trop ne donnent plus rien, tandis que ceux qui se désintéressent offrent tout et le monde leur remet ce qu’il y a de mieux. – Que leur remet-il ? Ayanurisse esquissa un sourire triste en caressant les cheveux de sa fille. – Tu verras, c’est très simple mais cela ne se dit pas ! Et la plupart ne s’en rendent compte que le dernier jour de leur vie... Ceux qui ont tout et n’offrent rien se grandissent avec les choses de valeurs tandis que ceux qui n’ont rien et offrent tout vivent avec la valeur des choses. Toi tu ne seras ni d’un camp, ni de l’autre, d’accord ? Toi tu vas te rappeler de cette carte sans que je te la donne, c’est là, une vraie richesse. – Oui, d’accord. je me rappellerai de tout. Toujours. – Toujours ! C’est facile pour toi, ne l’oublie pas ! Alors ? Crois-tu vraiment que ce dragon protège de l’or ? La petite fille grimaça sans mot dire pour affirmer. En un sens ça pourrait être vrai ! Lui confia sa mère. Certaines langues lointaines lui prêtent le nom d’Orobouros, peut-être le bourreau à l’or ! De toute façon je te fais confiance, tu trouveras le véritable sens et ce qui domine, la vérité est un secret qu’on ne peut découvrir que par soi-même ! L’enfant sourît de nouveau. – Te rappelles-tu de la dernière question que tu m’as posée quand je t’ai raconté un peu de chaque Source et du Sol ? – Oui ! – Alors, à toi de découvrir en grandissant, si j’avais tort ou raison ! »


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La minuscule Huri-chat se releva en s’aidant de ses bras potelés, sautilla à l’intérieur et se servit de la grenade fraichement disposée pour elle sur un tabouret. Elle revint ensuite se noyer dans le dos aux longues boucles chaudes. Son jouet se mit à tournoyer dans la main légère de sa douce modèle, les pins et les bouleaux à chavirer pour cette soirée trop tardivement amarante, mais des étoiles brillèrent bien avant l’heure, marquant au passage la fin des paisibles instants vespéraux qu’aimait s’offrir ce bout de famille. Cette nuit fut unique, et tout le reste du monde avec le temps, les mois, les années, fit en sorte de l’oublier. Oui, le vent alors souffla… Pour que la roue tourne.

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C arte Sans Sud…

« Quand les âmes dormantes s’ imaginent réveillées, Quand les paroles sonnantes proclament vérités pétrifiées, Tout tintement brille pour s’ éteindre, puisque la clarté n’est qu’un reflet, que chaque goutte à son éclat propre, miroir d’une autre onde qu’elle déforme, que chaque cercle ne provient que de la même eau ou les anges, le cristal et les dieux dorment… Par l’Homme, changeant à la lumière lisse, aux mille millions de visages gouttes de pluie, Nous sommes chevaliers endormis, dragons que les vagues enflammées bénissent. Qui se targue de livres trouvés sous les pétales fleuris frémisse, Vie constellée de supplices. Puiss’ sur nos montures qui tournent en rond, inclinerons maudits, sourciers et démons. » Une autre époque. La froide complainte les enivrait, ils chevauchaient les yeux fermés et dans cette lointaine nuit qui mourrait, ils allaient pour se séparer, sans même s’arrêter chacun prendrait son tournant au gré de son moment, en éclaboussant les roseaux. Sa voix calme et profonde — comme si entre ses joues, sous son palais, reposait la mort — avait fini de mener la troupe. Le clan des huit cavaliers endormis ne se reverraient pas avant qu’elle, la mystique aux cheveux d’anges, chasseresse virtuose de maudits, n’ait décidé de leur réunion, avant que bien des malheurs ne s’abattent…Sur toutes les contrées connues de la Civilisation. Et les malheurs avaient déjà frappé fort les petits royaumes ces tempsci. Magine au nord ne nourrissait plus son peuple, l’unique maison d’honneur des Mérécalions, loin, en aval du pays de ces royaumes,


perdait à chaque frondaison un peu plus de sa grandeur, incapable d’endiguer le retour d’innommables affections. Même l’incroyable cité-muraille du contre-ouest, à mi-chemin entre Magine et les Mérécalions, allait recevoir, en plus de majestueuses visites, celle d’un annonciateur de mauvais augure, une fois de plus, une fois de trop. Si quiconque parmi les capés de leur armée commune l’avait aperçu, le destin de chacun de ces trois royaumes aurait pris une imprévisible tournure, pensait une âme secrète et comploteuse en ces murs. Mais frôlant pour l’heure l’atavisme, celle-ci laissait faire pour des raisons qui lui était propre... Elle n’ignorait pas qu’à chaque fois que l’on croyait voir le monde être bouleversé en un instant crucial, il n’en était rien, le destin des pays devenait juste de plus en plus sombre et la réaction des peuples, aux petits mais lourds changements et massacres lointains, de plus en plus amorphe. Peu importe d’en être soulagé ou déçu, cela ne servirait à rien tant qu’on ne saisissait pas toutes les causes et les conséquences entre lesquelles chaque variation se trouvait. Il lui fallait comprendre tout l’ordre cosmique pour s’oser à contrecarrer l’inévitable, ou du moins, selon ses désirs, l’entrevoir d’un regard furtivement avisé pour en tirer avantage. Ceci, en appuyant douloureusement sur sa patience, elle réalisait qu’elle devenait capable de l’accomplir. Capable de peser parmi les puissants, capable de mise à mort depuis bien longtemps et de faire survivre qui servira. Son emprise ténébreuse se prit à grandir au sein de cette cité-muraille, point vital du pays, dès qu’elle sortit enfin des hypogées, sans qu’elle n’eût à rallier nouveaux partisans à ses couleurs. Elle planquait ces dernières derrière sa rétine, sa bannière était secrète, ses desseins caverneux, enfouis dans les entrailles d’une silhouette recouverte d’opprobre, un palimpseste vivant, mais cela n’empêchait point belle partie de sa réputation d’outrepasser cette fabuleuse muraille. Pourtant, cet exubérant assemblage d’édifices en pleine nature, comptait nombre d’illustres figures, bien meilleures qu’elle en terme d’âme sans souillure. Beaucoup d’anciennes âmes héroïques étaient représentées sur ses murs, figées pour des vies dans la gloire et le lierre, sur ses barrages sinueux et ses nombreux viaducs. Ceux-ci changeaient en douces rivières clapotantes les torrents glacés glissants jusqu’à elle: immobile, au regard dur, cristallins comme eux, qui coulaient depuis les glaciers lumineux des valeureux monts de Magenta. Droite parmi

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les statues aussi froides que l’eau qui borde, elle ne semblait être qu’une stèle de plus, comme déjà morte ce matin. Ici autour du Chêne, c’était une terre anoblie par une douzaine de générations, mais on ne retenait que trop cette mauvaise herbe, qui avait su poindre dans ce jardin taillé de hautes lignées de chevaliers. Cette macabre surdouée de l’épée avait survécu à leur trépas, les enterra même un à un, pour ceux de ces familles qui eurent la bénédiction d’être emportés en leurs demeures, et non de disparaître au loin. Un chevalier préférait disparaître au combat que sous l’épidémie, et sous l’épidémie plutôt que dans les forêts, où il ne savait quelle horreur l’emporterait. Les premiers vivaient sous les dangers de la nature, les maladies, les menaces des forêts et des nuits, les malédictions et les mystères de leurs impénétrables terres. Aucun de ces maux ne lui avait pas un jour promis de l’achever. Et ce matin, entre les rigoles, sous l’écoulement de l’eau, s’engouffrait à nouveau un vent de mort, glacial, qui remontait depuis toutes les entrées de ce royaume de fiers hobereaux, tout juste maudit à l’échelle des époques. Le commun des mortels n’en humerait pas un atome mais il existait parmi les premiers des êtres, des monstres, des personnes comme elle, des personnes capables de sentir. Des êtres dont l’ouverture vers l’invisible était si claire qu’il fallait pour le bien de tous, qu’eux-mêmes s’exilent de la réalité, qu’eux-mêmes camouflent leur odeur au point que jamais aucun soupçon ne viennent confirmer les croyances enfouies. Et l’odeur dont elle se vêtit fut longtemps celle des cadavres, à tel point qu’elle ne l’avait toujours pas quitté. La meilleure pour éloigner les mortels effrayés, les poussant à calomnier, et imaginer tant de choses, que plus rien à son sujet n’aurait l’air vrai. Peutêtre voyait-elle de mieux en mieux parce que la mort l’effleurait de plus en plus. Combien de jours lui restait-il ? Avant que ces caresses morbides ne soient un définitif enlacement... Plus rien sur elle ne serait vrai sans être faux après sa mort... Non, les sorts et les légendes ne devaient rester que des fables mortes dont on ne tire que de petites morales, jamais il ne faudrait qu’une preuve concrète vienne à passer le seuil de ce qui se voulait devenir le monde séculier des mortels. Même si l’incroyable parfois se profila, le temps avait su l’étouffer, le temps et quelques grandes volontés. Mieux valait quand on était comme elle, ne pas chercher à trop clamer quoi que ce soit, de peur d’attirer encore des foudres d’on ne saurait quel ciel ni quelle puissance.


Guerres, sources et maudits

La discrétion avait toujours été l’allié des plus ambitieux, et aussi des moins vertueux... Jusque-là, agir et rester discrète n’avait pas été une mince affaire avec son passé, s’obstinant en plus à demeurer une femme aux cheveux longs quand toutes les rares femmes que l’armée recrutait s’en séparaient d’ellesmêmes pour avoir l’air de jeune homme, alors que les vrais hommes portaient longues chevelures sur la barbe. Mais était venu dès aujourd’hui le temps de ne plus se soucier de la discrétion. Cet annonciateur, qui s’introduirait bientôt au Chêne comme danse une peste dans la brise, serait son signal. Il annonçait pour elle le changement de toutes ces lois ancestrales. Elle le savait, le voyait, le sentait: beaucoup d’arcanes allaient être percées à jour, beaucoup de secrets allaient perdre pourtant de vifs esprits, cela déboucherait probablement sur un débordement de torrents d’élucubrations à son sujet. Peu importe, si elle veut arriver à ses fins sans qu’on ne le sache vraiment, elle jouera de ces fausses pistes. Le chaos sera son outil tant qu’elle parviendra à en contrôler l’ordre. Et pour cela il lui faudra soit en être à l’origine, soit en être toute savante, le chaos n’est chaos que pour l’ignorant qui ne peut discerner son rythme. Elle le pensait à cet instant, elle pensait à tout, à tous ces gens, à tout ce qui était arrivé, à tout cela et ce qui arrivera. Elle s’efforçait de penser qu’elle comprenait l’insondable, mais conservait cette fragile idée secrète, pressentant qu’elle avouée, même à demi-souffle, tout se brise. De toute évidence, agir sans se découvrir était peine perdue, ce matin, des légendes couraient encore, vibraient, sautaient entre les branches et voulaient franchir des portes interdites. Et ces portes qui se voulaient bien gardées par la Civilisation, demeuraient, pour d’obscures raisons, même encore à ses yeux, grandes ouvertes. Elle percevait subtilement tout ce bouillonnement aux couleurs étrangères tout en méconnaissant tout ce qu’il signifiait. Ce n’était ni le peuple qui s’agitait pour ses grands marchés et festins, ni l’armée qui coordonnait des exercices de maintien, c’était un bouillonnement qui éblouirait un aveugle, diffus jusqu’à l’horizon, irréel pour les autres, assommant pour ses yeux. Et fortement elle toussa. Une des gigantesques herses de la muraille était déjà redressée, vers le nord sur sa gauche. Celle à l’opposé du pied des montagnes, donnant sur la vaste plaine de Plume qui laissait éclore les premiers rayons de l’Orient

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sur le pays. Non loin en amont de ce lieu de passage, elle observait encore autre chose en silence, depuis la plus haute des constructions de la cité. Elle observait la contrée comme un général stratège analyse le champ où il va envoyer combattre, comme un meneur attend ses ennemis ou ses renforts, l’ouïe concentrée, même sur l’eau glacée frétillante. Alors qu’elle semblait seule, maudite jusqu’ au rang de répugnant fossoyeur durant ces dernières années de pandémie, aujourd’hui on la conviait. Elle, autrefois si chère à l’armée conjointe sous la guerre, ultime chevalière du royaume, avait les yeux rivés sur un important cortège argenté.

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Au bassin de l’étendue plaine de Plumes, les carrioles des Princes des Lames arrivaient scintillantes, vrombissantes sur la caillasse des sillons, entre les prés constellés de ruisseaux. Ce serpent de métal traversait tout juste la rivière Rayonnante, et la lumière du jour se reflétait depuis l’eau sur toutes ses barres hérissées de cuivre, d’argent et d’ autres aciers chromes, éclatante de tout son long. La chevalière guettait aussi au loin, plus loin qu’à cette heure de marche, très au loin instinctivement, par delà les nombreux vallons et les lacs opalescents mais rien de plus que ce qui était prévu ne s’offrait. Les invités prestigieux que représentaient ces dignitaires des principautés voisines l’obligeaient déjà à une journée fastidieuse. Dans moins d’une heure, elle qui n’était plus rien, qu’un visage ombrageux, qui, sous les épidémies, traîna les dépouilles par les mains chez les nobles jusque dans les fosses, devrait accueillir Ses Altesses à cette herse à l’autre entrée, cette seconde bouche pleine de crocs de fer entre l’est et l’ouest. En tant d’années, cet endroit avait pris l’habitude de laisser traverser une multitude de marchands insouciants qui ne connaissaient d’elle que peu de choses sinon sa lame de guerrière, comme le reste du monde. Ils traversaient au-dessus de tout ces grands lits d’arrugies naturelles des anciennes mines, devenues ruisseaux habillés de mille mousses qui menaient au lac intérieur. Les marchands et les autres visiteurs s’étonnaient devant ce lac, qui portait disait-on, le nom d’un chevalier mythique: l’Anghrie de Sthalavre. De sa tour, elle le dominait, tout comme elle dominait l’extérieur de la cité protégée. L’étendue d’eau représentait le coeur du royaume miroitant sur toute la muraille circulaire. Avant d’atteindre le palais du sanctuaire, les visiteurs de l’ouest traverseraient deux des quarts


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du Chêne, celui de deux grandes maisons d’honneur, l’un se paraît de toits azuréens et de murs clairs, et l’autre de constructions écarlates, chacune appuyée sur l’imposante muraille. À première vue, la passe sous la herse était tranquille puisqu’ elle, et cette armée si jeune qu’elle aurait pu l’enfanter, avait tant massacré aux alentours que l’ennemi des forêts ne s’y risquait plus. Il s’avéra aussi qu’à des lieux d’ici avait germé nombreuses terres conquises, d’autres villes, d’autres pays, rarement à la réputation de cocagne mais avec qui il était bon d’échanger. Des oriflammes diverses qui, dès qu’elles rassemblaient assez d’âmes et de ressources, rejoignaient les rangs de la Civilisation. Certaines forteresses s’établirent même sur des fondations plus anciennes que le vénérable royaume labyrinthe des Mérécalions à l’est. Et sur ces terres, c’était ces bourgs issants du néant, disséminés dans le danger, qu’on osait parfois baptiser royaume ou même pays. On pouvait entendre, dans la taverne du pain des aigles que le l’Anghrie éclairait, se raconter que: « … Moins de neiges que les autres saisons pour ces jours-ci, il y a longtemps que je n’ai vu d’enfants gambader va-nu pieds ! Bientôt de nouveau, par la bénédiction des Sources ! Le triste monde hors des nuits éternelles semble s’être doucement apaisé ! Ainsi le veulent-elles: pour qu’il devienne la civilisation des premiers. » Ainsi se nommaient ces hommes de tous ces pays: premiers, de ces conteurs et ivrognes aux aurores à leurs rois et croyants de tout bord. Eux, qui depuis seulement dix ans ne se battaient plus totalement entre eux. Et la cité muraille du Contre-Ouest en était bel et bien un de leurs glorieux royaumes à elle seule: celui du Chêne. C’était un bloc énorme fortifié de tourelles, enchevêtrées les unes sur les autres à flanc de montagnes, aux styles et couleurs variants selon les quatre angles, qui drainait l’eau glacée en aval sur des strates de jardins superposés et irrigués à la manière d’antiques rizières; des carrés et pentes vertes protégés par des lignes de remparts en terre où la végétation s’exprimait. « ...Il y avait peu: un fief réal de combats avancés ! En détruisant le labyrinthe vert qui l’entourait et empêchait l’ennemi, on en fit lieu marchand, cela ne sied à ses allures d’étourdissante bastide biscornue ! Par les Sources, ce n’est pas cela qu’elles veulent ! Dit une voix cassée émanant d’un visage rouge et nervuré. Notre chère muraille est muraille de guerriers et de chasseurs ! Point bouchot à mollusques d’argenterie !

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– Vous aimiez ce labyrinthe comme moi ! Nous nous y perdions, enfants emprunts de folie que nous étions ! Avant que vous ne nous quittiez pour la mer. J’ai l’impression qu’elle vous manque aujourd’hui. – Redressez-moi Genièvre, Syriesse ! Avant de vous absenter encore ! Ces princes me donnent l’envie du large ! Au moins aux Mérécalions, leur grand labyrinthe, ils en ont fait de chaudes ruelles. – Bien dangereuses parfois ! Le nôtre nous le voyons grand parce que nous étions petits ! Que nous courrions jusqu’aux anciens moulins à grains de votre famille au bord de l’eau et que nos mères nous récupéraient en pleurs entre ces murets de lierres. – Bien ce que je dis, avant nous il ne servait qu’à perdre l’ennemi qui cherchait notre entrée ! Et croyez-moi qu’on le regretta un jour ! Comme vous regrettez déjà cette demoiselle assoiffée… – Je n’aurais pas dû vous en parler, mais on voit rarement de telles douceurs s’offrir à vous de si bonne heure ! Quelques jeunots observaient assis en buvant, un respectueux sourire en coin, ces deux anciens qui passaient souvent leur temps à se remémorer le passé, à ce comptoir boisé aux parures florales qui donnait sur la terrasse aux pavés blancs de l’Anghrie. Ils évoquaient souvent l’époque des moulins à voiles qui avaient offert un second prestige aux LongsDragons, regrettant qu’aujourd’hui, une autre maison d’honneur bien pingre et hautaine ne détiennent les grandes roues sous les cascades pour moudre et chauffer. Au loin, même les moulins de Magine étaient morts depuis trop de disparitions, sur cette plaine de Plume aux vrais vents… En deux décennies que cet homme assis au comptoir n’eut connu, tout ce temps au loin, rare LongsDragons aimant l’écume et le large, le royaume avait changé d’éclat, tout le pays même.... – Allons, maj’or LongsDragons ! Le réveilla le tenancier. Changez de mine ! Pourquoi dans ce cas, ne pas chasser avec vos petiots pour vous détendre plutôt que de vous noyer ici dès marée basse ! Dès que vous n’enseignez pas, je vous trouve en colère chez moi à pieuvrer ! – Ne me taquinez pas vieil homme ! Je n’ai plus goût aux folies à mon âge, je sais encore me battre, pêcher balion ou tuer cerf et loupcorne d’un seul coup, mais j’ai trop vu et perdu pour qu’une chose encore me divertisse ! Laissez-moi grogner avec mon grog au bord du lac, cela m’adoucit ! Demain j’irais mieux !


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– C’était la même hier ! vous râliez pour cet insigne qui avait disparu de la tour des Anges ! – Quoi ? Meuroquatosse ? Mais c’est le véritable nom de cette tour ! Quand l’ancien régent y priait, il glorifiait ce nom des LongsDragons ! En quoi cette tour est encore nôtre aujourd’hui ? Je vous le demande ! Raaah ! Vous me replongez dans mes rages ! Genièvre, vous dis-je ! Ce moustachu aux membres secs, guimbardant comme il pouvait une noble tunique émeraude sous épaulettes et plastron de cuivre usé, se tourna vers le lac de l’Anghrie de Sthalavre, un lagon minuscule, même une flaque comparée à la Mer des montagnes, où l’on pouvait tout juste distinguer qui était qui sur l’autre rive dans le domaine aux toits saphirs. Dans chaque quart s’imposaient de bien vaniteux monuments pour un si petit royaume, dont quatre châteaux royaux bien distincts, et aux angles: quatre autres monuments qui s’y greffaient. Mais c’était sur l’angle contre-ouest entre deux d’entre eux que s’érigeait sous la muraille le plus oriental et faramineux palais, le cinquième, dans un sanctuaire marbré contre la roche de Magenta, qu’aucune maison d’honneur ne commandait. Aux trois autres angles se dressaient en revanche les plus hautes structures, la tour des anges que le maj’or Folleyn de LongsDragons s’obstinait à nommer Meuroquatosse, la colonne de Vanacromell sur la herse au nord qui abritait la garde de l’armée, et les grands dominions vermeils sur celle entre l’est et l’ouest. Derrière les rideaux de glycines de la terrasse du Pain des Aigles, le vieux dipsomane observait le mouvement, celui du marché et de toute la cité qui le privait par ses contreforts de l’horizon. L’épaisse muraille était percée à l’est-aux-toits-rouges par trois grandioses porches circulaires, seules fenêtres sur le monde, éblouissantes pour qui les découvrait, d’où provenait la lumière d’orient inondante, et d’où s’écoulait en échange ce lac intérieur — fruit de tous les torrents — retenu par un barrage qui créait trois énormes cascades, une sous chaque porche.Elles se déversaient généreusement dans un second lac à l’extérieur. Lui, laissait filer depuis ses bords une multitude de queues zigzagantes à travers prés et forêts jusque-là grande Rayonnante. Celles-ci, à leur tour, abreuvaient la plaine de plume, entre marécages, étangs reliés par des ruisseaux et bocages irrigués avant de la rejoindre pour traverser le pays. Au milieu du large l’Anghrie au creux de la cité, émergeait un îlot de terre, si exigu que même ce vieux LongsDragons ne tiendrait

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