Histoires courtes
pour rester éveillé
Raphaël Damain
Histoires courtes pour rester ĂŠveillĂŠ
Raphaël Damain
Histoires courtes pour rester éveillé
A ldo le clodo
Sur le grand chantier, les ouvriers terminaient le gros œuvre d’un « building » qui compterait une trentaine d’étages, à raison de cent bureaux par étage et autant de banquiers et d’assureurs. Un constructeur immobilier renommé dirigeait les travaux, si bien que tout allait vite. « D’ici peu, on inaugurera l’immeuble », disait-il chaque matin aux équipes. Seulement voilà qu’un jour de décembre, on stoppa net les travaux. On paya les intérimaires qui retournèrent à leur vie précaire et on leur expliqua vaguement les mécanismes économico-financiers qui étaient à l’origine du désagrément. Dans la région, on comptait pas moins de cinquante chantiers inachevés pour les mêmes raisons obscures que le profane ne saurait expliquer en des termes simples. Pourtant un journaliste indépendant révéla plus tard au grand public les coulisses d’une spéculation immobilière de grande envergure, dont les économistes
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les plus réputés évaluaient mal les tenants et aboutissants. Le chantier en question resta à l’abandon un mois entier, avant qu’un petit groupe de sans-abris y dépose ses bagages. Ils faisaient brûler du bois dans de gros barils abandonnés ça et là. Le temps passait et personne ne venait les « foutre à la porte ». Les SDF finirent par être persuadés qu’on avait construit l’immeuble pour eux. La plupart des murs étaient troués et laissaient passer le froid. Seule une grande pièce présentait quatre murs intacts ; sur l’un deux, on grava « Nid douillet ». On déplaça un des barils à l’intérieur de la pièce dont l’entrée était fermée à l’aide de quelques grosses planches de bois posées à la verticale. La petite communauté de clodos prenait possession de leur « chez-eux ». On refusait l’entrée à ceux qui revenaient trop bourrés (du vomi sur la chemise et de la pisse plein le pantalon). Ceux-là passaient la nuit dehors et réfléchissaient généralement à deux fois avant de reprendre une cuite. Les uns étaient chargés de ramener du bois quand les autres devaient mendier ou faire les poubelles. Chacun prenait peu à peu conscience de son rôle au sein du groupe et du fragile équilibre auquel il participait.
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L’un des clodos, qu’on appelait Aldo, était toujours joyeux. Il ne cherchait plus à justifier sa situation et il n’était pas rare de l’entendre remercier les cieux : « Merci Seigneur pour ce feu qui réchauffe, pour ce bout de pain qui apaise la faim, pour ce toit qui protège de la pluie… ». Un jour qu’il partait inspecter les bennes à ordures, il trouva une radio cassée ; à deux cents mètres de là, un « repair-café » venait d’ouvrir ; il voulait y entrer mais il avait honte de sa condition. Pourtant, une petite voix en lui, disait : « Merci Seigneur pour cette radio. Merci du fond du cœur. Je te suis reconnaissant car tu as réparé l’objet et je peux maintenant écouter de la musique ». À l’idée d’écouter des chansons, il ressentait une grande joie monter en lui. Il passa devant le café et n’en crut pas ses yeux quand il vit le gérant posté sur le seuil, jeter sa cigarette, se saisir de sa radio et déclarer : « Donne-moi ça mon vieux, je vais te la réparer en deux-deux ! ». Le regard d’Aldo s’illumina. Le clodo heureux montra la radio aux autres, tout aussi émus et reconnaissants. Ils s’endormirent près du feu, aux sons qu’émettaient les ondes hertziennes. L’enthousiasme gagna le groupe. Personne n’osait se plaindre et chacun imita Aldo qui remerciait l’univers matin et soir. Un matin où il faisait
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grand faim, Ginette, sans-abris depuis presque cinq ans, trouva un carton plein de paquets de pâtes, non loin d’un supermarché. Une erreur d’impression sur les emballages empêchait la vente des produits. Malgré ces instants de bonne fortune, les temps étaient difficiles. L’hiver s’installa et la crise aussi. Chacun était proche de ses sous ; on dépensait moins et on donnait moins. L’un des vieux de la bande de SDF perdit la foi ; il s’apprêtait à commettre un délit suffisamment gros pour pouvoir rejoindre la prison, et être ainsi nourri, logé, blanchi. La cohésion du groupe eut raison de ses élans criminels. Plus leur situation était précaire, plus Aldo manifestait sa bonne humeur et usait de sa foi contagieuse. Le printemps revint et un jour de grand beau temps, un avis de démolition fut déposé sur le bureau du maire. La logique commerciale eut raison du petit havre de paix que ces clodos avaient créé deux années durant. La police les expulsa sans ménagement… Les disgraciés laissèrent échapper quelques larmes en quittant leur logis, persuadés de pouvoir faire partie de la cité. Le même journaliste qui avait écrit un article sur la genèse de la crise et dénoncer des dérives financières, relata toute l’histoire. Une association de quartier lut son article et vint à la rencontre des cinq
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clodos expulsés. Elle mit tout en œuvre pour les accueillir dans les centres prévus à cet effet ; mais la crise avait plongé tant de gens dans la misère que ces centres débordaient et on ne put les aider comme il fallait. Les cinq préféraient errer ensemble que d’être séparés, si bien qu’ils parcouraient la ville de long en large à la recherche d’un bout de pain ou d’un vêtement… à la recherche de leur salut quotidien. Pendant trois ou quatre ans, ils cheminèrent ensemble mais l’adversité eut raison du groupe qui se disloqua : l’un mourut de froid, un autre de faim, un autre encore mourut de ses blessures, après avoir été renversé par une voiture. Ginette disparut littéralement, laissant Aldo seul avec ses souvenirs. Aldo restait des heures entières assis sur un banc. Il interpellait les collégiens qui rentraient de l’école. L’un des élèves le prit en pitié et lui apporta des sucreries ; en retour, Aldo lui racontait sa journée type, ce qui intriguait fort l’enfant. Ces parents, puis l’ensemble de l’école, ne tardèrent pas à s’en rendre compte et l’on mit un terme à ses discussions de rues. Aldo se retrouva de nouveau seul. Il regardait les collégiens revenir sur le trottoir d’en face. Triste, nostalgique, harassé par le chagrin et la solitude, Aldo se laissa mourir de faim et de soif. Le cœur n’y était plus.
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La pauvreté et la misère sont des réalités encombrantes pour de nombreux bien portants. S’y confronter dérange, savoir son prochain misérable représente une surcharge pour la conscience. Cependant, le même collégien qui n’avait que des friandises, un peu de temps et de sourires à offrir à Aldo le clodo, créa une association humanitaire très active dans le quartier… et c’est là l’essentiel à retenir : quand certains ne pensent qu’à leur ventre, d’autres vivent pour les autres.
Le voyage intérieur
Le serveur essuyait ses verres le regard perdu à l’horizon, qu’on apercevait par la fenêtre. Son client sirotait une bière tout en méditant sur sa journée. Devant lui, sur le comptoir, était posé son journal de bord, intitulé Le voyage intérieur. En voici un extrait : Je suis un vieux voyageur. Très tôt j’ai ressenti la tentation du départ et le besoin d’accomplissement. Cette nécessité de réalisation, je l’assimile au voyage. Dans mes jeunes années, j’ai pris le ferry qui faisait cap sur Open-Space-Landia, une destination qui ne convient à personne. Comme la plupart de mes confrères, j’ai embarqué par indécision, par facilité, par incertitude. J’ai épousé un moule de normes et de dogmes qui m’était par nature étranger. Mais il existe en nous autres un ardent désir d’auto-réalisation, que je n’ai pu ignorer.
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Je me suis donc libéré de la peur, qui était pour moi comme un enclos. La peur est le fruit de notre imagination, trop peu habituée à positiver. On imagine le pire. On imagine ce qui ne sera peutêtre jamais. On regarde vers l’avenir et on a peur de manquer d’argent, d’entacher son employabilité, d’être marginalisé, de ne pas plaire à untel. Autant de peurs que d’individus. J’ai donc enterré ces peurs, par la seule force de l’esprit, cet outil dont nous sommes tous dotés et que si peu utilise. On m’a déclaré fou : à bord du ferry l’on se riait de moi. Pour me décourager, chacun allait de son petit commentaire. « Tu n’y arrivas jamais », disaient les uns. « D’autres ont essayé avant toi et ont échoué », disaient les autres. Mais je suis passé par-dessus bord et je suis revenu à la nage sur le rivage de ma renaissance. J’ai tout repris à zéro. Je devais me réaliser contre vents et marées. J’avais compris que s’accomplir requiert un effort régulier qui engendre une certaine peine. Mais cette souffrance est temporaire et supportable, tandis que le mal-être est énorme et constant pour ceux qui sont restés sur le ferry, à l’étroit dans des cabines identiques et impersonnelles.
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La route est longue pour celui qui poursuit un rêve que lui seul comprend. Mais peu importe. Ce rêve se suffit à lui-même. « Soit le réalisateur de ton rêve, et non l’être frustré qui contemple un rêve inaccompli », me disais-je chaque matin à l’aube. « Tu peux mourir demain, me disais-je encore, car elle n’arrive pas qu’aux autres cette mort. Imagine toi à la veille de ton décès : serais-tu fier de ce que tu as accompli ? ». Cette question me hante et me guide. Arrivé sur le rivage désertique de ma renaissance, seul au monde, j’ai trouvé une barque et des rames, qui représentent les talents dans cette allégorie. À côté du gros ferry, ils avaient piètre allure mes talents, mais ils étaient miens. J’ai enfin pris la mer. Et j’étais aux commandes. Dans la petite embarcation, j’ai aussi trouvé une lunette, pour garder un œil sur ma destination, ce futur que j’avais imaginé, ce vers quoi je tendais, ce qui me procurait de la passion et ce pour quoi je suis fait. Ma motivation et mon intention. Ma cause finale. Matelot solitaire, il faut s’armer de volonté pour se focaliser sur le cap qu’on s’est fixé. Ramer encore et toujours. J’entrais dans l’ère du sacrifice. Je sacrifiais celui que j’étais pour celui que je n’étais pas encore. La Mer était souvent déchaînée. Partout l’adversité
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s’étendait. Personne pour vous aider. Seul le terrible labeur et l’action quotidienne comptaient. Ramer, voilà tout. Le travail, ces milliers de coups de rame, affinait mes talents ; c’est une tâche harassante, mais elle est d’intérêt public, car sans t’en rendre compte tu sers les autres, en devenant celui que tu veux être. Au-dessus de ma tête, rien qu’un ciel capricieux et menaçant. Mais rien de grand ne s’accomplit sans foi. Et pour alimenter cette foi en l’avenir, j’ai regardé le chemin parcouru et constaté que je m’étais rapproché du but. J’ai savouré l’effort fourni et j’étais chaque jour reconnaissant. Tous les grands de ce monde étaient, sont et seront des êtres de foi, et par foi je n’entends guère la pratique d’un culte, ni même la foi en un dieu: je parle de la foi en soi-même, en son idéal de réalisation, en un avenir radieux. Car tôt ou tard apparaît l’île, identique à la vision qu’on s’en faisait. Une sensation de bien-être s’empare alors de vous. Les joues rougies par l’émotion, le poil hérissé et le cœur léger, vous mettez le pied sur votre île. L’auto-réalisation est en soi un enseignement qui peut inspirer les autres. C’est une incitation au voyage intérieur. Je ne crois certes pas qu’on puisse inculquer un quelconque savoir, car rien ne saurait être transféré d’un individu à l’autre, comme on
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transvase de l’eau. Mais je crois que la façon dont on mène sa vie peut guider les autres… Les Anciens qui pratiquaient la maïeutique en savaient quelque chose : en guise d’enseignement, on ne peut qu’accoucher les âmes, sortir ce qui est déjà en l’autre. Cet enseignement n’est qu’affaire de réminiscences. À tous les voyageurs j’adresse un dernier message : les gens qui vous ont déclarés fou à la veille de votre départ, sont les mêmes qui viendront en toute hâte vous taper sur l’épaule en vous félicitant. C’est là la force d’entraînement qu’exercent ceux qui s’accomplissent, c’est là leur différence sur les cols apprêtés, conformistes jusqu’à la moelle. Deviens en acte ce que tu n’es qu’en puissance, et tu mouvras le monde… « Et si l’on chavirait en chemin ? », crois-je entendre. Eh bien, nous n’aurons pas vécu en vain dois-je répondre. Le voyageur ne s’attarda pas. Sa bière à peine terminée, il paya l’addition, rassembla ses affaires et s’en alla. Il existe une autre île, derrière l’île, là-bas au loin, plus loin encore. Il lui faut repartir, chers compagnons, car le voyage intérieur continu sans cesse…
Humain, pas humain
2024 : L’Agence Spatiale Européenne lance PLATO, un programme pour repérer des exoplanètes, c’est-à-dire des planètes en dehors de notre système solaire. 2050 : La Terre est en proie à la surpopulation, à la pollution, au manque d’eau et aux guerres. Les États se disputent de maigres ressources. Côté science, on essaye des greffes bioniques sur des blessés de guerre et on repère enfin une exoplanète habitable. 2420 : Premières colonisations spatiales… Je vis sur l’exoTerre originelle. J’appartiens aux premières générations de colons terriens. Je n’ai pas de nom, mais un numéro de série que je vous épargnerais. Je suis potentialisé à plus de 75%, c’est-à
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