Humanite amelioree

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Humanité Améliorée



Michael KLAWITER

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I

Je suis en train de mourir. J’ai vécu suffisamment longtemps, et j’en ai vu assez pour quitter ce monde sans regret. Une seule crainte subsiste cependant dans mon esprit, que vous reproduisiez les mêmes erreurs. 11

J’ étais au cœur du conflit qui a redéfini notre civilisation, et ce sont ses séquelles qui vont bientôt m’emporter. Je ne peux me résoudre à vous laisser sans cet avertissement ni laisser à certains l’occasion de renier ou de pervertir notre réalité. Le monde a basculé en 2047, mais ce bouleversement n’ était que le résultat d’un processus en gestation depuis plusieurs décennies. La folie qui fit son apparition changea à jamais l’ humanité. Une infime partie de la population résista aux chants des sirènes, et les protestations à l’encontre de cette pratique se soulevèrent peu à peu. Mais le monde sombra dans le chaos. Voici l’ histoire telle qu’elle s’est réellement déroulée. Raconté par un homme qui a choisi de rester Humain. Une véritable chronique de l’Humanité. *


Michael Klawiter

Une averse se déchaînait cette nuit-là sur la Haute-Ville, et les rues étaient devenues désertes, à l’exception des passants qui, surpris par la pluie, couraient vers le refuge de leur domicile. Tant mieux pour l’homme qui attendait au détour d’une ruelle, dans un quartier éloigné du centre, à la limite des accès vers la Basse. Calme, il demeurait néanmoins alerte, prêt à réagir au moindre signe de danger. Si le passage des habitants de la Haute dans cette partie-là de la ville était rare, il arrivait qu’une patrouille, cherchant à paresser plutôt que d’effectuer ses rondes, s’aventurait dans ce coin, afin de bénéficier de la discrétion qu’il offrait. Néanmoins, avec ce temps qui inondait les rues, les chances de rencontrer des Miliciens étaient minces.

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La pluie tombait sur lui, les gouttes s’infiltrant sous ses vêtements malgré son imperméable noir. Le dos contre le mur, le manteau qu’il portait ne dévoilait rien de sa silhouette athlétique. Depuis le temps qu’il attendait, il était trempé. Un frisson aurait dû lui parcourir l’échine, mais l’homme ne sentait rien. Un observateur aurait été irrémédiablement attiré par son visage, même dissimulé par la nuit. Il ne pouvait pas être qualifié de beau, car ses traits semblaient accuser le coup des années, alors qu’il approchait à peine de la trentaine. D’habitude soigneusement entretenus, ses cheveux recouvraient en ce moment un front haut, qui cédait sa place à un nez droit, entouré de pommettes saillantes, et une barbe de quelques jours entourait ses fines lèvres. Il en résultait un étrange contraste, rendant impossible la moindre indication sur son identité ou son statut. À un détail près, le bleu perçant de ses yeux, brillants, clairs, froids, son regard suscitait autant la crainte que le respect. Même si chacun savait d’où provenait cette couleur, ce bleu particulier et artificiel, ses iris en dégageaient une variation unique et plus intense. Quelques mètres plus loin, au bout de la ruelle, qui débouchait sur une artère perpendiculaire plus large, des éclats de rire attirèrent son attention, et ses sens s’éveillèrent immédiatement. Un jeune couple, visiblement ivre, apparut dans son champ de vision. Sans le remarquer, ils continuèrent leur chemin de leur démarche insouciante,


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malgré la pluie. L’homme souffla pour calmer le processus qui s’était déclenché en lui. Pas d’ inquiétude à avoir… Elle était en retard. Ce n’était pas la première fois, mais il commençait à s’impatienter, car il avait d’autres projets qui requerraient son attention. Malgré tout, il espérait que rien ne lui était arrivé. Son inquiétude concernait autant cette femme que le paquet qu’elle lui destinait. En périphérie de la Haute-Ville, des postes de garde avaient été établis, mais ils ne surveillaient aucun des chemins qu’elle aurait pu emprunter, dont d’ailleurs, les Miliciens ignoraient l’existence. Il se rendit compte que ses mains tremblaient, sans que la nervosité ni le froid n’en soient responsables. Un des symptômes du manque. Il avait épuisé ses dernières doses la veille, et elle seule pouvait le fournir rapidement. Par réflexe, il sortit une flasque de sa poche, et but une gorgée du liquide qu’elle contenait. L’alcool lui brûla la gorge, mais dans son état, ses effets se firent ressentir instantanément, et il sentit sa tête tourner. En temps normal, une bouteille de whisky entière l’aurait à peine réchauffé. Un des inconvénients majeurs de sa nouvelle constitution. En portant de nouveau la flasque à ses lèvres, il se maudit. Il détestait cet état, la faiblesse qui s’emparait de son corps et de son esprit. Contre sa volonté, il s’était malgré tout habitué à ses nouvelles capacités qui oblitéraient tous les défauts de l’être humain. Le contrôle semblait lui échapper. Et maintenant, l’attente devenait aussi interminable et douloureuse que les effets de son sevrage. « Tu as une tête affreuse », déclara soudainement une voix féminine. Ignorant la réflexion, il leva les yeux vers la voix. Leur dernière rencontre remontait à quelques mois, et elle n’avait pas changé depuis. La manière dont elle se tenait, malgré sa taille moyenne, l’amusait à chaque fois. Droite et fière, prête à prendre le monde d’assaut. Elle avait la peau mate, et son visage affichait toujours la

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même détermination qu’il lui connaissait si bien, malgré la tristesse de ses yeux verts. Ses cheveux noirs avaient été coupés, et l’hématome encore visible au coin de sa mâchoire signifiait qu’il y avait eu de l’action récemment. C’était lui qui lui avait donné ce conseil, de sacrifier sa chevelure pour éviter qu’un adversaire ne s’y agrippe lors d’un combat. Elle avait l’air fragile, mais il savait que les apparences étaient trompeuses. Il en avait d’ailleurs fait les frais auparavant. Les exigences du métier, en quelque sorte, et souvent, de sa survie. Sa tenue avait son importance également. Elle lui permettait de se déplacer rapidement, et en révélait aussi suffisamment sur ses formes avantageuses. Lorsqu’elle faisait une mauvaise rencontre, elle pouvait ainsi lui octroyer quelques secondes de surprise chez ses adversaires, une distraction qui lui avait déjà permis de faire la différence entre la vie et la mort. « Ravi de te voir aussi. Tu as quelque chose pour moi ? » 14

Elle sortit un petit paquet de son sac, pas plus gros qu’un poing, et le lui lança à contrecœur. « Je pense que ça te tiendra suffisamment longtemps. C’est tout ce que j’ai pu voler récemment », expliqua-t-elle. L’homme murmura un « merci » presque inaudible, alors que ses mains s’acharnaient déjà à ouvrir le paquet. Son contenu révéla des pilules couleur azur, il en saisit une et la plongea instantanément dans sa bouche. Pendant ce temps, elle détourna les yeux. Avant même que la substance ne fasse effet, il commença à se sentir mieux, et ses mains avaient cessé de trembler. Au bout de deux minutes, il avait retrouvé toutes ses capacités. Une épaisse plaque de tôle attira son attention, et il se dirigea vers elle. Son poing s’écrasa sur le métal, et la froissa. « Merci. »


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Elle ne répondit pas tout de suite, mais la colère dans son regard s’exprimait déjà pour elle. « Nous pourrions t’aider, tu le sais », tenta-t-elle. Un rire sarcastique accueillit sa timide proposition. « Et quand l’un de vous essaiera de m’égorger dans mon sommeil, comment envisages-tu la suite des événements, avec un Amélioré et un cadavre sur les bras ? » Lorsqu’il continua, plus aucune trace d’ironie n’était décelable dans sa voix. « Si j’en suis là aujourd’hui, c’est à cause d’eux. Et je ne me cacherai pas, comme vous, sous la Plaque, à tenter de survivre un jour de plus, à jouer à la résistance. Malgré eux, ils m’ont donné un pouvoir, et je compte bien l’utiliser à mon avantage, quoiqu’il m’en coûte. – Et si je n’étais pas là ? », hurla-t-elle. Son discours la rendait furieuse. Toujours les mêmes propos, entendus des dizaines de fois. Parfois, elle se demandait s’il n’était pas déjà devenu complètement comme eux, se cachant derrière cette façade artificielle, pour justifier ce qu’ils étaient désormais, plus vraiment des hommes, mais quelque chose d’autre. Et toujours ces yeux bleus qui la regardaient, cette distinction physique entre ceux qui avaient choisi de conserver leur humanité, et les autres, qui l’avaient reniée. Elle laissa exploser sa colère. « Et si je n’étais pas là, comment ferais-tu ? Tu aurais pu choisir une autre voie. Peut-être que nous sommes plus faibles, moins nombreux, mais nous nous battons pour une cause. Tu crois que tu es le seul à qui ils ont pris quelque chose ? – Ils m’ont volé ma vie. Et je vais leur faire payer dès ce soir. Kreutz sera le premier. Je l’ai retrouvé. »

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L’évocation de ce nom lui serra la poitrine, et lui coupa le souffle. C’était l’effet qu’il escomptait, et il enchaîna alors qu’elle était toujours déstabilisée. « Tu devrais me remercier, je le fais aussi pour toi. » Le corps de l’homme réagit instantanément lorsque son cerveau identifia la menace. Ce n’était pas un réflexe, mais une réaction calculée et adaptée, et beaucoup plus rapide. Un léger pas de côté lui fit éviter la gifle qu’elle tentait de lui assener, et une fraction de seconde plus tard, elle se retrouvait à genoux, le bras fermement bloqué dans son dos. « Quand est-ce que tu apprendras ? murmura-t-il en relâchant sa prise.

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– Tu es pathétique, dit-elle en se relevant, le visage de marbre. Ça c’est passé il y a tellement longtemps. Il y a tant de morts des deux côtés. Peu importe qui a porté le coup fatal dans ce carnage. » En tournant les talons, elle s’adressa une dernière fois à lui. « Tu sais où me trouver. » Il voulut dire quelque chose, mais elle s’éloignait déjà en courant. Elle le fuyait, et il ne pouvait que la comprendre. Son visage s’assombrit alors qu’elle disparaissait dans la nuit. En courant, elle résista à l’envie de se retourner, de repartir dans l’autre sens, une envie qui lui rongeait les entrailles. Bien que personne ne puisse la voir à ce moment, elle remercia la pluie qui lui permettait d’oublier les larmes qui coulaient sur ses joues. Comment avaient-ils pu en être arrivés là ? Malgré cela, elle savait qu’elle répondrait présente à son prochain appel. Comme à chaque fois, même si cela la rendait misérable.


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À bout de souffle, elle s’offrit un moment de répit, mais sans baisser sa garde. Elle devait rester concentrée, car le danger pouvait surgir de n’importe quel coin de rue. En relevant la tête à la recherche d’un point de repère, la jeune femme aperçut les ruines familières d’une église, qui avait été détruite quelques années auparavant. Une poignée de secondes lui suffirent pour repartir en courant vers sa destination. Rapidement, les ruelles étroites et sombres qui défilaient dans son dos cédèrent la place à une grande avenue illuminée, qui marqua un arrêt dans sa course. S’approchant doucement de l’intersection, elle pencha la tête derrière le mur qui faisait l’angle pour observer les alentours. Sur sa droite, l’avenue débouchait immédiatement sur le Pont de l’Espoir, sobriquet ridicule qui lui avait été attribué sitôt la guerre terminée, en l’honneur des vainqueurs. Il surmontait le fleuve qui contournait la ville, permettant d’alimenter certaines hydro-usines de la périphérie. Un accès vers la Basse-Ville, prétendument condamné, se situait en contrebas, près du quai sous la structure, pratiquement au niveau de l’eau. La menace provenait de l’autre côté. À gauche, trois soldats étaient postés, au pied d’une tour de guet. Au sommet de celle-ci, la jeune femme parvenait à distinguer la silhouette d’un quatrième soldat, qu’elle devinait armé d’un fusil de précision, contrairement aux armes automatiques des patrouilleurs. Son visage, pourtant tendu, esquissa un sourire, celui d’un enfant qui s’apprête à faire une bêtise. Elle n’avait d’autre choix que de s’engouffrer sur l’avenue pour traverser le pont. Chercher un autre accès lui ferait perdre trop de temps, et plonger dans la rivière s’avérerait trop dangereux par cette température, si la hauteur de la chute ne lui brisait pas les os d’abord. Elle le savait, et elle appréciait le défi. Cent cinquante mètres la séparaient de son objectif. À cause du sniper, elle aurait normalement couru en zigzaguant, mais les miliciens au sol auraient le temps de la rattraper et de faire feu avant qu’elle ne puisse se dissimuler à couvert. Après une profonde inspiration, elle s’élança dans la lumière de l’avenue. Dix mètres. Les gardes ne l’avaient pas remarquée. Pourvu que cela dure. Cinquante mètres. Elle filait à toute vitesse vers la rambarde du pont, avec l’intention

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de bifurquer au dernier moment pour sauter en contrebas sur l’escalier qui lui permettrait de s’échapper. Toujours rien du côté de l’adversaire. La chance lui sourirait peut-être. Cent mètres, la fuite était désormais toute proche. Des cris retentirent dans son dos. Allez ma fille, un dernier effort. La provenance des voix ne laissait aucun doute, et même si elles demeuraient incompréhensibles, leurs intentions étaient claires. Un courant d’air frôla ses cheveux. Le tir du sniper la rata, et elle courait toujours. Les soldats visaient de leur mieux, mais elle était loin devant. Cent trente mètres. Elle s’apprêta à puiser dans ses dernières ressources pour prendre son élan. Derrière elle, les tirs redoublaient, se rapprochant dangereusement, même si elle restait toujours hors de portée. Un deuxième tir du sniper fit exploser le bitume, là où se trouvait son pied un instant auparavant. L’escalier apparut enfin devant. Plus que quelques mètres, et elle serait à l’abri. Lorsque sa hanche la lança soudainement, elle comprit qu’elle n’y parviendrait pas. La douleur traversa son corps, et elle s’effondra sur le sol. Déjà, les pas des soldats se faisaient plus distincts, et l’homme sur la tour devait avoir fini de recharger. Une cible facile, voilà à quoi elle se trouvait réduite. Mais elle ne les laisserait pas la prendre vivante. Une seule option demeurait. Mobilisant ses dernières forces, elle se releva, une main sur sa blessure pour empêcher le sang de couler, l’autre sur la rambarde du pont, elle poussa une dernière fois sur ses jambes, et bascula par-dessus. Son corps demeura suspendu quelques instants, puis plongea de plus en plus vite vers la rivière. Le choc de l’eau lui fit perdre connaissance, et elle sombra dans les ténèbres. * Alors qu’il pénétrait dans l’appartement en traînant les pieds, il laissa la porte claquer violemment derrière lui. Ces rencontres le perturbaient toujours, même s’il s’efforçait de ne rien laisser paraître devant elle. La substance était censée dissiper instantanément ce genre de sentiments, mais dans son cas, cela s’avérait sans succès. Etait-ce son subconscient qui lui jouait des tours, qui tentait de sur-


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monter ce blocage pour prouver malgré tout qu’il demeurait, enfoui au plus profond de lui, une part d’humanité qui survivait ? Souvent, cette pensée l’effleurait, mais il la chassait immédiatement. Pour cette fois-ci, il laissa la drogue reprendre le dessus, et une barricade de rationalité et de pragmatisme mit fin aux sentiments qui le dérangeaient. La fille pouvait attendre, contrairement à ses préparatifs. Cette nuit était primordiale, car sa cible se trouverait seule. Après avoir retrouvé sa trace, il l’avait espionné pendant des semaines, et il ignorait quand une telle opportunité se présenterait de nouveau. Déterminé, il se dirigea vers la chambre à coucher. En guise de lit, un matelas peu confortable reposait à même le sol, au pied d’un panneau couvert de photos, de documents divers, et de plans. Le reste de l’appartement n’avait rien d’un nid douillet, et donnait plus l’impression d’un point de chute pour un homme recherché. Ce refuge était situé dans une des nombreuses zones résidentielles abandonnées lors de la Transition. Cela faisait des années que les anciens propriétaires avaient décampé vers la Haute-Ville, et même si plus personne ne venait mettre les pieds dans ce coin, il changeait d’endroit régulièrement. Les adultes ne l’inquiétaient pas tant que ça, mais souvent des adolescents venaient errer dans ces immeubles vétustes, pour se défoncer et pour trouver des sensations fortes. Après avoir une dernière fois parcouru les documents devants lui, l’homme se dirigea vers la pièce principale, où il avait déposé le précieux colis. La bouteille de whisky bien entamée, posée sur le comptoir d’une ancienne cuisine, attira immédiatement son attention. Il se servit un verre, et cette fois, ne ressentit rien. Alors qu’il savourait le goût de l’alcool, ses pensées l’emportèrent vers l’origine de cette bouteille. Trente ans d’âge, et provenant de la réserve personnelle du Prométhéen. Aujourd’hui encore, avec ou sans les effluves de la substance dans son corps, il était incapable de dire s’il avait été intrépide ou incroyablement stupide de voler cette bouteille. Cependant, alors qu’il avalait une nouvelle gorgée, il avait prouvé à cet homme qu’il était vulnérable, et ne serait-ce que pour cet avertissement, le jeu en avait valu la chandelle.

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