Imaginaire... Encore que

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2e Imaginaire... Encore que Jean Dornac





Imaginaire... Encore que


ISBN : 978-2-36673-199-6 © Jean Dornac, Imaginaire... Encore que, 2015


Jean Dornac

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Loustic le moustique

L’histoire que je veux vous conter n’est certes pas ordinaire. Il y a de quoi s’esclaffer si je vous dis qu’il s’agit de l’amitié entre un moustique et un humain, moi, en l’occurrence… Ah, je vois à vos mines dubitatives, votre scepticisme grandiose… Je ne vous en veux pas, c’est tout ce qu’il y a de plus normal. J’ai décidé, lorsque nous avons fait connaissance, lui et moi, de le nommer « Loustic ». C’est un sacré plaisantin, facétieux en diable, goguenard et rigolard comme un vrai Gaulois après une soirée arrosée à l’hydromel. Mais, me direz-vous, à quelle occasion avez-vous fait connaissance, tous les deux ? Et je vous rétorquerai qu’il est étonnant que vous ne me demandiez pas avant tout comment il se fait qu’il parle et que je le comprenne ! Puisque vous voulez savoir à quelle occasion, je vais vous le dire. C’était au cours d’une de ces nuits quasi tropicales que nous connaissons, désormais, sous nos contrées dites « tempérées ». Je cherchais désespérément un

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peu de fraîcheur dans mon studio surchauffé depuis quelques semaines déjà avec des températures aussi folles que nombre d’humains, des températures de l’ordre de 38° à 40°. Mes fenêtres étaient grandes ouvertes sur une nuit qui transpirait, elle aussi, une pénible chaleur. Je regardais, innocemment, un film peu enthousiasment à la télévision. Tout le monde sait que les programmes de l’été sont proches de la nullité avérée. Non, non, n’ayez crainte, je ne m’égare pas. Ce fait a son importance. Pourquoi ? Tout simplement parce que mon regard quittait négligemment le petit écran et traînait, selon l’humeur du moment, du côté des fenêtres ouvertes, de l’écran de mon ordinateur toujours allumé et sur les murs de mon studio où sont accrochées quelques copies de tableaux de maîtres. 10

Soudain, mon regard fut attiré par un objet volant d’une taille non négligeable. Plus petit qu’un oiseau ou une chauve-souris, mais plus grand qu’un moustique. Je ne fus pas effrayé car je reconnus rapidement un « cousin ». Il est un tantinet inquiétant, vu comme ça, mais en fait, il est parfaitement inoffensif. Il n’empêche, je n’avais nulle envie d’avoir cet hôte à quelques poignées de minutes de me coucher. Je me mis donc en devoir de le chasser mais sans le tuer bien sûr. C’est fou, cependant, ce qu’une grosse bestiole de ce genre peut être rapide ou alors c’est fou ce que j’ai vieilli… Alors que la bataille faisait rage, soudain, j’ai entendu une sorte de rire aussi sardonique qu’aigu. Là, j’ai eu


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un haut-le-cœur ! Me tournant en tous sens, je ne vis personne dans mon studio. Pourtant, le rire continuait et s’accentuait à mesure que je ne parvenais pas à chasser l’importun cousin. Pour me rassurer, je me suis dit qu’il s’agissait de mon acariâtre voisine d’à côté dont la fenêtre fait l’angle de l’immeuble avec la mienne. Je ne sais plus comment ni au bout de combien de temps, mais finalement, je réussissais à faire partir le maringouin. Quelque peu épuisé, je me laissais choir dans mon vieux fauteuil à la toile bien usée. À peine posé, j’entendis distinctement un tonitruant, bien que faible : « clap, clap, clap » tout de suite suivi d’un moqueur : « il t’en a fallu du temps ! » Je me relevai d’un bond, cette fois franchement inquiet, la voix étant toujours aussi aiguë, mais je devais me rendre à l’évidence, il ne s’agissait pas de ma vieille voisine. Ses fenêtres étaient fermées et je me rappelai, enfin, qu’elle était partie en vacances deux jours plus tôt. Armé de mon téléphone portable qui, à l’occasion, fait une excellente torche, je me mis à scruter toute ma pièce. En vain, et pourtant, le petit rire quasi sadique continuait tout en se déplaçant rapidement. Bien que mon ouïe fût gravement déficiente, tout d’un coup, j’entendis un « zzzzz » caractéristique de méchant moustique ! Avec ma lampe-téléphone, j’eus vite fait de le repérer. Le rire avait cessé dès l’instant où l’insecte piquant s’était posé sur mon bureau, tout près de l’ordinateur. La bestiole, qui semblait apeurée, ne bougeait plus. Et la voix s’était

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tue. Mes neurones ne firent qu’un tour, mais alors plus que rapide. La voix ne pouvait venir que de « ça » ! Mais aussi vite, je me repris en me disant qu’un moustique, ça ne parle pas ! Ou alors, c’est que je devenais fou et pas qu’un peu !

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Je pris, très doucement, une chaise me permettant d’être à la bonne hauteur pour observer la chose, sans gestes brusques et sans quitter des yeux la bête qui semblait, elle aussi, m’observer intensément. Nous sommes restés ainsi, à nous regarder bêtement, tous les deux, au moins durant une demi-heure. De temps en temps, pris de tics nerveux, je me grattais qui les bras qui le cuir chevelu. Chaque fois que je faisais un tel geste, le moustique, avec sa trompe, faisait la même chose. Heureusement que personne ne nous voyait… N’en pouvant plus, un peu angoissé, j’ouvris la bouche et interpellant la bête, je lui lançais : — C’est toi qui as ri et parlé, tout à l’heure ? — Qui veux-tu que ce soit, ballot ? Tu vois bien que nous sommes seuls dans cette pièce, toi et moi ! Ts, ts, ts… J’en eus le souffle coupé, les jambes tremblantes ! J’avais face à moi, un moustique qui parlait et, qui plus est, il parlait ma langue parfaitement ne serait-ce un léger accent qui me semblait venir du sud…


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Me ressaisissant, me trouvant parfaitement ridicule, j’entamais ce dialogue de fou : — Je vais me réveiller ! Ce n’est pas possible qu’un moustique parle, on n’a jamais vu ça… À nouveau sarcastique, le moustique laissa tomber froidement : — Et pourtant, c’est bien à moi que tu parles, banane ! — Certes, mais ce n’est pas normal, avoue ! — Ben, moi, je ne trouve rien à y redire… — D’où viens-tu ? — Du sud… — Je l’aurais parié, vu ton accent ! — Je n’ai pas d’accent, c’est toi qui en as un ! — Passons… de quel endroit précis viens-tu ? — Je ne sais pas le nom exact, mais je suis sorti d’une grande mare près d’une usine chimique, à ce que l’on m’a dit… Un endroit, en fait, où les gens font des manipulations sur les gènes… — Quoi ? Ils ont osé manipuler tes gènes pour te donner le langage ? — C’est plus compliqué… Comme tous les individus de mon espèce, ma mère m’a pondu dans l’eau, un bassin de cette usine. Je suis devenu larve, bien sûr, et j’ai grandi très vite, il y avait beaucoup de délicieuses bactéries dans ce bassin. Un vrai dessert. Au bout de quelques jours, me sentant prêt, je me suis transformé en nymphe. Pas marrant les deux ou trois jours qui ont suivi. Dans mon petit corps, tout gargouillait, en fait, tout évoluait et ça fait mal… J’ai fini par en avoir ras le bol et je me suis immobilisé à la surface de l’eau du

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bassin. À vrai dire, je n’avais conscience de rien, tout est automatique à ce stade de notre vie. À un certain moment, j’ai eu une grosse douleur. C’était ma robe de nymphe qui se déchirait sans que je n’aie fait la moindre bêtise ! Et là, miracle, mes ailes se sont déployées et j’ai commencé à voler ! Wow ! Si tu savais la jouissance que c’est ! Voler, être libre, tout droit ou en zigzag, ou encore en rond ! Qu’est-ce que j’ai rigolé durant ce premier vol, d’autant que je n’étais pas seul, nous étions très nombreux de mon espèce à réaliser ce premier exploit ! — Tout ça c’est bien beau, mais ça ne m’explique pas pourquoi tu sembles capable de réfléchir et parler avec ton ridicule cerveau ! — Sois poli, s’il te plaît ! Mon cerveau est petit, mais je l’utilise totalement alors que, toi et les tiens, vous gaspillez quatre-vingt-dix pour cent de sa capacité ! — Puisque tu es un intello, dis-moi pourquoi tu parles, pourquoi cette anomalie que tu es ? — Je ne peux pas t’expliquer dans le détail, mais pendant ce premier vol d’essai, l’usine a lâché un nuage étrange, tant en couleur qu’en odeur. Insouciant, j’ai foncé dedans, ça m’amusait. J’ai beaucoup toussé, j’ai cru que j’allais mourir même si je ne savais pas vraiment ce que ce mot voulait dire à cet instant. Soudain, j’ai senti une immense fatigue, un épuisement plus que surprenant. Je me suis vite cherché un abri. Sortant de l’enceinte de l’usine et de mon bassin nourricier, j’ai trouvé très vite refuge dans le creux d’un tronc d’arbre mort à moitié enfoui dans l’eau d’une mare, tout à côté. Et je me suis tout de suite endormi…


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— C’est tout ? — Ne sois pas si pressé, andouille !… Quand je me suis réveillé, j’avais mal à la tête, ma trompe était curieusement recourbée. J’ai tenté de voler, pas moyen. Je me suis posé beaucoup de questions jusqu’au moment où je réalisais que je pensais ! Donc, j’étais ! Donc, je suis ! — C’est l’étrange nuage qui a provoqué cette mutation ? — Quoi d’autre ? Mais je pense que déjà l’eau du bassin n’était pas très claire. Il m’est d’avis que l’usine se débarrasse pas très légalement de ses déchets… — Tu serais donc passé dans un nuage de gènes transformés pour ne pas dire trafiqués… — Hé oui ! Et voilà ce que ça donne ! Pas mal, non ? ajouta le moustique se dressant sur ses pattes plus fier qu’un toréador. Je me tus un long moment. Je n’en revenais pas. Ainsi, ce moustique, pour un simple passage dans un nuage un peu chargé, aurait changé au point de pouvoir réfléchir et parler. Normalement, les transmutations génétiques ne se font pas en un instant… À moins que… mais oui, c’est ça… L’eau du bassin ! Elle avait nourri la bête durant toute sa maturation ! Le nuage achevant le travail ! C’est délirant, débile, mais quelle autre explication ? À ce stade de mes réflexions solitaires, le moustique vint se poser sur mon bras droit. J’eus un geste brusque, un réflexe inné ! Mais au moment où ma main gauche allait écraser la bestiole, celle-ci dans

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un effort désespéré réussit à s’échapper. J’étais confus, comme tous les réflexes, ce geste n’était pas réfléchi. Le moustique me regarda d’un air méchant et cria : — Assassin ! — Mais non, je ne voulais pas… — Mais tu l’as fait, brute ! Et pourquoi ? — Je ne voulais pas que tu me piques ! C’est désagréable et ça démange des heures durant ! — Tartine ! Je suis un mâle, je ne pique pas ! — Ah oui ? Et à quoi pourrais-je deviner que tu es un mâle ? — Ignare ! Regarde un peu mes antennes ! Tu vois comme elles sont plumeuses ? Et puis, regarde bien ma trompe… Elle n’est pas rigide ! Comment veux-tu que je te pique avec ce truc ridicule ? — Elle te sert à quoi, alors, ta trompe mollassonne ? — Elle me permet d’aspirer le nectar des fleurs. Un délice ! Tu devrais essayer ! Ce dialogue absurde se prolongea durant la nuit. J’étais surpris qu’un moustique ait pu parcourir une telle distance depuis son lieu de naissance jusqu’à mon domicile dans la capitale des Gaules. Vraiment intrigué, les mâles ayant la réputation de ne pas parcourir plus de trente kilomètres durant leur brève vie, je finis par demander à mon curieux compagnon : — Tu as quel âge, moustique ? Et pourquoi être venu jusqu’ici puisque tu dis que tu es né dans le sud ? En fait, comment as-tu fait pour voyager aussi loin ?… Et puis pourquoi t’être arrêté chez moi ?


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— Oh là, du calme, une chose après l’autre !! Mon âge ? Je l’ignore, mais ça ne date pas d’hier, crois-moi ! Mais à compte d’hommes, je pense avoir deux ou trois ans… — Autant que ça ? Mais ça n’existe pas dans ton monde ! — Et pourtant… Pourquoi suis-je venu jusqu’ici ? Ben, tu es au courant que le climat change, je suppose. Là où je suis né, la chaleur n’a pas cessé d’augmenter ces dernières années. — Ben, vous aimez la chaleur, vous autres ! — La chaleur oui, mais avec l’humidité si nous voulons survivre… Or, les unes après les autres, les mares se sont asséchées… L’émigration est devenue une question de survie… — Tu veux dire que tous les individus de ta race remontent vers le nord ? — Ils auraient aimé, mais je suis le seul de ma couvée à y être parvenu. — Ah ? Pourquoi ? — Tant pis pour ma modestie… Mon intelligence exceptionnelle m’a permis de réfléchir et de trouver la solution pour remonter jusqu’ici. — Oui, très modeste, je vois… Mais encore ? — Eh bien, je me suis installé dans un camion de marchandises, des fleurs au sublime nectar. Bien sûr, j’avais veillé à ce que l’engin remonte vers le nord. — Et comment ? — Mais en lisant sa destination, banane ! — Parce que tu sais lire aussi ?

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— Évidemment ! Bref, je suis monté dans le camion hier matin et me voilà dans ta ville… — Tu vas être déçu, ici également il fait de plus en plus chaud… — Oui, mais en regardant la météo, j’ai vu qu’il pleut de temps à autre. Donc cela devrait aller. Sinon, je remonterai plus au nord encore.

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La bestiole se tut un long moment comme si elle réfléchissait. Mais moi, je voulais en savoir plus, bien plus. Je repris donc en lui demandant : — Je ne comprends pas pourquoi tu es venu chez moi ni pourquoi tu sembles vouloir t’installer si, du moins, le climat local te le permet… — Pourquoi chez toi ? Ben c’est simple… Tu es le premier qui me comprend, qui m’écoute et me répond ! J’ai essayé avec d’autres de ta race, ça ne marchait pas. — Ah… c’est peut-être parce que je suis sourd et que je porte des appareils de haute technologie ? — Peut-être, peut-être pas, qu’importe ! Je te trouve sympathique, je sens que tu ne chercheras pas à me tuer, donc je reste avec toi !… Mais, tu sais, je suis très fatigué, le voyage a été long… J’ai besoin de dormir… Pas toi ? — Si et ça fait un moment. Tu vas dormir où ? — T’occupes, je me débrouille… Je te réveille à quelle heure ? Je préférai ne pas répondre tant la question, venant d’un moustique, me semblait saugrenue. Sonné par cette aventure pour le moins étrange, je me couchai et


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m’endormis rapidement. Ma nuit fut des plus pénibles, hantée de nombreux cauchemars, peuplée de moustiques géants, surtout des femelles prêtes à me dévorer. Au petit matin, alors qu’enfin mon sommeil était calme et sans mauvaise image, soudain, un grand bzzzzz me fit sursauter. Machinalement, je criai et me débattais, cherchant à trouver et écraser la bête, forcément piqueuse, qui osait voler près de mon oreille. Un cri rageur répondit à mes gestes : — Tu veux encore me tuer, ça va pas la tête ? Je reconnus immédiatement la voix du moustique parleur et me réveillai pour de bon. Je me levai sans enthousiasme réalisant que je n’avais pas rêvé, que ce moustique parlait effectivement et qu’il était en train de s’installer chez moi comme s’il s’agissait d’un vieux copain d’école. Machinalement, je préparai mon petitdéjeuner, m’assis à ma table de salon et commençai à manger. Le moustique s’installa devant moi, à moins d’un mètre, mais suffisamment loin pour ne pas risquer quelques gouttes de café sur ses ailes. Il me regarda d’un air tellement ahuri que je ne pus m’empêcher de rire aux éclats. Curieusement, il prit peur, mon rire étant sans doute un peu fort. Comme je me calmai, il fit le clown, oui, oui, le clown ! C’est curieux pour un moustique, mais c’est bien ça. Je sus, de suite, quel nom lui donner : — Moustique, je vais t’appeler « Loustic » ! Tu me fais trop rire ! — Oui, ça me plaît !

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— Tu as mangé ? — Oui, je suis sorti et allé chez ta voisine. Elle a des fleurs à nectar tout à fait délicieuses… Dis, homme, ce serait bien que tu m’en achètes, au cas où elle me prendrait pour une piqueuse et m’écrase de sa main toute ridée…

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Loustic, sans le savoir, me tendit une perche que j’attendais depuis longtemps. Je lui lançai : — À propos de femmes ou plutôt de femelles… — Oui ? — Tu as déjà fait l’amour à une de tes congénères ? — Faire l’amour ? Quid ? — Je vois, intello mais pas romantique… Autrement dit, t’es-tu déjà accouplé avec une femelle de ton espèce, pour la féconder et en assurer la survie ? Loustic se tut un moment. Soudain nerveux, il se gratta la tête. Oui, oui, un moustique peut se gratter la tête ! D’un air sournois, il me répondit : — Je ne suis pas fou ! — Pourquoi dis-tu ça ? — Parce que des copains plus âgés m’ont dit que beaucoup de mâles après l’accouplement meurent ! — Ah ? Pourquoi ? — Je n’en sais rien, ils ne m’en ont pas dit plus. Il sont restés très évasif. Ce que je sais, c’est qu’il s’agit d’un sacré boulot ! L’opération peut durer près d’une heure et demie du temps humain. — Wouah, veinard !


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— Je te vois venir, toi tu aimerais bien que ça dure aussi longtemps pour toi ! Cochon, va ! Mais tu ne réalises pas ce que ça représente comme temps pour la vie d’un moustique ! C’est énorme ! Et puis, pas facile à faire. Le plus souvent, ça se fait en plein vol et dans la pénombre. Et puis, il faut presque enfermer la mignonne pour arriver à… à… — Te fatigue pas, j’ai compris… pour arriver à introduire le machin dans le truc… — Oui, on peut dire ça comme ça. J’ai dans l’idée que si nombre de mâles y laissent leur petite vie, c’est justement parce que c’est trop épuisant… Alors, moi, du coup, ça ne m’intéresse pas ! — Tu passes peut-être à côté d’une merveilleuse extase ? — Tu trouves que crever, c’est l’extase ? Ts ts ts… Et si on changeait de sujet ? Plusieurs jours après… Je commençais à m’habituer à la présence et aux jacasseries de Loustic. L’avantage, c’est que j’étais certain qu’il ne me piquerait pas. L’inconvénient majeur, c’est que durant la journée, il me fallait faire très attention de ne pas l’écraser. La nuit, comme moi, il dormait ou partait à la recherche de nectar. En peu de temps, il prit l’habitude de se percher sur l’une ou l’autre de mes épaules, comme un aigle mais en beaucoup plus petit, évidemment ! À vrai dire, sa présence avait quelque chose de réconfortant. Cela faisait tellement longtemps

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que je vivais seul sans l’avoir choisi… J’en avais presque perdu l’habitude de parler et le voisinage me comparait un peu facilement à un vieil ours. J’eus le tort de m’en ouvrir à Loustic un soir de déprime. Je dois avouer que je ne volais pas haut, si je puis dire, ce soir-là. Et j’étais même tellement rase-mottes, que ma déprime se communiqua à mon minuscule ami. Quelle ne fut pas ma surprise, lorsque je vis que l’animal était capable de compassion au point de laisser couler de microscopiques larmes. Avant que je ne me couche, me regardant droit dans les yeux, il m’affirma qu’il allait régler le problème de ma solitude. Il s’envola tout aussitôt par la fenêtre ouverte…

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Une heure plus tard, il revient complètement affolé. Il avait vu, non loin, des moustiques-tigres, horribles à voir, méchants de nature, assoiffés de sang et ne tolérant aucune concurrence d’autres espèces. Celui-là a quelque chose d’un vampire !… Loustic se posa juste devant, tout près du clavier de mon ordinateur. Je plaçai la loupe spéciale que j’avais achetée quelques jours auparavant à peu de distance de son petit corps. Impressionnant ! Il tremblait de la tête aux pieds. Sa trompe était encore plus molle qu’à l’accoutumée et il avait une expression de terreur dans les yeux. Oui, oui, même si vous ne me croyez pas, je parvenais à distinguer cela chez lui, au bout de nos quelques jours de cohabitation. Il ne retrouva un peu de calme que bien plus tard. J’en profitai pour l’interroger : — Comment se fait-il que tu aies eu peur à ce point ?


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— Je voudrais t’y voir, gros malin ! Je volais tranquillement à la recherche de quelques fleurs à nectar. Je te rappelle que tu ne m’en as toujours pas acheté. S’il y en avait, je ne serais pas obligé de mettre ma petite vie en danger chaque fois que je sors ! — Cela ne me dit pas pourquoi tu as eu une telle trouille, Loustic ! — Eh bien, imagine, si tu en es capable que, tout d’un coup, face à moi, j’ai vu arriver à toute vitesse une escadrille de ces vampires. J’ai cru qu’ils fonçaient sur moi ! Tu ne te rends pas compte de l’effet que cela a produit sur mon petit cœur ! J’en avais déjà vu et je ne les ai jamais aimés. Ils ont un air mauvais. Mais, là, c’était pire ! — C’étaient des femelles ? — Évidemment, sinon je serais passé à côté sans même faire attention ! — Mais vous ne vous piquez pas entre vous, bon sang ! — C’est toi qui le dis ! Moi, je n’en sais rien et je préfère être prudent ! En tout cas, je te demande de bien fermer les fenêtres, ça vaut mieux pour moi, mais aussi pour toi ! — Pour moi ? — Hé oui, ces assoiffées de sang piquent tout et n’importe quoi, y compris les malades et il y en a beaucoup dans ton espèce ! À ta place, je prendrais mes précautions, ces folles peuvent très bien te donner une trentaine de virus en une seule piqûre ! — Tu n’exagères pas un peu, Loustic ? — Regarde internet et tu verras…

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Ce que je fis immédiatement. Le bougre avait raison. Même si les risques, ici, étaient limités, il n’était pas impossible qu’une femelle tigre soit le vecteur d’une méchante maladie. Je m’empressais de fermer la fenêtre. Mais à cause de la présence de Loustic, impossible de diffuser un antimoustique dans ma pièce, cela l’aurait tué…

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Le lendemain, devant manger du nectar, Loustic, plus que prudemment, sortit une nouvelle fois. Cette fois, lorsqu’il rentra, il était comme transformé. Non pas de peur, mais de joie ou plus encore. Il se plaça de lui-même derrière ma loupe pour que je le regarde. Cette fois, il avait fière allure, mon moustique préféré ! Intrigué, je lui demandai : — Que se passe-t-il, Loustic ? — Ben… comment te dire… — C’est si gênant ? — Ben… voilà… je suis amoureux ! — Amoureux ?! Wouah !! — Oui, d’une super moustique ! Je ne te dis pas comme elle est roulée et sexy ! — Si je m’attendais à ça ! — J’aimerais te la présenter… — Oui, super idée ! Presque timide, et en tout cas, intimidé, il s’envola quelques secondes puis revint, joliment accompagné. Enfin, je suppose parce que voir la beauté d’un moustique femelle n’a rien d’évident pour un humain.


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Tous deux vinrent s’installer derrière ma loupe. À voir comme ils se regardaient, nul doute qu’ils étaient tous les deux épris l’un de l’autre… Hé oui, pourquoi des moustiques comme Loustic n’auraient pas des sentiments amoureux ? Puis, sans la moindre pudeur, Loustic entama la danse nuptiale. Comment décrire cette scène ? Ils volaient en tous sens, formant les plus inattendues et folles figures en vol. Et ce sacré gaillard de Loustic finit par s’accoupler, en plein vol, avec la demoiselle ! Il y avait un côté émouvant lorsque je les entendis pousser les cris du désir juste avant celui du plaisir !… Lorsque l’amour fut achevé, Loustic se plaça à nouveau derrière la loupe, épuisé, mais follement heureux. La demoiselle, cependant, était partie. Étonné, je lui demandai, lorsqu’il eut retrouvé souffle et calme : — Où est-elle partie, ta nouvelle compagne ? — Elle cherche une petite mare ou une flaque pour pondre nos petits ! Mais auparavant, il faut qu’elle trouve un humain, de préférence, pour s’alimenter en sang. Elle va s’en gorger, une vraie orgie ! Après, elle trouvera un abri où elle attendra que nos petits soient bien développés. Et enfin, le moment venu, elle trouvera l’eau où elle les pondra… Elle aurait bien aimé prendre de ton sang, mais je lui ai dit que c’était trop dangereux… — Et après, elle reviendra vers toi ? — Non, hélas… Contrairement à vous autres, ce n’est pas l’amour pour toujours, entre nous… — Ah… c’est triste…

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— Oui, mais c’est notre condition, nous n’avons pas le choix… Et puis, d’après ce que je sais, ce n’est plus toujours vrai non plus pour vous autres… — Je voulais te demander… — Oui ? — Elle parle, elle aussi ? Je ne l’ai pas entendue prononcer un mot. J’ai juste entendu, pardonne-moi, les cris de votre jouissance commune… — Oui, elle parle…, elle est passée dans le même étrange nuage que moi… Bon sang, ce que je suis épuisé, moi…

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Après ces derniers mots, il s’envola et se coucha sur un livre de ma bibliothèque. Quelques heures plus tard, mon téléphone sonna. Au bout de la ligne, mon médecin. D’un ton grave et hésitant, après de nombreux détours, il m’annonça ce que je craignais. J’avais un cancer inguérissable… Je répétais ses mots, comme incrédule, avant de poser le téléphone. J’entendis alors la voix aigrelette de Loustic me dire : — Ce cancer… ça veut dire que tu vas mourir ? — Oui, dans quelques semaines ou quelques mois au plus tard… — Ils ne peuvent pas te soigner ? — Non, c’est trop tard… lui dis-je complètement défait. Le moustique se plaça à nouveau derrière la loupe et me demanda de le rejoindre. Sentencieusement, avec un ton grave que j’entendais pour la première fois, il me demanda :


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— Homme, tu veux vivre ou tu acceptes de mourir ? — J’accepterai tout et n’importe quoi pour vivre encore ! — D’accord ! Vraiment n’importe quoi ? — Sans hésiter ! — Alors, laisse-moi faire sans rien me demander… aie juste confiance ! Il s’envola précipitamment sans me laisser le temps d’ajouter un mot. Évidemment, j’ignorais quel était son plan, mais quelle importance, j’étais condamné. Il rentra plus tard, toujours sans rien me dire ni révéler de son plan. Mais il avait l’air content de lui. Quelques jours plus tard, il me convoqua devant ma loupe. Oui, oui, il me convoqua, c’est le bon mot. Moralement cassé, je ne discutais pas. Il me demanda, tout de suite, encore une fois, de lui faire confiance. N’ayant plus rien à perdre, j’acquiesçai. Il me demanda de rester sur place et de me laisser faire quoiqu’il arrive, quels que soient mes éventuels dégoûts en évitant surtout les réflexes inopportuns. Je ne bougeai donc plus. Au bout d’un moment, j’entendis clairement comme un vrombissement allant en s’accentuant. Et je vis, abasourdi, une dizaine de moustiques, des femelles toutes jeunes qui vinrent se poser sur mes deux bras nus. Dans un ensemble remarquable, elles me piquèrent goulûment. Loustic, surveillant les opérations, m’ordonna fermement de ne pas bouger, de me laisser piquer jusqu’au bout. L’opération terminée, les femelles

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