L'extraordinaire destinée d'une escort-girl

Jean-Pierre Dauphin

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1 - L a reine des roses

Au-delà de la plage langoureusement étalée le long de la Méditerranée, la ville espagnole de Malaga regarde vers l’Orient. Une placette, proche de l’altière citadelle maure de Gibralfaro, est parcimonieusement ombragée par des arbres rachitiques dont les feuilles, torturées par un soleil implacable, se sont recroquevillées sur elles-mêmes. Cette partie de la cité est relativement ancienne et sur le sol, goudronné il y a bien longtemps déjà, de nombreuses craquelures s’étoilent pour ensuite se croiser dans tous les sens. Une petite maison chaulée, modeste mais possédant cependant deux niveaux, tourne le dos à la mer. Le crépi de la façade a visiblement été rafraîchi il y a peu et les volets, d’un bleu discret, ont été repeints récemment, donnant à la maison un petit air de fête. Les fenêtres, tels des yeux écarquillés par la curiosité, regardent fixement la petite place. Sur le derrière de la bâtisse, tout juste visible à condition de se soulever sur la pointe des pieds, se trouve un jardinet, un jardin de curé dirions-nous de nos jours. Devant la porte d’entrée, elle aussi fraîchement repeinte, une trentaine de personnes sont réunies, apparemment impatientes. Qu’attendent-elles donc en ce début du mois d’octobre?

Jusqu’alors stationnée devant la demeure, une voiture blanche s’éloigne et tous s’engouffrent alors dans la maison. Première surprise, la pièce dans laquelle ils viennent de pénétrer semble être une serre dédiée aux roses. Elles sont innombrables, leurs couleurs sont extrêmement variées et elles ont été disposées les unes contre les autres.

Vraisemblablement dans le but de les comparer, de distinguer la plus

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belle d’entre elles et de lui décerner le titre de « Reine des roses ». Sur la surface plane de tous les meubles, et jusque dans les moindres recoins de la pièce, se trouvent des vases débordant de roses. Nombre d’entre elles sont rouges, mais toutes sont différentes car si les unes sont d’un éclatant coloris, pourpre, écarlate ou vermillon, leurs voisines sont d’un rouge tellement sombre qu’il en est presque noir. D’autres encore, plutôt petites et d’une couleur très pâle, presque délavée, rappellent fortement leur aïeule, la discrète églantine. Tout au contraire, d’autres sont énormes et s’épanouissent largement. Elles prouvent jusqu’à quel point sublime, à quelle sorte d’art, ont été poussées les mutations génétiques successives. Mais quelle est donc la célébrité attendue pour désigner officiellement la rose méritant le titre de reine ? Peut-être étaitelle dans la voiture venant de repartir….

José, maître des lieux et grand ordonnateur de l’évènement, s’efforce de canaliser la véritable ruée des parents et amis proches tentant de s’approcher d’une porte. « Doucement, doucement, n’avancez pas tous à la fois », ne cesse-t-il de dire. Il ouvre enfin cette porte, elle donne sur une chambre à coucher, et quelques-uns sont autorisés à y pénétrer. Ils découvrent alors, délicatement posé à côté de sa maman, un bébé dont la fontanelle bat au rythme de son cœur. Rosa, la célébrité attendue, la véritable vedette du jour car c’est elle la «Reine des roses», dort profondément et ce mouvement de foule ne perturbe en rien son sommeil.

Cette petite fille, espérée depuis tant d’années, est venue agrandir le cercle familial et tenir compagnie aux deux garçonnets déjà présents.

Flora, la maman, vient d’arriver de la clinique avec son nourrisson et se souvient du jour où elle avait annoncé à son mari attendre un troisième enfant. Passionné de jardinage comme sa mère, José était occupé à tailler les rosiers du jardin et, tout heureux de la nouvelle, il avait pris sa femme dans les bras. Il l’avait embrassée puis lui avait dit, en mettant sa joue contre son ventre, « Si tu me donnes la fille que nous souhaitons depuis si longtemps, nous l’appellerons Rosa ! ».

D’où l’air de fête de la demeure, avec sa façade reblanchie, ses volets et sa porte repeints, la profusion de roses à l’intérieur et pour vous, lecteur patient, la découverte du bébé appelé à devenir, une trentaine d’années plus tard, le personnage principal du récit. Mais avant d’y

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venir, parlons un peu des membres de la famille que l’arrivée du bébé remplit de joie.

Avec son mari José, Flora forme un couple respirant l’amour, ce sentiment profond qui n’éprouve pas le besoin de s’extérioriser mais plonge chaque époux dans un grand nuage opaque où se cache le vrai bonheur. A une époque où tant de personnes optent pour une vie rendue plus facile grâce à un deuxième salaire, les parents de Rosa ont donné, d’un commun accord, la préférence à la chaude présence au foyer d’une épouse amoureuse, doublée d’une maman aimant à materner ses enfants. Flora est une petite femme mince et de taille moyenne dont les cheveux ondulés, d’un beau noir ébène, ont des reflets bleutés. Elle ne se disperse jamais en gestes inutiles et, ne parlant pas davantage que nécessaire, fait passer l’efficacité avant tout. Enfant unique, elle était toute jeune quand ses parents ont trouvé la mort dans un tragique accident de la route. Son père conduisait prudemment mais un chauffard largement imbibé d’alcool, arrivant à contresens et à grande vitesse par une bretelle de sortie de l’autoroute, avait percuté leur voiture. La pauvre Flora, orpheline depuis l’âge de huit ans, n’oubliera jamais combien un enfant sans parents peut être triste lorsqu’il voit ses camarades rire et jouer avec les siens. Aussi, plus que tout, tient-elle à avoir constamment autour d’elle l’ensemble des composantes de sa famille. La mère de José, Grand-mère comme l’appellent les garçons, demeurait dans un petit village de montagne où elle vivait avec l’unique fils lui restant après la mort tragique de son mari et de ses deux autres garçons. Aussi, après avoir épousé José, la jeune Flora avait-t-elle demandé à cette femme fortement marquée par le destin, véritable Mater dolorosa, de venir s’installer dans la maison de Malaga.

Devenue sa fille de par la loi, elle voulait également, mais cette fois-ci par le cœur, devenir la fille que sa belle-mère n’a jamais pu avoir à la suite d’évènements tragiques, liés à la guerre civile. La grand-mère avait accepté bien volontiers, à condition toutefois de pouvoir, chaque été, aller passer au moins un mois dans la maison de montagne, encore toute imprégnée du souvenir des années pleines de bonheur qu’elle y avait vécues avec son mari.

José, de taille élevée, a des cheveux plantés dru, de couleur sombre et coupés court. Ses yeux, d’un marron profond, pétillent en diffu-

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sant la joie car José, ouvrier agricole, est un homme heureux. Heureux de vivre, heureux de travailler la terre, heureux d’être en famille. En dehors de ses activités aux champs, il part tôt le matin et rentre seulement en fin de journée, sa vie se partage entre sa femme, ses enfants et ses deux passions que sont le jardinage et la musique. Pour le jardinage, sa mère l’y avait initié dès son plus jeune âge mais pour la musique, c’est tout seul qu’adolescent, faute de moyens et par sa seule volonté, il avait réussi à apprendre le solfège. Ensuite, ayant économisé les quelques billets récoltés de-ci de-là au fil des mois en effectuant de menus travaux dans le voisinage, il était parvenu à acheter une guitare dont le propriétaire cherchait à se défaire pour en acheter une plus belle. Tout seul également, il avait appris les rudiments de l’utilisation de l’instrument puis à l’âge de dix-sept ans, ayant trouvé son premier emploi à plein temps, il avait enfin pu s’offrir des cours avec un vrai professeur. Il avait alors fait de rapides progrès et découvert, avec un émerveillement toujours renouvelé, la musique classique espagnole.

Parmi les compositeurs contemporains, le grand, l’immense, l’incomparable Granados avait retenu sa préférence. José avait également eu la chance, lors de son incorporation dans l’armée pour effectuer le service militaire, de compter dans son groupe un conscrit jouant du violon et dont le père faisait partie de l’Orchestre symphonique de Madrid. Ils avaient sympathisé rapidement, leur goût commun pour la musique les ayant rapprochés, et durant dix-huit mois, sauf pendant les brèves permissions, les soirées de ces deux jeunes-gens avaient été consacrées à s’entraîner ensemble. Ces soirées avaient trouvé leur prolongement naturel tout au long de la journée du dimanche, si monotone pour certains mais pleine de joie et enrichissante pour ces deux passionnés d’harmonie. De temps à autre, lorsqu’ils obtenaient une permission de la soirée, ils allaient, grâce aux billets d’entrée donnés par le père, assister à des concerts et compléter ainsi leur culture musicale.

Grand-mère, la mère de José, est issue d’un milieu modeste. Le travail, elle le sait et s’emploie à l’enseigner à ses petits-enfants, est l’une des valeurs fondamentales de la vie. L’homme qu’elle avait épousé l’avait d’ailleurs largement prouvé. A la mort de son père, il avait alors vingt-cinq ans, il avait pris, dans l’atelier de menuiserie familial, la suite de celui qui venait de disparaître. Il avait contracté un prêt pour

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indemniser sa mère et racheter la part de ses frère et soeurs. Parvenu à l’âge de quarante ans, la somme empruntée avait été entièrement remboursée et il avait même acheté une petite maison, celle où la grandmère des enfants va chaque été afin de passer un mois au milieu de ses souvenirs. Sans être riche, son mari n’était pas pauvre et son épouse pouvait alors, à juste titre, être fière de lui. Toutefois, à la suite des désordres inhérents à la guerre civile, cette fierté se transformera en un profond sentiment de rage après que les hordes républicaines aient laissé dans sa famille des traces indélébiles.

Rosa n’a pas de grand-mère maternelle car celle qui s’était occupée de Flora, privée de ses parents depuis l’accident de voiture, était morte un peu plus d’un an avant la naissance de l’enfant. Par contre, le grandpère maternel est encore en vie mais n’a plus aucun contact avec les siens après avoir, quinze ans auparavant, abandonné femme et enfant pour refaire sa vie avec une jouvencelle, de vingt ans sa cadette. Elle était tout auréolée de la fraicheur de sa jeunesse mais, il s’en était vite rendu compte, elle était, bien moins que l’épouse délaissée, portée sur l’entretien de la maison et sur la confection de petits plats raffinés.

Elle n’avait pourtant aucune activité professionnelle mais le travail n’était pas son verre de Xérès ! Quelques années plus tard, malgré cette trahison, le grand-père n’avait pas hésité à téléphoner à José, le mari de sa petite-fille, pour lui demander, à la suite d’un accident, de venir le chercher et de le conduire à l’hôpital. Le gendre n’avait pas refusé mais cet épisode avait prouvé, une fois de plus, l’inconséquence du grandpère. Quand cela l’arrange, il rejette sa famille et quand il en a besoin il s’adresse à elle !

Mais revenons-en à la Reine des roses ! Après avoir été précautionneusement déposée dans le grand lit, dont les draps immaculés ont été brodés par la grand-mère, Rosa repose à côté de sa maman. La parure est en lin, tissu dont le contact est si agréable, surtout l’été, et Flora, déplaçant le bébé vers elle, pose sa petite bouche contre son sein. Celui-ci est tellement gonflé qu’il semble vouloir éclater. L’accouchée a déjà fait ses preuves de bonne nourrice, ses deux garçons joufflus, allaités par leur maman durant plus d’un an, sont là pour en témoigner. Sous les regards émus de l’assistance, le bébé serre le globe maternel entre ses petites mains et, prenant son premier repas à la maison, ponctue

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celui-ci d’un doux babil de satisfaction… Puis il se rendort et tous s’extasient devant le corps de l’enfant, un peu plus long que la moyenne et rappelant la grande taille du papa, les lèvres finement dessinées, les oreilles délicatement ourlées et les mains si mignonnes avec leurs petits ongles déjà formés. Les yeux sont fermés mais chacun en commente la couleur, pour l’instant incertaine comme c’est le cas de tous les enfants venant de naître, mais appelée à virer. Seront-ils marron foncé, comme ceux du père et des garçons, ou auront-ils le gris profond des yeux maternels ? Ce bébé dont les parents, depuis presque un an, ne cessaient de parler que pour en parler encore, les garçons voudraient bien le toucher mais leur papa veille. Il leur dit « Rosa est plus fragile qu’une poupée en porcelaine et si elle venait à tomber, on ne pourrait la réparer. Laissons-la dormir et demain, si vous me promettez de faire attention, vous pourrez alors prendre votre sœur dans les bras. » Sur ces paroles, il sort de la chambre avec eux, laissant la maman s’endormir elle aussi et reprendre des forces.

Le nuage d’amour, dans lequel Flora, José, la grand-mère et les deux garçons baignaient jusque-là, a tout naturellement pris Rosa en lui. En grandissant, elle est un bébé sans problème, dormant bien la nuit et étant relativement tranquille durant la journée. Par la suite, elle devient une fillette raisonnablement sage, étant la plus heureuse lorsque sa maman la regarde avec l’intense amour émis avec douceur par ses yeux gris bordés de longs cils légèrement recourbés. Rosa se sent alors enveloppée d’une grande tendresse et pour Flora, la pudique maman, il n’est nul besoin de mots pour exprimer la profondeur de ses sentiments.

La fillette, en prenant de l’âge, se montre une adolescente attentive à l’apprentissage du rôle de future maîtresse de maison dispensé par sa maman et complété par sa grand-mère paternelle. En fin d’après-midi, lorsque son père rentre des champs et ramène à la maison des légumes, elle seconde sa maman, occupée à surveiller les devoirs des garçons, en aidant l’aïeule à éplucher ceux qui sont destinés à la soupe du soir.

Pendant la pleine saison, lorsqu’après le repas la grand-mère lui aura fait réciter ses leçons, toutes deux ébouillantent des bocaux puis les remplissent tantôt avec des haricots verts, tantôt avec des asperges ou des petits pois. Une fois stérilisées, ces conserves feront le régal de la famille lorsque, l’hiver venu, les légumes deviendront rares et chers.

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Le jour de la première rentrée scolaire, la grand-mère accompagne Rosa à l’école et la fillette ne se dérobe pas. Elle embrasse sa «Mémère», elle est la seule de la famille à l’appeler de la sorte, puis entre à petits pas dans la cour de l’établissement. En s’éloignant, elle paraît de plus en plus minuscule dans son grand tablier noir sur le plastron duquel sa mémère a brodé en lettres rouges les nom et prénom de sa petite-fille.

Elle ne se retourne même pas, alors que plusieurs enfants de son âge, pour qui c’est également la première rentrée scolaire, l’imitent mais en pleurant ou refusent carrément de pénétrer. Elle restera seulement quelques jours dans la classe du cours préparatoire car, sa maman le lui ayant appris, elle sait déjà lire et écrire ainsi que reconnaître les chiffres.

Elle se retrouvera donc dans la classe supérieure, sera une écolière studieuse et passera sans le moindre problème du cycle primaire à la première année du secondaire.

Rosa a seulement sept ans lorsque sa maman, hospitalisée pour une banale appendicite, doit faire à la clinique un séjour prolongé en raison de complications post-opératoires. Ce petit bout de femme s’occupe de la maisonnée aussi bien que l’aurait fait une adulte. Sans que sa propre scolarité en souffre, elle veille à ce que ses frères apprennent leurs leçons, elle les leur fait réciter, et fassent correctement leurs devoirs, elle s’en assure avant qu’ils ne se couchent. De même, elle seconde efficacement sa mémère et insiste pour garnir elle-même la gamelle, contenant le repas de midi, que son papa emportera le lendemain matin en partant travailler aux champs.

Ce papa dont elle se sent si proche car, après lui avoir enseigné le solfège puis fait découvrir la musique, il lui apprend à pincer les cordes de la guitare. C’est également son papa, certains après-midi du dimanche, qui l’amène au musée des beaux-arts de la ville. Ils en parcourent lentement les allées, José lui faisant admirer les toiles accrochées au mur. Devant chaque tableau, il indique à sa fille le nom et le pays du peintre ainsi que les caractéristiques essentielles de son style. Elle est, bien sûr, un peu jeune pour tout retenir, elle avait seulement neuf ans lors de la première des visites, mais celles-ci se répétant elle y prend goût et, à son insu, les commentaires du père s’incrustent dans son esprit. Heureux sont les enfants dont les parents s’intéressent aux belles choses et s’efforcent de transmettre ce goût à ceux dont la

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vie commence ! Il n’est pas nécessaire d’être riche pour avoir des penchants artistiques et les grands peintres ou les musiciens renommés n’étaient pas tous issus de milieux aisés. Même si ses dons pour les arts graphiques s’avèrent inexistants, elle s’efforce de reproduire le modèle mais le dessin terminal n’y ressemblera que de loin, Rosa conservera des visites en ces lieux dédiés à la culture la curiosité d’aller au-devant de l’art sous toutes ses formes. Adulte, elle ne manquera jamais d’aller visiter les musées des villes traversées et se rendra également dans les édifices religieux. D’année en année, sans pour autant être mystique, son plaisir à méditer dans le calme des monastères ira en s’amplifiant.

Son père le lui ayant expliqué sommairement, elle connaît les caractéristiques essentielles de l’art roman et de l’ogival. Le plein cintre et la hauteur modeste des voutes, tout dans la simplicité du style roman incitait les fidèles au recueillement et à la prière silencieuse. Tout au contraire, l’art gothique dont les lignes courbes s’ovaliseront de plus en plus et dont les fines croisées d’ogives permettront d’obtenir des voutes toujours plus hautes, se hissera jusqu’au summum de l’art que sera le gothique flamboyant. Les fidèles pourront alors entonner des cantiques, moins austères que le chant grégorien aux rares paroles, en espérant que leurs chants, en s’envolant, monteront jusqu’à Dieu.

Lors du retour de Flora sortant de la clinique, les trois enfants ne peuvent cacher leur joie mais leur maman, toujours aussi réservée, se contente de les prendre dans ses bras et de les couver d’un chaud regard chargé d’un amour intense. Outre les yeux gris bordés de longs cils qu’elle tient de sa maman, ainsi que les beaux cheveux noirs, non bouclés toutefois, portés longs et retombant derrière la nuque, Rosa a également hérité de son extrême pudeur. Tout au long de sa vie, ne se dispersant pas en mots, elle se contentera de regards appuyés et de gestes pleins de tendresse. Ceux qu’elle aimera apprendront à les interpréter et, mieux que sur ses lèvres, c’est au plus profond de ses yeux que blottis dans ses bras, ils liront les messages d’amour.

Si José s’occupe de l’éducation musicale et picturale de sa fille, Flora n’est pas en reste car elle a inscrit sa fille à une école de danse fonctionnant depuis peu dans le quartier. La directrice, une ancienne danseuse étoile, était née dans une famille pauvre de Malaga. Aussi, après avoir mis fin à sa carrière, a-t-elle décidé de mettre gratuitement son ex-

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périence chorégraphique au service des familles pour qui l’accès des enfants à une école payante est d’un coût dépassant leurs moyens. Elle veut, en agissant de la sorte, permettre à d’éventuels jeunes talents de se manifester dans les milieux défavorisés ou aux moyens limités. Les parents de Rosa ne sont pas pauvres mais avant chaque achat conséquent, Flora compte les billets placés dans la vieille boîte de biscuits logée dans le placard, derrière les assiettes creuses, et dont le couvercle représente une Semeuse. Pendant six ans, le samedi, l’après-midi de Rosa sera donc consacré à apprendre les secrets de la danse rythmée, notamment l’exécution des petits pas et des pointes, et surtout à savoir maîtriser son corps.

2 - L a sportive médaillée

Dès l’âge de huit ans, Rosa s’intéresse aux activités sportives et se passionne plus particulièrement pour le judo, discipline permettant d’envoyer au tapis plus grand et plus fort que soi. Sa finalité étant de faire perdre son équilibre à l’adversaire tout en conservant le sien, il est permis de voir en ce sport un prolongement de la danse classique, essentiellement génératrice d’une maîtrise harmonieuse de son corps.

Peut-être aussi, faut-il voir là un signe du caractère de battante dont Rosa, tout au long de son existence, ne cessera de faire preuve. La pratique du sport ne l’empêchera pas, à l’école communale puis au collège et au lycée, d’avoir de bons résultats. Tout au long de sa scolarité, elle se maintiendra parmi les trois ou quatre premiers élèves de la classe et, sans surprise, obtiendra le baccalauréat avec mention.

Parallèlement à l’apprentissage de la danse, Rosa continue à se passionner pour la musique classique. L’un de ses grands plaisirs est d’interpréter, en duo avec son père, une partition dont le livret a été déposé sur un lutrin placé en face d’eux, tandis que le pied gauche de la fillette repose sur le petit banc fabriqué par son papa. Celui-ci vient de lui faire découvrir la facilité avec laquelle certains morceaux de musique ancienne, initialement prévus pour le clavecin, peuvent être exécutés avec une guitare. Il en a profité pour lui expliquer la différence fondamentale entre le clavecin et son successeur le piano. Le premier instrument pinçait les cordes, comme le fait un guitariste, alors que le second fait vibrer ces mêmes cordes en frappant leur extrémité avec de petits marteaux.

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Quelques jours après la publication des résultats du baccalauréat, Rosa participe au championnat universitaire national de judo. Dans le stade de Madrid, lorsque les résultats sont proclamés et que l’on arrive à la catégorie correspondant à l’âge de la jeune-fille, son cœur bat la chamade. L’une de ses collègues est appelée à monter sur la première marche du podium pour y recevoir la médaille de bronze. L’émotion de Rosa devient alors plus forte, peut-être va-t-elle obtenir la médaille d’argent. Ce serait magnifique ! Mais non, une autre sportive monte sur la deuxième marche et incline la tête pour permettre au président du jury de déposer autour de son cou le ruban portant la médaille.

Grosse déception pour Rosa, elle avait pourtant donné le maximum d’elle-même au cours des épreuves. Elle a du mal à cacher son dépit et se lève pour aller rejoindre ses parents dans les gradins. Le speaker reprend alors la parole pour appeler la lauréate ayant obtenu la médaille d’or. Rosa, déjà presque arrivée à la porte de sortie, se fige tout d’abord en entendant prononcer son nom puis, en arrivant sur la plus haute marche du podium, éclate en sanglots devant les deux-mille-huit cents spectateurs remplissant le stade. A dix-huit ans, être à la fois bachelière avec mention et, dans sa catégorie, la meilleure sportive espagnole pratiquant le judo, cela fait vraiment beaucoup de choses à la fois. Ses nerfs sont soumis à une trop forte tension et elle ne parvient pas à s’arrêter de pleurer devant les spectateurs, tous dressés pour longuement ovationner la mince jeune-fille.

En octobre de la même année, après avoir fêté ses dix-huit ans en famille, Rosa quitte ses parents et rejoint la faculté de Barcelone. Au préalable, pour récompenser leur fille d’avoir obtenu le baccalauréat dans des conditions plus qu’honorables et de s’être distinguée au championnat, ses parents lui avaient fait suivre les cours amenant à l’obtention du permis de conduire. Sa guitare, celle sur laquelle son père avait fait ses débuts et dont il lui avait fait cadeau quand il avait été en mesure de la remplacer par une autre, achetée neuve cette fois, l’accompagne bien évidemment. Une fois par semaine, Rosa se réunira avec d’autres étudiants, jouant eux aussi d’un instrument, et ils s’entraîneront durant toute la soirée. En entrant dans la vie universitaire, et bien qu’issue d’un milieu modeste, la jeune-fille est aussi bien armée sur le plan culturel, études et musique, et sur celui de l’harmonie cor-

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porelle, danse classique et sport, que la plupart des enfants provenant des milieux aisés. Elle devrait donc, à la fin de son cursus universitaire, entrer sans problème dans la vie professionnelle.

3 - Le Perroquet bleu

Arrivée en faculté, Rosa retrouve Pedro, son premier amoureux.

Ils se connaissent depuis l’enfance et la romantique andalouse n’a pas oublié le chaste baiser reçu à l’âge de six ans. Ils s’aimaient déjà d’un amour très pur, rempli de nombreux projets ! Qui n’a pas eu son grand amour d’enfance ? Elle s’installe alors dans le studio de Pedro et, au bout de quatre ans d’étude, suivis d’une cinquième année pour obtenir le Master, elle est enfin titulaire du diplôme de professeur de sport, profession visée depuis tant d’années. Elle a maintenant vingt-trois ans et obtient un poste dans un lycée de Barcelone Elle se montre satisfaite de son sort, même si son salaire est modeste, mille trois cent cinquante euros mensuels. Avec le grand bon sens dont elle fera preuve tout au long de sa vie, elle est consciente du fait qu’une débutante peut difficilement prétendre à mieux. D’autant que le loyer grève peu son budget, le montant en étant partagé avec son compagnon. Les prévisions sur les chances de Rosa de pénétrer sans difficulté dans la vie active semblent se confirmer.

Au bout de trois ans de vie commune, l’ami de Rosa obtient le diplôme de professeur de français. Mais il est affecté dans un lycée de Madrid, doit quitter Barcelone et la vie de couple des deux jeunesgens est perturbée par cette situation nouvelle. Leur liaison perdure cependant, les amants se retrouvant, tantôt dans la capitale et tantôt à Barcelone, lors de quelques week-ends et surtout pendant les vacances.

Mais tout a une fin et un jour, en arrivant de Madrid, Pedro annonce à Rosa qu’il va la quitter pour épouser une collègue, enseignant les ma-

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