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L’uniforme Antoine de Ribérac





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© Antoine de Riberac, L’uniforme, 2014.


Antoine de Riberac

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Chapitre 1

Ces Français de l’an quarante

… funérailles et confidences

Paris, le 16 mars 1985 Mon cher Alexandre, Il m’est d’autant plus pénible d’écrire ce qui suit, que notre correspondance se fait rare, et crois-moi, je donnerais cher pour t’annoncer une nouvelle plus réjouissante : le dernier de mes vieux complices s’est éteint hier. Or, tu n’ignores pas les liens d’amitié qui nous unissaient, André Lignoreux et moi ; amitié de quarante-cinq ans, née avec la tragédie de 1940. Aussi, mon petit garçon, nous serions très heureux de te recevoir pour quelques jours, car ta présence aux funérailles d’André est indispensable. La cérémonie aura lieu lundi prochain, à dix heures, en l’église de Sannois…

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ne lettre de mon grand-père était très exceptionnelle… Seul un événement extraordinaire pouvait ainsi inhiber sa timidité à écrire et déclencher suffisamment d’audace pour qu’il se fasse épistolaire…, des choses épouvantables, ou peut-être plus encore… Lundi, dans trois jours ; Paris, à cinq cents kilomètres… Les deux formaient un pacte très dissuasif, mais mes grands-parents représentaient, à la fois, les parents dont j’avais été privé et les enfants que je n’avais pas encore : c’est dire combien ils étaient précieux. Et puis…, le caractère inopiné de la supplique exhalait la détresse, une sorte d’appel au secours pour contredire le temps ; et le temps, il en manque toujours à ceux qui s’aiment… Pour y répondre, rien de plus facile ! Il me faudrait probablement contrecarrer un peu d’égoïsme et rompre la monotonie confortable de mes habitudes…, mais que pouvaient bien peser toutes ces futilités en regard de ceux qui m’avaient élevé, eux qui n’avaient jamais renoncé au prix de bien des sacrifices ? Pour ceux-là, je lâcherais spontanément toutes les affaires du monde…, mes réalités provinciales autant qu’insipides, mes petits soucis de chantier toujours bedonnés de mauvaise foi, et ma table à dessin constellée de minuscules anglaises fabriquées dans la gomme. Quant aux quelques projets d’Architecte adroitement contestés par mes confrères bien en place, ils attendraient mon retour.

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Lorsque j’avais téléphoné à Paris, Jeanne, ma grand-mère, était restée curieusement laconique concernant cette incontournable présence aux obsèques du père Lignoreux, et manque de chance pour mon information, mon grand-père Henri était absent, parti chercher du tabac pour sa pipe à la Civette du Boulevard de Charonne. J’y annonçais brièvement mon arrivée, le lendemain, samedi, en fin de matinée, presque aussi curieux de connaître le motif de mon indispensable présence, que ravi de retrouver les miens… Présence, qui de toute façon semblait bien naturelle, ne serait-ce qu’au simple motif de l’affection. Au-delà de l’émotion due au funeste moment, cette courte conversation m’avait impressionné et laissé totalement circonspect par la tristesse et le mystère qui fusait dans la voix de mon aïeule. Pour relativiser, je mis donc la fumeuse énigme sur le compte du choc provoqué par la disparition du vieil André, car le compère de 40 faisait pour ainsi dire partie de la famille et partageait ce doux privilège avec un autre larron tout aussi singulier, contracté dans les mêmes conditions : Gaston Rigal. Celui-ci nous avait quittés en 1980, terrassé par un cancer, ou une attaque – je ne savais plus exactement – et d’autant que mes souvenirs d’enfance me le permettaient, j’avais toujours vu ce petit monde se serrer de près dans les grandes occasions, bonnes ou mauvaises, et je devais avouer avec amertume que la nouvelle finissait par m’atteindre, moi aussi, plus que je n’aurais su l’imaginer. André Lignoreux avait « vécu » sa vie de célibataire aux chemins de fer de la gare du Nord, un endroit « captivant » disait-il, où il reconnaissait avoir fait carrière grâce à son port d’attache, Sannois, desservi par ladite gare avec « panache » et commodité. Récompensé pour sa fidélité comme on peut l’être lors de noces en métal précieux, il avait entamé sa retraite en 1975, à peu près en même temps que le père Rigal, plombier zingueur émérite, marié à une mégère acariâtre et hypocondriaque, une espèce de goût amer qui constituait depuis toujours la fausse note de l’équipe. Des trois compères, mon


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grand-père, original têtu, était le dernier encore en activité ; une activité toute relative, certes, mais : « Un accordeur de pianos veille sur ses notes jusqu’à sa dernière ! » Disait-il, au grand désespoir de ma grand-mère. J’avais toujours bénéficié de l’affection de cette curieuse tribu ainsi formée par le temps et les habitudes, et d’aussi loin que je m’en souvienne, je me voyais toujours, baignant dans les tribulations de ces personnages au verbe magique, un dialecte subtil qui induit mystérieusement l’expérience et l’humilité. Promené avec candeur dans le dédale des odeurs de cuisine, des conversations intimes de raccommodage, et de quelques bruits de canonnades rapportés par les brises d’apéritifs liguées en ouragans, le bilan était toujours le même : pour dresser le décor et reconstituer l’épisode, les bouteilles n’étaient jamais assez nombreuses et la table toujours trop petite. Grand-mère et moi, nous assistions avec prudence et respect à une véritable réunion d’état-major justifiée par les diverses péripéties d’un combat « des quatre chênes » sans cesse reformulé. Le tire-bouchon, contre le soleil, les « Boches », derrière la corbeille à pain, et…, entre la bouteille de Quinquina et la planche à découper, le débouché courageux de la compagnie, capsules et gâteaux secs en tête… C’était la version surnaturelle d’une tragédie désopilante, c’était la langue de ces gens-là, figée dans un discours d’amertume crucifié par la défaite. Chacun de mes voyages à Paris pour voir ceux qui m’avaient élevé commençait de la même façon. Je constituais un peu d’avance sur l’horaire prévu et gagnais la rue Planchat avec la ferme intention de profiter, une fois encore, des impressions fugaces de mon enfance. Lorsque la chance était avec moi, je trouvais rapidement de la place pour me garer, et lorsqu’elle me tournait le dos, je faisais simultanément « contre mauvaise fortune, bon cœur » et… le tour par la place de la Réunion. Ce subterfuge hautement tactique me fournissait l’alibi suffisant pour repasser devant mon école. Oh ! Certes, le quartier avait

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bien changé, mais ses odeurs, ses bruits et son atmosphère suffisaient à me replonger vingt ans en arrière. Ensuite, après ce bain de jouvence rituel, et seulement après, je me sentais d’attaque, suffisamment disponible pour partager, comme quand j’étais gosse, le temps soigneusement épargné par mes deux aïeux. Cette fois-ci, je trouvais ma grand-mère fatiguée, sans doute à cause des effets de la sinistre nouvelle. Mon grand-père se forçait à sourire, mais, cachée derrière la bonne humeur consécutive à ma venue, je devinais une tristesse considérable. J’avais coupé le cordon ombilical depuis longtemps, mais je ne pouvais m’empêcher de retomber en enfance à la simple vue de mes vieux arborant la détresse avec la fierté des honnêtes gens. Quelques larmes discrètes cachées parmi les tendres embrassades tentaient de noyer l’effervescence despotique de la bonté ; alors, pour échapper à la morsure du temps, nous en arrivions immanquablement à évoquer les souvenirs, car c’était là que se trouvait la mine inépuisable des émotions, qui, bien que réchauffées, diffusaient encore les fragrances de la gaîté. Dans la nuit du dimanche au lundi, la pluie fit une apparition têtue conforme aux allures de funérailles ; allures qui, naturellement, se devaient d’être triste foncé pour mieux entretenir le désespoir des vivants. Et de ce point de vue, ce fut une réussite… Noires, humides et froides comme un retour d’hiver. Je n’aime pas les cérémonies d’adieux – ces curieux rites du souvenir qui livrent sans condition l’existence à l’oubli – je leur préfère les disparitions sobres… Et, ce matin-là, le long fleuve tranquille m’apparut d’autant plus dérisoire qu’il se cachait comme un poltron derrière cet énorme catafalque lardé de cierges opalins : une mauvaise troupe de chandelles qui affichaient leur consensus comme des bougies d’anniversaire. Solennelles, presque courtoises, elles célébraient avec insolence l’échéance universelle, tandis que dans la sarabande obscène de leurs flammes, la mort,


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guillerette, dardait son arrogance en s’entichant de la lumière… « Chacun son tour ! » clamait-elle, joyeuse… Pas d’enfant, pas de parents, juste nous et quelques autres, anciens combattants, drapeaux en tête, souvenirs du front et médailles à la poitrine… Poitrines qui s’en iraient tôt ou tard rejoindre l’horizontal comme des lignes écrites, prises, reprises, gardées ou conquises à la faveur des stratégies obscures de tacticiens dédaigneux. Le petit cimetière de Sannois servit de terminus au vieux cheminot, un ultime convoi presque sibyllin, quelques déraillements de tristesse et une étrange facétie du hasard ; le crépitement de l’ondée sur les parapluies me fit esquiver la réalité… Je crus un instant entendre un train marteler ses rails pour entrer en gare… et voir tous ces voyageurs anonymes rangés sur un quai à attendre la correspondance : une curieuse impression ! Mes grands-parents, bien affectés, s’en revinrent silencieux et mirent toute la journée du mardi pour récupérer. Pendant cette période je devins parfaitement amnésique, et par respect pour leur douleur, je m’abstins du moindre commentaire, de la moindre question, du plus petit mot ayant rapport avec l’événement. Le mercredi matin, après quarante huit heures accablées, un silence vindicatif, et quelques dérisions iconoclastes, les augures se remirent tout de même à l’optimisme. Le programme de l’après-midi annonçait enfin leur rétablissement progressif. Nous allâmes tous les trois à Montmartre, jusqu’au Moulin de la galette, visiter le Sacré-Cœur comme des touristes mécréants, abusant sans complexes du charme vieillot que livrent en silence des indices réfractaires au temps. Le soir, ce fut un dîner aux intimités profondes emmêlées dans les archives officielles ; de lourdes conserves agrémentées des anecdotes aux senteurs puissantes de secrets dévoilés. Dans les moments langoureux où la prudence s’estompe, le solennel dissipe un peu les angoisses, le respect prend doucement un drôle d’R, un R différent qui s’inspire autrement, un R majuscule comme dans Remords…

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Alors, très vite, la honte s’invite puis se reprend, se change en silence et disparaît dans le secours des mots. Henri, mon grand-père, se livrait à une bien curieuse farandole, un mélange de colère et de regrets. Il s’était mis à raconter sa guerre, avec en plus, ce petit détail qui avait nécessité ma présence indispensable aux obsèques du père Lignoreux.


Quelque part dans les Ardennes, 14 mai 1940.

Tout n’allait pourtant pas si mal… Enfin… presque !

Nous nous étions empressés de jeter vingt ans sur cette abominable boucherie de 14/18. Vingt ans, tombés comme une sentence. Vingt ans, étendus comme un suaire gigantesque sur les carcasses de nos poilus… Tous ces anonymes devenus naturellement à force de bravoure et de sacrifices, les courageux symboles d’une France éternelle. Des flancs de cet immense cauchemar pendaient encore d’interminables coteaux décharnés parcourus de labyrinthes à demi remplis d’une boue sanguinolente ; le tout soigneusement barbelé… Un curieux pense-bête pour ne jamais oublier ces silhouettes crottées, forcées de mendier leur vie auprès d’un hasard désobligeant. Depuis, la République s’était confondue en excuses et maçonnait dans tous ses villages des listes interminables promises à la postérité, tout en mêlant leurs ombres dévouées à l’ombre égoïste de tilleuls imperturbables. Elle s’était même lancée dans une réécriture de ses principes, offrant à ses enfants, pour racheter sa conscience, bien plus qu’ils n’en avaient jamais demandé. De son côté, la technique allait bon train, vivant sur les avancées militaires rebaptisées « progrès » pour mieux apaiser les craintes et redonner au modernisme son utilité civile férue

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d’humanité… Humanisme de façade troqué naturellement contre des arguments comptables… Après quatre ans de désolation, la nation privée d’Alsace, de Lorraine et d’une partie de son honneur, avait récupéré l’ensemble en grande pompe, pensant naïvement en avoir terminé une fois pour toutes un certain 11 novembre. Hélas ! Venues d’OutreRhin comme un mauvais pressentiment, levures de haine et nouvelle croisade ; cultivées en doctrine, pour les unes, et « viscéralement organisée », pour l’autre, fomentaient la déchéance de la raison… Une telle injure faite au bon sens aurait dû produire des anticorps. Que nenni ! Arguments soporifiques et garanties d’agent d’assurance, majorée de la peur légitime « que ça recommence », ramollirent la vigilance de la masse qui commençait à goûter aux vertus épicuriennes d’une époque régénérée. Il s’en furent même, admiratifs, qui parièrent sur la réussite de la méthode, croyant peut-être, se réserver quelques places confortables dans « un système tellement efficient qu’il ne manquerait pas de séduire l’Europe toute entière ». Ignorant l’avertissement espagnol, personne ne voulait croire qu’après deux manches épouvantables, une « belle » était encore possible, tant la route des migrations teutoniques était barrée de discours, de chiffres, et de quelques lignes bétonnées. Pourtant, la cascade d’exigences et de coups de boutoir assénés sans scrupule par un invraisemblable moustachu, hâbleur, bluffeur, opportuniste et peintre en boniments, forçait le reste du monde à réagir… ; et c’était bien ça, la pièce maîtresse de sa méthode : une théorie échafaudée devant soixante-dix millions de témoins complexés, démontrant – preuves à l’appui – que la Germanie des années trente valait beaucoup mieux que ce qu’elle vivait, et que son environnement hostile la privait d’alternative. Pour convaincre une nation humiliée en excitant sa frustration, il suffit de lui réapprendre ce que représente son nom et de lui désigner son antonyme : l’équation abominable était posée. La doctrine guerrière a dès lors triomphé puisqu’elle


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a fait admettre à son propre camp que la guerre était inévitable… Alors, c’est le peuple tout entier qui est devenu soldat. Le Quatorze Juillet 39 fut un rêve d’adolescent, le dernier, celui qui procède à l’initiation de la tourmente… une sorte d’espoir naïf de voir les choses aller toutes seules en s’arrangeant. Les horribles gueules de 14 étaient là pour témoigner ; quant à leurs femmes supplétives, elles s’étaient émancipées pendant qu’ils s’entretuaient : leur bon sens réuni suffirait sûrement à enrayer les armes… Et puis, c’était certain, nous étions les plus forts ! Au pire, la coalition démocrate balaierait l’hystérie sans combattre… car c’est la force des démocraties, de convaincre sans combattre… … Et si la guerre ne s’était jamais terminée ? Qu’elle se soit simplement accordé une halte pour se réapprovisionner en jeunesse ; qu’elle ait, dans l’ombre des uniformes, négocié une trêve de vingt ans ? Après tout, on avait bien vu, jadis, une guerre de Cent Ans. Heureusement, le bon sens était universel…, et la démocratie, encore elle, occupait toujours l’espace entre l’ordre et le désordre, alors tout n’était pas perdu… Feu d’artifice qui se perdait dans les songes illuminés… « Planquez-vous, je crois que les fridolins s’amènent ! » Gaston Rigal, juché sur un arbre comme l’aurait été, jadis, un pithécanthrope ordinaire à l’affût d’un troupeau, donnait de la voix, pas trop, mais suffisamment pour que le reste de l’avant-garde en profite. Ils appelaient ça, une manœuvre de retardement… Le principe en était simple : « Le bruit que l’on ferait en gardant l’avant devait prévenir le reste de la compagnie qui saurait quoi faire… » textuellement de la bouche du capitaine De Bonnerie – un ancien du Chemin des Dames, c’est dire si son expérience des Allemands était grande –, redoutable épine que cette avant-garde plantée dans la barbarie ! Nous étions quatre : le sergent Mercier : dur à cuire, fier-à-bras, communiste

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