La cite des sables

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Michel Rouvère

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Michel Rouvère

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Chapitre 1

Adonia se promenait tranquillement dans les jardins du palais royal, avec son ami d’enfance, Hailama, en respirant à pleins poumons l’air encore frais de cette matinée radieuse, sachant que la chaleur n’allait pas tarder à monter, les forçant à chercher refuge sous l’ombre bienfaisante des galeries. En souriant, elle cueillit une fleur qu’elle glissa dans ses cheveux, sous l’œil intrigué du jeune homme. - Qu’est-ce qui t’amuse ainsi, Adonia ? demanda-t-il avec étonnement. - Je pensais simplement que nous sommes au mois de Bul1, dont le nom veut dire « froidure », et que nous allons, quand même, devoir nous mettre à l’abri du soleil pour ne pas rôtir. Ce n’est pas logique ! - C’est parce que notre calendrier nous vient de Phénicie où le climat n’est pas le même que chez nous, expliqua son ami avec sérieux en désignant d’un large geste le palais et la ville autour. 1

Mois correspondant à novembre (Voir l’annexe)

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- Je sais cela ! répliqua la jeune fille d’un air agacé. Ici, à Telgilsh, il n’y a guère de saisons. Seulement des mois plus chauds que d’autres et une période de pluie, qui irrigue nos cultures. Sans cela, à la place de la ville, il n’y aurait que des dunes de sable, comme celles qui nous entourent. Mais, je ne comprends pas pourquoi nos rois n’ont pas modifié le nom des mois, qui ne correspond pas à notre rythme de vie. - Tu pourras toujours le faire lorsque tu succéderas à ton père, suggéra Hailama. - Le plus tard possible, j’espère ! frissonna la jeune princesse. En cette seizième année du règne de Balthézar1, elle ne se sentait pas du tout prête à lui succéder à la tête de cette cité état, dont elle connaissait les moindres recoins. Elle avait grandi au milieu des intrigues, qui se nouaient et se dénouaient sans cesse dans les couloirs du palais, devenant, au fil des ans, très habile à naviguer dans ces eaux troubles, en faisant semblant de prêter une oreille complaisante à tous ces courtisans ambitieux, qui ne recherchaient que la richesse et la puissance, sans se soucier des modestes habitants du petit royaume. Pourtant, ces manœuvres sordides l’écœuraient tellement qu’elle avait souvent ressenti le besoin de s’évader, pendant quelques heures, de ces couloirs où se concentrait toute la perversité humaine. Alors, elle enfilait des vêtements grossiers, voilait son visage afin de n’être pas reconnue, et quittait le domaine royal, par une porte dérobée, pour vagabonder à sa guise dans les rues de Telgilsh, en observant la vie toute simple des sujets de son père. Elle s’arrêtait devant les étals pourvus de marchandises de toutes sortes, dont les marchands lui vantaient la qualité, admirait le travail des artisans, qui transformaient la matière brute en objets utiles ou agréables, se penchait sur les éventaires de fruits et légumes en bavardant avec les paysans, afin de s’assurer que les récoltes 1

686 av. JC


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étaient correctes, et repartait satisfaite d’avoir constaté la prospérité de la cité. Parfois, elle se rendait aux abords de la ville, où faisaient escale les caravanes qui venaient de la côte et celles qui arrivaient du sud après avoir traversé le désert, apportant les produits de première nécessité dont la ville manquait cruellement. Elle aimait assister au déchargement des ânes dont les bâts, lourdement chargés, pendaient presque jusqu’à terre, attendant avec curiosité de découvrir ce que renfermaient les grands ballots, soigneusement enveloppés de tissus épais, en espérant toujours quelque nouveauté qu’elle convaincrait son père d’acheter. Précautionneusement pour ne rien piétiner, elle se glissait entre les marchands qui s’interpellaient d’un convoi à l’autre, écoutant avec bonheur ces dialectes étranges, dont les sons gutturaux contrastaient fortement avec la musicalité de son propre langage, et s’amusait devant les grands gestes qui soulignaient des propos obscurs, risquant d’être mal interprétés par des interlocuteurs ne baragouinant que quelques mots en commun. Lorsqu’elle rentrait, saoulée par tout ce bruit et couverte de poussière, elle s’abandonnait aux mains de sa servante, qui se récriait devant son état lamentable, en se laissant laver et masser avec la sensation de s’être enfin purifiée de ces ondes malfaisantes qui circulaient dans le palais. Mais, parfois, elle se sentait tellement découragée qu’elle ne voulait voir personne, si bien que, dans ces moments-là, elle préférait sortir de la zone des constructions et se réfugier en bordure de l’oasis, abritant le royaume, où elle s’asseyait au pied d’un palmier en laissant son regard errer sur le désert alentour, contemplant ce paysage de dunes, changeant selon la lumière du soleil et les vents qui façonnaient ces étranges collines. Songeuse, elle repensait à la mer, qu’elle n’avait jamais vue mais que des voyageurs lui avaient décrite avec force détails, et l’imaginait un peu comme le décor qu’elle avait sous les yeux, en plus animé.

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- Je te trouve bien bizarre, aujourd’hui, observa Hailama devant son mutisme incompréhensible. - Si ce n’est qu’aujourd’hui, tout va bien ! plaisanta la jeune fille en riant. Accompagne-moi plutôt aux écuries pour voir si les chevaux de mon père se portent bien ! - Mais, tu y vas presque tous les jours ! protesta son ami. Que trouves-tu de si fascinant là-bas ? - J’adore ces animaux, si fins et forts à la fois ! Je les trouve majestueux, lorsqu’ils tirent les chars, lors des parades. Ils sont bien plus beaux que les ânes, en tout cas ! - Oui, mais ils seraient trop fragiles pour traverser le désert avec les caravanes. - Je me demande si l’on ne pourrait pas monter dessus, comme on le fait pour les ânes, continua Adonia d’un air rêveur en ignorant le commentaire du jeune homme. Mais, avant qu’il ait pu répondre à cette suggestion saugrenue, un homme s’approcha d’eux en courant, avec un air si catastrophé qu’ils s’arrêtèrent instantanément pour l’attendre. - Que se passe-t-il, Adad ? demanda la princesse en reconnaissant l’intendant du palais. - Une terrible nouvelle, Votre Altesse ! Sa Majesté est morte ! - Mon père ! répéta la jeune fille, incrédule. Mais, comment est-ce possible ? - Je ne sais pas, Votre Altesse. Son domestique n’a pas pu le réveiller, ce matin. Les médecins disent qu’il est mort dans son sommeil, et qu’il n’a pas souffert. - Mon père est mort ! Oh, non ! Réalisant soudain la gravité de la situation, Adonia se jeta dans les bras d’Hailama en pleurant, s’accrochant à lui désespérément, tandis que le jeune homme tentait vainement de la calmer en lui parlant doucement.


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- Peut-être désirez-vous le voir ? suggéra délicatement Adad. - Comment ? murmura-t-elle d’un air égaré. - Viens ! dit son ami tendrement. Allons lui rendre un dernier hommage ! Elle le suivit docilement, tellement assommée par la terrible nouvelle, qu’elle ne parvenait pas à réagir. Ils pénétrèrent ensemble dans le palais, suivirent les longs couloirs emplis de courtisans et de domestiques, qui commentaient avec animation cet événement en subodorant les nombreux changements à venir dans le royaume, et arrivèrent enfin à la porte de la chambre royale, dont les deux battants étaient grand ouverts. Un instant, ils hésitèrent sur le seuil puis, voyant l’un des médecins se tourner vers eux, ils entrèrent dans la pièce et s’approchèrent timidement du lit, en regardant le roi qui semblait dormir paisiblement. -  Toutes mes condoléances, Votre Altesse, susurra le praticien avec componction. - Que s’est-il passé ? demanda la jeune fille d’une voix tremblante. - Nous ne savons pas, hélas ! Il s’est éteint dans son sommeil, c’est tout ! Mais, pour vous réconforter, sachez qu’il n’a pas souffert. - Merci ! murmura-t-elle machinalement. À ce moment, un bruyant remue-ménage se fit entendre de l’autre côté de la porte, attirant leur attention sur le petit groupe qui entrait, sans se soucier de briser l’atmosphère de recueillement régnant dans la chambre. La jeune princesse se raidit en reconnaissant le nouvel arrivant et se redressa de toute sa hauteur, retrouvant toute sa morgue naturelle que le chagrin avait un instant estompée. - Que viens-tu faire ici ? demanda-t-elle froidement. - Rendre hommage à mon oncle vénéré, bien sûr, ma chère cousine ! répondit le jeune homme d’un ton désinvolte.

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Et t’adresser mes plus sincères condoléances, par la même occasion ! -  Sors d’ici  ! ordonna-t-elle d’un ton tranchant. Tes minables petites manigances ne te serviront à rien ! - Je comprends que le chagrin t’égare, glissa-t-il d’un air faussement apitoyé en prenant ses compagnons à témoin, mais j’ai, autant que toi, le droit de me trouver dans cette chambre ! - Cela suffit, Belshazzar ! s’interposa Hailama. Laisse-la tranquille ! - Je m’en voudrais d’aggraver la peine de ma cousine bien-aimée, affirma son interlocuteur d’un air moqueur. Alors, j’attendrai qu’elle se soit ressaisie pour avoir un entretien avec elle. Et tournant les talons, il quitta la pièce avec sa suite, en affichant une satisfaction qui ne laissa pas de les inquiéter, d’autant que certains de ses compagnons cachaient difficilement leur sourire. - Qu’a-t-il voulu dire par-là ? s’interrogea Adonia. - Bah ! Rien d’important, j’en suis sûr ! assura son ami. Il ne cherche qu’à te déstabiliser pour le plaisir, c’est tout ! - Je n’aime pas ce Balzer qu’il traîne toujours avec lui ! Il me paraît faux et hypocrite. - C’est pourtant le grand-prêtre d’Echmoun ! - Je sais ! Mais ici, ce n’est qu’une divinité secondaire, pas comme à Sidon, dont c’est le dieu principal ! - Alors, tu le soupçonnes d’intriguer pour prendre le pas sur Baal, notre dieu tutélaire ! - Je n’en serais pas surprise. - Itthobaal ne se laissera jamais faire ! - Non ! Notre grand-prêtre est un homme juste et bon, mais il est très jaloux de ses prérogatives.


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- Il te sera, également, parfaitement loyal. Tu peux compter sur lui pour contrer les manœuvres de Belshazzar. - Oh, c’est vrai ! J’avais oublié ! soupira la jeune fille en se retournant vers le lit. Comment vais-je faire sans lui ? À quatorze ans, Adonia avait l’âge légal pour régner sans partage mais elle se sentait très jeune et inexpérimentée, bien que son père l’ait préparée à cette éventualité depuis sa plus tendre enfance. Sa mère étant morte en la mettant au monde, elle était restée fille unique et seule héritière du trône de Telgilsh, ce qui excitait bien des convoitises, à commencer par son cousin qui se voyait à un pas de la couronne. Balthézar n’aimait pas ce neveu, fourbe et débauché, qui ne songeait qu’à s’amuser sans montrer le moindre sens des responsabilités, et avait souvent mis sa fille en garde contre lui. Mais il n’était pas le seul prétendant à souhaiter obtenir la main de la princesse, car beaucoup de jeunes nobles s’imaginaient volontiers dans le rôle du corégent, d’autant que la beauté d’Adonia les faisait rêver. Cependant, si la jeune fille recevait volontiers leurs hommages, elle s’était bien gardée de distinguer l’un d’entre eux ou d’afficher la moindre préférence en public. Par contre, dans le secret de leurs appartements, son père et elle avaient souvent parlé de son futur mariage, dont le principal intérêt serait de la mettre à l’abri des manigances de Belshazzar. - Toutes mes condoléances, ma douce princesse, chuchota une voix affectueuse à son oreille. - Oh, Itthobaal ! Tu m’as fait peur ! sursauta la jeune fille. - Je suis venu dès que j’ai appris la triste nouvelle, reprit le grand-prêtre en la serrant dans ses bras. Tu sais que tu pourras toujours compter sur moi ! J’imagine que Belshazzar est déjà passé, n’est-ce pas ? - Hélas, oui ! Il prétend qu’il veut avoir un entretien avec moi.

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- Il veut t’obliger à l’épouser pour récupérer la couronne, mais ne te laisse surtout pas faire ! - Je n’en ai pas l’intention. - De toute façon, il ne pourra rien entreprendre durant la période de deuil. Cela te laisse le temps de te préparer à l’affronter. - Je n’ai pas tellement envie d’être reine ! soupira la princesse. - Tu n’as pas le choix, c’est ton destin ! Tu dois l’accepter pour le bien de ton peuple, c’est ce que ton père attendait de toi. Tu dois t’en montrer digne ! - Nous serons toujours là pour te soutenir, ajouta Hailama avec un tendre sourire. - Avec votre aide, je suppose que j’y arriverais, capitula Adonia. Mais pourquoi a-t-il fallu qu’il parte si tôt ? - Je sais qu’il n’avait que trente-six ans, mais ce genre de chose arrive plus souvent qu’on ne le pense, hélas ! - Promets-moi que tu n’en feras pas autant ! - Je n’ai que vingt-quatre ans, c’est un peu tôt, ne crois-tu pas ? protesta Itthobaal en riant. - Je devrais aller consulter les oracles, observa la jeune fille d’un air songeur. - Oui, je pense que c’est une bonne idée, approuva le prêtre en retrouvant son sérieux. D’ailleurs, il va falloir déterminer le jour favorable pour ton couronnement. Après un dernier regard sur le lit où reposait son père, Adonia quitta la pièce d’un pas rapide, suivie de son ami qui ne voulait pas la laisser seule dans un moment pareil. La dernière chose qu’elle désirait était de voir les prêtres venir chercher le corps du roi pour le préparer à l’inhumation, sachant qu’elle ne pourrait supporter d’assister à ces rituels, hélas trop familiers, appliqués à la personne qu’elle aimait le plus au monde. Se souvenant de ses leçons sur le protocole et


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les attitudes à adopter pour chaque situation, elle se dirigea droit vers ses appartements afin de revêtir la tenue adéquate qui afficherait son deuil et soulignerait subtilement son statut d’héritière du trône, avant d’affronter la foule des courtisans. Tant qu’elle suivit les longs couloirs, sous l’œil curieux de tous ceux qui s’y trouvaient, elle parvint à conserver un maintien hautain et impassible, mais lorsque la porte de sa chambre se referma dans son dos, elle s’immobilisa soudain, comme pétrifiée. Lentement, elle balaya la pièce du regard, ne reconnaissant plus l’endroit où elle s’était réveillée, le matin même, jeune fille heureuse et choyée par un père qu’elle adorait, avec pour seul souci la façon dont elle allait occuper sa journée. Quelques heures seulement s’étaient écoulées depuis, mais elle avait l’impression qu’il s’agissait d’une éternité, tellement elle se sentait dévastée. Alors, sourde aux questions que lui posait Asherah, son esclave personnelle, elle se jeta sur son lit en sanglotant, sans se rendre compte que des mains se posaient sur ses épaules. Il lui fallut un moment pour réaliser qu’elle était blottie dans les bras d’Hailama, qui la berçait comme une enfant, en murmurant des mots doux et apaisants afin d’adoucir sa peine. Cependant, elle avait beau savoir qu’elle devait se ressaisir, ses larmes ne cessaient de ruisseler sur ses joues en un fleuve intarissable, la poussant à s’accrocher désespérément à son ami pour puiser un peu de réconfort dans son affection. - Je serai toujours là pour toi, tu le sais bien, murmura-t-il tendrement. Là ! Calme-toi ! Tu dois tenir ton rang pour faire échec aux manœuvres de Belshazzar. - Je sais ! Tu as raison, mais je ne peux pas ! gémit-elle. - Bien sûr que si ! Je sais que tu en es capable ! Allons ! Laisse Asherah s’occuper de toi, et tu redeviendras toi-même ! Elle se serra encore plus étroitement contre lui et enfouit son visage contre le torse du jeune homme, refusant de voir

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ce qui l’entourait, avec le vif désir que la ville entière pût se dissoudre comme par enchantement. Il ne la repoussa pas, attendant tranquillement qu’elle reprenne ses esprits, car il savait que son caractère indomptable la pousserait à réagir, tôt ou tard. Peu à peu, elle prit conscience des bruits, qui lui parvenaient de l’extérieur, les pas feutrés et les murmures assourdis résonnant dans le couloir, ainsi que les cris et les lamentations entrant par les fenêtres depuis la rue. Un instant, elle eut la tentation de se boucher les oreilles pour ne plus rien entendre, mais des images s’imposèrent à son esprit, lui dépeignant, malgré elle, la détresse du peuple de Telgilsh face à la perte de ce roi très apprécié de ses sujets, et l’inquiétude de savoir que leur sort était entre les mains d’une jeune princesse de quatorze ans. Alors, elle comprit que sa peine devait passer après son devoir et qu’elle devait rapidement se montrer, afin de rassurer la population qu’elle avait tant aimé côtoyer lors de ses promenades incognito. - Voilà qui est mieux ! sourit Hailama en la voyant se redresser avec décision. - Je n’ai pas le choix, soupira-t-elle résignée. Écoute-les ! Ils ont peur ! Elle s’abandonna aux mains habiles de sa femme de chambre, qui sut effacer la trace de ses larmes avant de la maquiller, la coiffer, et lui sortir les vêtements qui s’imposaient dans ces tristes circonstances. Puis, une fois parée, elle se retourna vers son ami. - Reste avec moi, s’il te plaît ! - Bien sûr ! affirma-t-il. Je ne t’abandonnerais pour rien au monde ! Ils sortirent ensemble de la chambre et se dirigèrent vers la façade du palais sur laquelle se situait la fenêtre des apparitions, d’où Adonia pourrait prouver à son peuple qu’elle était prête à prendre la succession de son père. Tout en marchant dans


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le couloir, la princesse envoya un garde quérir Itthobaal afin qu’il paraisse à ses côtés devant la population, démontrant ainsi qu’elle jouissait de l’appui du puissant clergé de Baal, dieu principal et protecteur de la cité. Quelques nobles de haut rang, tel le père d’Hailama, l’accompagnèrent également pour qu’il n’y ait aucun doute sur la continuité du pouvoir. Mais, tandis qu’elle souriait malgré sa peine en recueillant les acclamations de ses sujets, la future reine aperçut son cousin dans les jardins et frémit devant son visage déformé par la fureur en constatant qu’il n’avait pas été invité à se montrer auprès d’elle. Poussée par le grand-prêtre, qui insistait pour qu’elle profite de la période de deuil, Adonia utilisa les jours suivants afin de procéder à de nombreuses consultations. Elle reçut les plus hauts dignitaires de son père, mais également, les représentants des différents corps de métiers présents dans la ville, afin d’assurer à chacun qu’elle continuerait la politique paternelle, tout en profitant de cette occasion pour jauger leur loyauté. Elle eut ainsi la satisfaction de constater que Belshazzar jouissait d’une réputation exécrable et ne comptait que très peu de soutiens parmi les courtisans et les représentants du peuple. Durant ces journées chargées, Hailama ne la quitta pratiquement pas, et lorsqu’elle trouva enfin le temps pour se rendre au temple, afin de consulter les oracles, il l’accompagna tout naturellement, sans qu’elle eût besoin de le lui demander. Mais, malheureusement, la princesse fit le déplacement pour rien car la prophétesse ne put rien lui apprendre, les dieux restant obstinément muets sur son avenir. - Voilà qui est plutôt inquiétant, ne crois-tu pas ? observa-t-elle sur le chemin du retour. - Pas forcément, répondit le jeune homme. Ton destin est en train de se mettre en place, les Dieux attendent peut-être de voir comment tu te comporteras, pour décider de ton sort.

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- Je ferai de mon mieux, affirma-t-elle, en essayant de rester fidèle aux leçons de mon père. Deux jours plus tard, Itthobaal vint au palais annoncer la date retenue pour les funérailles du roi et le couronnement de la nouvelle reine, mais la jeune fille se rendit compte immédiatement que quelque chose n’allait pas, en remarquant son sourire crispé. - Les Dieux t’ont-ils parlé ? demanda-t-elle avec anxiété. - Hélas, non ! soupira-t-il. J’ai choisi le jour le moins mauvais, mais les auspices ne m’en ont donné aucun de vraiment bénéfique ! Et pourtant, je les ai consultés à plusieurs reprises ! - L’oracle est resté muet lorsque j’y suis allée, reprit-elle. C’est mauvais signe ! - Je sais ! On me l’a rapporté. Je crois que les temps à venir seront difficiles. Tu devras te montrer forte et courageuse ! Pour conjurer le mauvais sort, Adonia se prépara très soigneusement le matin de l’enterrement, afin de montrer aux dieux qu’elle les honorait avec toute la déférence qui leur était due. Puis elle s’installa dans sa litière aux rideaux relevés avec ses attributs de princesse, adoptant une attitude impassible tandis que les porteurs la soulevaient et allaient prendre leur place dans le convoi funéraire, juste derrière le cercueil richement orné de Balthézar. Le long cortège prit la direction de la porte sud de la ville et s’enfonça dans le désert, jusqu’au mausolée que le roi avait fait construire dès qu’il était monté sur le trône, afin d’assurer sa survie dans l’au-delà. En apercevant la tour ronde au sommet pyramidal, qui signalait la tombe, la jeune fille sentit une boule se former dans sa gorge et eut bien du mal à retenir ses larmes, au souvenir des nombreuses visites qu’elle y avait faites avec son père, pour s’assurer que la construction et la décoration du monument avançaient bien. Pourtant, comme à chaque fois, elle tourna


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involontairement la tête vers le sud, contemplant les dunes qui s’étendaient à l’infini, en songeant à son ancêtre, qui avait fondé Telgilsh et dont la sépulture était perdue quelque part dans ce désert. Balthézar avait vainement tenté de retrouver son emplacement dans les archives du palais, puis il avait envoyé plusieurs équipes faire des fouilles, sans plus de succès. Cette quête inutile avait fini par tourner à l’obsession, expliquant qu’il ait voulu un monument aussi imposant afin que le culte qu’on lui rendrait ne soit jamais interrompu par la perte de son tombeau. Le bruit du cercueil que l’on déposait à terre, afin de célébrer les derniers éléments du rite avant l’inhumation, ramena Adonia à l’instant présent. Solennellement, elle descendit de sa litière et rejoignit le grand-prêtre, prêt à consacrer les offrandes qu’elle présentait, une à une, au défunt pour qu’il les emporte avec lui. Ensuite, elle suivit les porteurs et l’officiant dans le long couloir magnifiquement décoré, jusqu’à la chambre funéraire où ils déposèrent le cercueil dans un sarcophage en pierre, dont ils scellèrent le couvercle tandis qu’Itthobaal récitait les dernières prières. Puis, ils remontèrent à la lumière et s’installèrent autour des longues tables que les esclaves avaient dressées pour le banquet funèbre, pendant que les ouvriers fermaient hermétiquement le tombeau et en dissimulaient l’entrée afin de décourager les pillards. La princesse détourna la tête, incapable de supporter la pensée de son père, enfermé pour l’éternité dans cette chambre obscure, et prit une profonde inspiration pour chasser l’impression d’étouffement qu’elle ressentait. Le soleil se couchait lorsqu’ils regagnèrent la ville, à l’issue du banquet. La jeune fille pénétra dans le palais d’un pas lent et, ignorant les regards interrogateurs des courtisans, elle prit la direction de ses appartements, en se retenant pour ne pas courir.

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- Je sais que c’est difficile, murmura une voix familière auprès d’elle. - Cette journée a été la pire de mon existence, soupira-t-elle, et demain ne sera pas mieux ! - Demain, tu seras reine ! sourit son ami. Itthobaal se prépare à te couronner. - Hélas, oui ! Adonia s’arrêta à la porte de ses appartements, se tournant vers le jeune homme qui s’apprêtait à se retirer, en lui souhaitant une bonne nuit. Puis, mue par une pulsion soudaine, elle lui saisit la main et l’attira vers elle d’un geste brusque. - Oh, Hailama ! Reste avec moi, cette nuit ! supplia-t-elle. Il hésita, ne sachant pas s’il devait s’arracher à son étreinte ou rester, mais elle mit rapidement fin à ses incertitudes en l’entraînant dans sa chambre, sans lui laisser le temps de décider. Le lendemain, elle se rendit au temple de très bonne heure afin de se purifier selon les rites, suivant à la lettre les instructions du grand-prêtre. Lorsqu’elle fut prête, elle revêtit la riche tenue préparée pour l’occasion, ainsi que les bijoux en or et pierres précieuses qui allaient avec, puis apparut dans la grande cour de l’édifice sacré où devait se dérouler la cérémonie. Tous les hauts dignitaires se trouvaient là au premier rang, et derrière eux, se pressait le peuple, dévorant des yeux cet endroit où il n’avait pas accès d’habitude. Avec une dignité et une maturité qui dépassaient largement son jeune âge, la princesse fit face à tous ces regards fixés sur elle et s’installa sur le trône qui l’attendait, tandis qu’Itthobaal entamait le rituel du couronnement.


Chapitre 2

Moira regardait distraitement par le hublot du petit avion qui l’emmenait, avec son époux, vers une destination qu’elle n’arrivait pas encore à imaginer. Très loin en dessous se dessinaient les formes étranges que prenaient les dunes de sable sous l’effet du vent, lui donnant l’impression de survoler une mer figée, sous le coup d’une très ancienne malédiction. Elle jeta un coup d’œil vers l’avant de l’appareil, souriant malgré elle devant le contraste saisissant que formaient les cheveux châtains et longs de Bryan Leakner, leur pilote, et les boucles noires, soigneusement gominées, de son mari. Puis, avec un soupir de résignation, elle revint à la contemplation du paysage monotone qui se déroulait sous les ailes de l’avion, et laissa ses pensées vagabonder à leur guise. Elle revit, une fois de plus, les rues de Londres, froides et luisantes de pluie, mais égayées par les vitrines lumineuses des magasins ainsi que la joyeuse cohue qui se pressait le long des trottoirs, et ressentit à nouveau le mal du pays, qui ne la quittait guère depuis qu’elle suivait son époux sur tous les sites où il travaillait. En ce mois de mars 1920, elle allait avoir

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