La guerre
Š Christophe Delaplanche, La guerre, 2014.
Christophe Delaplanche
La guerre
Feuille de route La mobilisation (phase 1)
p. 10
L’assaut (phase 1)
p. 13
L’assaut (phase 2)
p. 15
Le débarquement
p. 19
Le matricule
p. 23
L’adjudant-chef
p. 27
La coupe militaire
p. 33
La torture
p. 37
Le 1er mort
p. 43
Le bain de sang
p. 47
Le sniper
p. 51
Le gnouf
p. 57
L’arme fatale
p. 61
La garnison
p. 67
La bataille du rail
p. 75
Les copains de régiment
p. 81
La caporale
p. 87
Les munitions
p. 93
La lutte fratricide
p. 103
La chambre à gaz
p. 109
Les tranchées
p. 115
Le repos du guerrier
p. 123
Le ravitaillement
p. 131
Le four crématoire
p. 145
L’ennemi
p. 153
Le baptême du feu
p. 159
Le jour le plus long
p. 165
Casse pipe
p. 185
Fausse manœuvre
p. 191
L’embuscade
p. 199
Intelligence avec l’ennemi
p. 205
Le corps à corps
p. 215
La fin des Bourricot
p. 221
La mobilisation (phase 2)
p. 231
La mobilisation (phase 1)
Bourricot sentit que la guerre allait bientôt éclater. Une sourde intuition reptilienne imprégnant doucement le flux de ses pensées à mesure que les indices s’empilaient. Car il y avait déjà eu 2-3 fausses alertes. Dopées par une brusque remontée des températures, de petites grappes d’exaltés étaient venues s’enhardir près du no man’s land puis, sans raison apparente, s’en étaient retournées piquer un roupillon dans leurs casemates respectives. Plus ennuyeux, le jour précédent, des éclaireurs partis en reconnaissance n’avaient plus donné signe de vie, le reste du bataillon ne s’en était d’ailleurs pas spécialement ému, apparemment rôdé à ce type d’incidents connexes. Mais Bourricot voyait bien que le point de non-retour était déjà plus qu’atteint. Une sorte de fébrilité s’était emparée des combattants qui commençaient à se mettre en ordre de marche, se motivaient, vérifiaient leur matériel, faisaient leur prière pour les plus croyants. La région des 2 sphères où il avait été affecté était de loin la plus instable de toutes. Les conflits y étaient légions et extrêmement meurtriers. A côté, Verdun faisait figure d’aimable ballon-prison dans une cour de récré. Les disparus se comptaient chaque fois par millions. On les appelait « disparus » car personne n’avait jamais retrouvé de corps. Cette guerre ne faisait pas de morts, rien que des « disparus ». Cela faisait maintenant 3 mois qu’il glandouillait tranquillou au chaud, mollement bercé au milieu de ses amorphoïdes congénères.
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Mais le destin semblait avoir sifflé la fin de la récré, le nombre de fantassins en armes augmentait de minute en minute, ce qui n’augurait pas grand-chose de bon pour la suite. C’était le soir du 11 février 1955. Un samedi. Statistiquement, le samedi soir était la fenêtre de tir la plus propice au déclenchement des conflits. La soirée du vendredi l’était aussi un peu à sa façon, mais la probabilité pour qu’un conflit éclate un samedi soir était de l’ordre de 9 chances sur 10, ce qui ne laissait guère de doutes au 2 e classe Bourricot quant à l’issue de ce soudain branle-bas. Son doux vagabondage dans l’univers des calculs de probabilités fut interrompu par le son de l’alarme. Un bruit affreux, rauquissime, probablement mis au point par un acousticien nazi, qui lui vrilla les tympans et doucha par la même occasion ses derniers espoirs d’un hypothétique répit supplémentaire. Comme tous les ordres absurdes, celui d’y aller tomba d’en haut. En rang d’oignons, les soldats furent dans un premier temps, regroupés vers l’entrée du tunnel dit d’ » expulsion ». L’appelé n’échappa pas à la manœuvre et se retrouva, l’angoisse tatouée à l’estomac, propulsé vers le sas fatidique au milieu de ses comparses, tous livides. Personne n’osait croiser le regard de l’autre. Aucune solidarité, aucun geste de compassion ou de solidarité entre les protagonistes dans ces terribles minutes. C’était du grand chacun pour soi. Dans n’importe quel autre corps d’armée, les combattants se seraient étreints les uns les autres et prodigués, l’œil embué, d’ultimes réconforts. Là, rien. Et c’est ce qui faisait la particularité de cette guerre. Tous connaissait l’impitoyable scénario de ce qui en constituait la première partie : la grande course de sélection. Sur l’impressionnante masse de combattants, environ 150 millions, à peine quelques centaines, pour ne pas dire quelques dizaines, atteindraient l’endroit de la dernière joute. Au final, un seul d’entre eux en réchapperait et serait choisi pour participer à la seconde partie du conflit, annoncée comme bien plus pénible. Une sorte de numerus clausus dans sa conception la plus épurée. À ce stade, Bourricot aurait bien rajouté, « mousseline » après épurée, mais l’heure n’était pas exactement à l’humour potache.
L’assaut (phase 1)
10 bonnes minutes déjà que l’alarme beuglait sans relâche. Les tympans du 2ème classe Bourricot se changeaient doucement en Parmentier de canard quand une seconde alarme encore plus glauque vint soudain couvrir la première et il comprit que c’était là le vrai signal du départ. Sans avoir le temps de s’autocongratuler de cette déduction fine, il se vit projeté vers l’avant avec une bonne moitié de la troupe par une sorte de contraction géante de la totalité du sas. Paniqués, les combattants se marchèrent les uns sur les autres pour ne pas finir engloutis sous la masse et les moins réactifs éclatèrent littéralement sous le poids des autres. Une deuxième contraction systémique, puis une troisième et enfin une petite dernière projetèrent les derniers bidasses à l’extérieur et tous se mirent soudain à détaler droit devant eux comme des dératés. Jouant avec ce qui lui servait de coudes, il parvint à se glisser dans le peloton de tête. Les malchanceux des troisièmes et quatrièmes fournées ne caressaient déjà plus beaucoup d’espoir de s’en sortir, seuls les plus énervés sauveraient peut-être leur peau, les autres agoniseraient d’une mort lente sur le bord de la route. La première vague de combattants atterrit dans un milieu terriblement acide et une majorité d’entre eux fut carbonisée sur place. Brûlés pour la plupart au troisième degré, les autres, traînèrent à grand peine leurs dermes en lambeaux sur le bas-côté.
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S’étant préalablement oint d’une replette couche de graisse, le prévoyant Bourricot surfa sur le tapis de cadavres et atteignit le col sans trop d’encombres. Après ce col, la première escalade sonna le glas des espoirs d’au moins 100 millions d’entre eux. Mal préparés, mal équipés pour s’accrocher aux parois, ils dégringolèrent de distances plus ou moins variables. Ceux qui s’étaient juste blessés en tombant de faibles hauteurs furent écrasés par ceux qui chutaient du sommet. Certains des rescapés qui avaient échappé aux brûlures et aux vols planés dans l’ascension du col, se réfugièrent dans une crypte pour reprendre des forces. D’autres, plus téméraires, firent l’impasse pour se ruer en direction de la forêt, à l’assaut des grands feuillus. Le soldat eut l’intuition salvatrice qu’il manquerait de forces pour affronter cette jungle hostile et jugea plus sage de s’accorder aussi une mini-pause dans la crypte. Bientôt rejoint par une petite troupe hallucinée de guerriers à bout de forces, il s’adossa à un mur et entreprit de se frotter tout le corps afin d’en retirer la graisse dont il était enduit. Lors de la préparation de ce premier raid à la caserne des 2 sphères, le lieutenant Ming, un des seuls à avoir déjà effectué l’aller-retour sain et sauf à l’occasion d’un reflux général, (phénomène rarissime dans ce type de conflit) lui avait confié que l’escalade des feuillus nécessiterait des qualités d’adhérence hors pair. C’est également grâce à Ming qu’il s’était badigeonné de lubrifiant, évitant ainsi d’être changé en banane flambée dans les premiers centimètres. Une sorte de gentlemen’s agreement s’établit entre les soldats fourbus sans qu’ils n’aient besoin de communiquer. La première phase avait été d’une telle violence qu’ils ne jugèrent pas spécialement opportun d’en remettre une couche en s’entre-tuant. Ils établirent donc un camp de fortune dans la crypte et s’endormirent tous terrassés.
L’assaut (phase 2)
Bourricot se réveilla en sursaut. Face à la masse des combattants somnoleurs, une pulsion saugrenue s’échappa de son erzatz de bulbe rachidien, traversa son embryon d’hypothalamus mais vint buter sur la partie frontale du cervelet, siège des connexions neuronales et donc du raisonnement (à l’état embryonnaire également), suffisamment updaté par Ming pour que cette pulsion s’arrête net : non, il serait impossible, voire suicidaire, de tenter de tous les exterminer. Il pourrait à la rigueur en égorger deux ou trois, vite fait, mais le bruit réveillerait aussitôt les autres qui se jetteraient sur lui pour le massacrer. Il préféra s’éclipser et filer en catimini vers la forêt. Sur site, le spectacle était dantesque. Des milliers de soldats à moitié morts pendouillaient par grappes aux branches des feuillus agités par des courants d’air. De temps à autre, l’un d’entre eux, mal arrimé, s’écrasait au sol d’un son flasque. Devant cette loterie pour le moins surréaliste, il se surprit à parier sur lequel se décramponnerait en premier, rien que pour voir si c’était son jour de chance. Un pragmatique instinct de survie l’arracha rapidement à ce jeu stupide et il entama l’escalade des feuillus. Chaque branche secouée faisait dégringoler deux ou trois corps mal accrochés sur la tête des nouveaux candidats à l’ascension, freinant ainsi leur progression. Tout en haut, un guerrier encore gaillard tenta
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de le repousser d’un coup de queue mais le 2e classe parvint à lui faire lâcher prise en agitant la broussaille avec entrain. Ledit gaillard dégringola le long de l’arbuste, rebondissant au gré des branches qui sectionnèrent des bouts de lui-même au passage et finit sa course en pièces détachées, façon puzzle, comme aurait dit l’auteur des Tontons. Comme Ming le lui avait fait maintes fois répéter, il utilisa le sommet du feuillu tel une catapulte et se balança d’avant en arrière pour se propulser d’un coup dans l’Ampoule. Là, bien positionné sur les hauteurs, il bénéficiait d’une vue imprenable sur le théâtre d’opération et attendit que la petite centaine d’excités qui en avaient réchappé s’extermine jusqu’au dernier. Il se surprit à éprouver de la joie à la contemplation de ce spectacle macabre, non que les souffrances que les protagonistes s’infligeaient le divertissaient, mais plus parce que lui-même avait réussi à s’en préserver jusque-là. Il ne furent bientôt plus qu’une petite dizaine dont un, plus massif, qui éliminait ses adversaires par d’adroits et féroces coups de queue, leur tranchant la tête ou les mutilant de façon à ce qu’ils soient dans l’incapacité de se mouvoir. Bourricot supputa que si la victoire devait lui revenir, elle passerait par l’élimination du lourdaud. Alors que ce dernier engageait une lutte à mort avec un grand filiforme, il s’approcha en tapinois et s’accroupit dans son dos, un peu comme dans une cour d’école, lorsqu’on se met à quatre pattes derrière une victime désignée avant qu’elle ne se fasse pousser par un comparse placé devant. En apparence grossier, le stratagème n’en fut pas moins adopté par le félon filiforme, complice de circonstance, qui fit derechef basculer le disgracieux Sumo par-dessus Bourricot. Une fois à terre, il l’immobilisa tandis que son anorexique coéquipier lui plantait sa queue en pleine tête. Du liquide séminal gicla, l’obèse fut agité de soubresauts grotesques avant de rendre l’âme. Le soldat prit le parti de snober la célébration qui s’imposait en compagnie de son assassin associé et lâcha son trophée gluant pour se ruer sur l’ovocyte, ultime but de cette course contre la mort. Dans un élan désespéré, le gringalet tenta de suivre mais en état d’hyperactivité,
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Bourricot déchargeait déjà des coups de fouet avec sa queue et sa tête pour entamer les structures protectrices de l’ovule. Le maigrelet tenta bien de s’accrocher à son excroissance mais le soldat se mit à le lacérer avec la force du désespoir, c’était lui ou l’autre. Et ce fut l’autre qui lâcha l’ovocyte pour aller s’empaler sur les trompes de Fallope. Notre héros d’un jour se pinça en pensant que bingo, lui, le petit, le sans-grade, l’obscur 2ème classe avait réussi son pari : atteindre ce diable d’ovocyte au nez et à la barbe de centaines de millions de combattants ! Las, Ming l’ayant dûment briefé, il savait que ce n’était que reculer pour mieux sauter et ne pouvait en aucun cas se réjouir de cette victoire. Peut-être était-il l’élu, mais c’était pour participer à un autre conflit, celui-là bien plus féroce. Mais bon, il était en vie et à ce stade, il eut le sentiment que ce n’était déjà pas si mal. Il n’avait plus qu’à laisser faire la nature. Après une réaction acrosomique, il pénétra dans l’ovule à laquelle il se verrouilla avec la précieuse clé protéinique confiée aux appelés dès leur affectation. L’arrimage se fit sans encombre, un tour de clé autorisa la zone pellucide à se durcir, interdisant ainsi l’accès du Graal à tout autre spermatozoïde rescapé qui aurait eu l’idée saugrenue de le suivre. Désormais à l’abri d’autres mauvaises surprises, il se mit à décondenser son ADN mais cette fois, il avait tout son temps. Cette première partie achevée, il allait pouvoir reprendre des forces et s’équiper tranquillement en se la coulant douce pendant au moins neuf mois. Un frisson de bien-être parcourut son petit embryon d’organisme. La première sensation un peu agréable depuis que cette saleté de guerre avait éclatée. Il eut une dernière pensée pour ce vieux Ming et s’endormit d’un seul coup.
Le débarquement
Comme attendu, Bourricot se réveilla dans un univers liquide. Il flottait tel un mollusque dans une masse amniotique dense et tiédasse. Son organisme ne pesait rien, n’était appuyé sur rien, il pouvait faire force sauts périlleux et double Lutz sans le moindre effort, comme en apesanteur. Les tissus qui l’entouraient étaient souples, les contacts douceâtres, un tube rattaché à son ventre l’approvisionnait en nourriture 24 heures sur 24. Composés de glucides et d’acides nucléiques, les mets proposés n’étaient pas particulièrement savoureux, ni sophistiqués, mais il les sentaient décisifs pour sa croissance, comme les mignardises à la progestérone qui boostaient sa masse musculaire. Un peu plus loin, il devinait une paroi plus solide dont il pressentait qu’elle le protégeait contre toute intrusion microbienne ou bactériologique. Tout semblait étudié dans les moindres détails, jusqu’à la gestion des excréments. Il n’avait en effet aucun souci à se faire pour ses grosses ou petites commissions qui, une fois effectuées, étaient renvoyées soit par le tube, soit par capillarité vers l’extérieur. Il évoluait dans une semi-pénombre. De temps à autre, parvenaient jusqu’à lui d’harmonieuses sonorités de tonalités différentes, graves, aiguës, timbrées, parfois stridentes. Il les percevait d’ailleurs de mieux en mieux au fur et à mesure que les jours s’écoulaient. Le son qui revenait le plus souvent était mélodieux, posé et faisait agréablement vibrer son enveloppe tissulaire si
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bien qu’il se surprit à l’expecter, chaque fois avec un peu plus d’impatience. Plus le temps passait et plus il se sentait pousser des ailes. Et plein d’autres choses avec d’ailleurs : des bras, des jambes, un nez, des oreilles, des yeux, des cheveux, un pénis. C’est d’ailleurs à ce dernier détail qu’il comprit qu’il ferait partie de la catégorie des combattants « Musclés ». Les combattants Musclés, comme le lui avait expliqué par le menu ce brave lieutenant Ming (dont le souvenir s’évanouissait de plus en plus), étaient les plus forts physiquement, mais affichaient en revanche une espérance de vie beaucoup plus courte que les autres. Ils étaient aussi plus perméables aux infections et moins aguerris aux techniques de combats psychologiques, conséquences directes d’une faiblesse constitutive : leur chromosome Y. À l’inverse, les combattants « Bavards » (ainsi nommés car dotés d’une aptitude naturelle à développer le langage), étaient conçus à partir de deux chromosomes X, gages d’une longévité et d’une résistance à toute épreuve. Ces prédispositions génétiques conditionnaient les stratégies de combat des deux catégories de soldats. Sachant leurs jours comptés, les Musclés privilégiaient la force aveugle, pour remporter les batailles le plus vite possible en faisant un maximum de dégâts. Plus familiers des cadences marathoniennes, les Bavards usaient de redoutables ruses psychologiques pour arriver à leurs fins, prêts à concéder une série de défaites momentanées si elles étaient susceptibles de les conduire à la victoire finale. Le Lieutenant Ming lui avait expliqué que sa formation se déroulerait dans une parfaite parité : mis sur orbite par un Musclé, il serait ensuite formé et équipé par un Bavard puis lâché sur le théâtre d’opération où il devrait indifféremment affronter les deux typologies de combattants. Ainsi nourri, logé, nettoyé, protégé, Bourricot ne pouvait s’empêcher d’éprouver de la reconnaissance pour ce Bavard chouchouteur, s’interdisant toutefois de développer un quelconque attachement à son égard, présumant qu’il devrait le dégommer un jour ou l’autre. « Symbiose
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sans sympathie », fut donc la ligne de conduite que le pré-soldat s’attacha à respecter pendant toute cette phase non opérationnelle. Chaque jour de plus en plus apte au combat, il pouvait désormais mobiliser différentes parties de son corps de façon très précise, il affichait une grande variété de mouvements et s’affûtait intellectuellement. Une foule d’idées lui venaient sur comment il allait reprendre cette guerre, élaborer des stratégies, livrer ses futurs combats. Il lui semblait d’ailleurs que le Bavard émetteur de ce son mélodieux constituerait dans un premier temps un allié précieux, ne serait-ce que par sa capacité à l’apaiser et le mettre en confiance. Vint le temps où ayant considérablement grandi et ne pouvant plus se mouvoir avec autant de fluidité, il commença à se sentir un peu à l’étroit. À l’aide de ses nouvelles petites jambes potelées (dont il n’était pas peu fier), il entreprit de repousser la paroi qui le protégeait afin de tester sa résistance. La douce sonorité se fit aussitôt entendre. Il poussa à nouveau, le phénomène se renouvela, ça marchait à tous les coups. Mais il dut très vite faire face à un phénomène beaucoup moins ludique, sans doute annonciateur de la fin de sa séquence patachon. Les parois de l’enveloppe se contractèrent soudain plusieurs fois par jour pendant quelques secondes, puis pendant de longues minutes. Compressé et impuissant, le soldat prenait son mal en patience, priant pour que ces intempestifs rétrécissements de l’espace vital fussent provisoires. Mais leur intensité et leur fréquence ne firent qu’empirer. Lors d’une convulsion plus intense, il martela la paroi avec ses pieds. S’ensuivit un son désagréable qui lui rappela l’alarme nazie de sa dernière expulsion. La sourde anxiété des premiers instants de mobilisation générale dans la caserne des deux sphères lui revint d’un coup au creux de l’estomac (qu’il avait désormais fort développé) et avec elle, la certitude que cette période de répit s’achevait et que cette sinistre guerre allait bientôt reprendre son cours. Il était certes mieux armé qu’à l’époque, ces neuf mois lui avaient été plus que profitables, mais il s’était comme habitué à cette douce existence, rythmée par ses grosses commissions et la quotidienne berceuse de l’hospitalier Bavard.
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L’exiguïté de l’environnement confinant désormais à l’irrespirable, la claustrophobie commença à le gagner. Un ultime spasme coconnal déclencha dans son ectoplasme d’hypothalamus une poussée d’adrénaline, hormone dont il avait réussi à stocker une grande quantité en prévision de ses futures échauffourées et il administra cette fois un violent coup de pied réflexe qui fit céder la paroi. À partir de là, tout s’accéléra. Le cocon protecteur se mit à brinquebaler en tout sens, façon foire du Trône, les sons proférés par le Bavard cajoleur devinrent répétitifs et insupportables, à croire que ce dernier avait décidé de lui pourrir la fin des vacances. Bourricot se dit qu’il avait peut-être fait une boulette en cassant la paroi, mais dans le même temps, il était un peu tard pour avoir des remords. Face au tsunami annoncé, il prit instinctivement position tête en avant, paré à pousser avec ses petites jambes potelées tandis que les parois latérales se resserraient désormais par à-coups successifs. Une lumière aveuglante jaillit de l’orifice qu’il avait en ligne de mire et, formaté par neuf mois de pénombre, il dut fermer les yeux sous la violence de ce bombardement de photons. Ponctué d’un design sonore il faut bien l’avouer assez rustaud, un spasme plus vigoureux que les autres le projeta à moitié à l’extérieur. Il vécut là son premier vrai traumatisme. Ayant eu la bonne idée de s’enrouler autour du cou, le cordon d’alimentation bloqua sa carotide, ses globes orbitaux grillèrent sous la violente luminosité, un vacarme insoutenable lui décima les tympans et il se mit à patauger dans un liquide rouge foncé, mixé aux restes de gélatine qui tapissaient les cloisons de sa gentilhommière. Il fut récupéré par des mains recouvertes de plastique rugueux qui le soulevèrent par les pieds et lui administrèrent une vigoureuse claque sur le postérieur en guise de bienvenue sur le nouveau champ de bataille. Il hurla de douleur tandis que ses poumons repliés comme des origamis se défripaient pour aspirer leur première goulée d’air. Cette nouvelle guerre s’annonçait décidément sans merci.
Le matricule
Équipé de 60 cm pour 3,5 kg, le 2e classe Bourricot débarqua sur le théâtre d’opération un 11 novembre à 1 heure du matin. Ses géniteurs auraient voulu le faire exprès, ils n’auraient sans doute pas imaginé plus facétieux que la commémoration de l’Armistice comme premier jour de guerre pour leur nouvelle recrue. Rose, potelé, sans dents, nez crotté et yeux pâles, emmailloté dans sa première tenue de combat blanche fermée par des épingles à nourrice et sans handicap particulier, il fut déclaré apte pour la phase préparatoire : la formation. Celle-ci allait être assurée par ses deux principaux instructeurs et néanmoins parents, Raymond et Ginette Bourricot. Sorti major de l’école militaire polytechnique, l’adjudant-chef Raymond n’avait aucun doute sur le fait d’être l’homme de la situation pour faire de son jeune appelé un artilleur plus qu’exemplaire. Moins gradée et déjà en charge de deux recrues féminines de 8 et 10 ans qu’elle avait réussi à mettre sous la protection de l’adjudant-chef par un mariage en bonne et due forme, l’aspirante Ginette n’en était pas moins très excitée d’accueillir ENFIN un combattant mâle au sein de sa section. La première et nécessaire phase d’acclimatation entre les instructeurs susdésignés et le jeune soldat fut suffisamment désagréable pour donner à ce dernier un avant-goût de ce qui l’attendait sur la ligne de front. Le premier contact visuel avec son père instructeur coïncida en effet avec sa première envie de vomir.
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C’était un personnage assez laid avec des yeux bleus délavés si écarquillés que les paupières laissaient apparaître la zone blanche des globes autour des iris. Le tout donnait la sensation étrange de contempler deux œufs bleus sur le plat. Cette curieuse morphologie oculaire lui conférait un regard mi-étonné, mi-exalté, légèrement commisératif comme peuvent l’afficher de façon crispante certains curés. Au séchage, quelques suintements lacrymaux se cristallisaient en microcroûtes jaunâtres dans les coins. L’un de ses premiers souvenirs (probablement une résurgence mémorielle d’impact provoquée par un récit) fut que l’adjudant-chef Raymond se pencha sur son berceau, peu de temps après sa naissance pour lui asséner en faisant le malin : – Tu as vu la belle maman que je t’ai donnée ? Encore dépourvu de l’usage de la parole, bébé Bourricot ne fut pas en mesure de lui signifier toute la pitié que lui inspirait sa pauvre blague et se contenta d’un gargouillis en guise de commentaire. Pas peu fier de sa tirade et attendri par les remugles de son rejeton, l’adjudant-chef écarquilla un peu plus ses œufs bleus au plat et esquissa un sourire découvrant un alignement approximatif d’incisives et de canines grisâtres. Le pré-soldat se mit à prier pour qu’en allant le déclarer à la mairie du 6e arrondissement, ce crétin des Alpes présumé ne l’affuble pas d’un prénom trop niais. Le constat initial était malheureusement sans appel : « Bourricot », le matricule dont il avait hérité s’apparentait déjà à une certaine forme de cauchemar à porter toute une vie. Il allait devoir endurer les sarcasmes de ses copains d’école, de fac, de ses collègues de bureau, de filles qui ne voudraient pas l’épouser à cause de ce nom stupide. Il s’imaginait déjà la trentaine ébouriffée, confit dans une jaquette grise à côté d’une petite dinde de bonne famille et face à un maire saucissonné dans une banderole tricolore, tel un bovin lauréat du salon de l’agriculture, déclamant devant une assistance au bord du fou rire : – Aurore Desjardin de la Morinière, acceptez-vous de prendre pour époux Séverin Bourricot ici présent ?
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Et la pauvre bessebège priant pour être six pieds sous terre, obligée de sortir un « oui » suffisamment appuyé pour qu’on l’entende, mais dont le timbre de fausset traduirait l’angoisse de devoir porter ce nom burlesque et de l’imposer aux enfants nés de cette union : des petits Bourricot. Non ! Pas Gédéon…. Mais-si-mais-si, c’était bien Gédéon que l’adjudant-chef aux ratiches grisâtres avait inscrit sur le registre de l’état civil, probablement à l’issue d’un intense brainstorming avec l’aspirante Ginette. Dans un élan décalé, ses géniteurs avaient dû vouloir faire original, exotique, créatif, ne pas céder à la tentation académique d’un prénom traditionnel et sans aspérité. À cet égard, c’était un sans-faute et il allait désormais devoir partir au front avec le terrible handicap de s’appeler GÉDÉON BOURRICOT. Il se rendait bien compte que ce matricule lui interdirait, quoi qu’il advienne, toute notoriété. Toute une série d’activités, de destins, de carrières étaient d’ores et déjà proscrites. Il ne deviendrait jamais rock star, acteur de cinéma, romancier ou même présentateur télé. Qui pourrait acheter un CD ou un livre de Gédéon Bourricot ? Qui pourrait croire ou adhérer à une thèse ou théorie développée par Gédéon Bourricot ? Qui pourrait même être emballé ou motivé par le moindre projet, même bénin, proposé par quiconque s’appelant Gédéon Bourricot ? Non seulement ce patronyme ne lui rapporterait que moqueries et quolibets, mais en l’espèce, le contraindrait à exercer des professions subalternes, des métiers minables entourés de collègues riants sous cape. Déjà impitoyable pour un combattant normalement constitué, entraîné et équipé, cette guerre, avec un tel boulet patronymique à traîner, s’annonçait bien plus sale que prévue.