Elsa Cadier
L a maison abandonnĂŠe
La maison abandonnĂŠe
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Chapitre I Porte à porte
À l’intérieur, elle brûlait d’un feu mauvais attisé par des flammes obscures et invisibles. L’enfer se consumait derrière la porte en chêne massif, dans les entrailles pourries de ces murs damnés. La main posée sur le bois, je sondais les lieux à la recherche d’un indice. Comment en était-elle arrivée là ? Quels pêchés, quels affreux sortilèges la tourmentaient au point d’exclure tout être vivant de son cercle. Seule la serrure, autrefois montée à l’envers et conçue pour introduire une énorme clé en fer forgé, avait été changée pour laisser place à un verrou plus moderne. Le reste semblait d’origine. Soudain, une chaleur intense envahit progressivement mon corps jusqu’à l’insoutenable. Je retirais mes doigts brusquement, croyant qu’ils flambaient et, effrayée par ce phénomène indicible, je bondis en arrière. Un mal de tête intolérable me figea sur place l’espace de longues minutes. Impossible de comprendre ce qui venait de se produire. Manifestement, l’énigme de cette maison promettait d’être difficile à résoudre. J’avais éprouvé une sensation que jamais je n’avais rencontrée auparavant
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lors de mes nombreuses visions. Une force négative incroyablement puissante, mêlée à une profonde douleur se dégageait du bâtiment. L’Avelye. Cette maison souffrait depuis longtemps. Très longtemps. Peut-être même renfermait-elle nombre d’âmes en peine jamais libérées de leurs croix. J’avais beau jouir de toute l’expérience de mes années de médium, je me retrouvais pétrifiée de peur face à cette bâtisse impressionnante, plus que deux fois séculaire. « Je ne vais jamais faire le poids », pensais-je en introduisant la clé dans la serrure. « Non ! Pas comme ça. Je ne peux pas entrer maintenant. C’est trop tôt ». Submergée par une gêne inexplicable, je reculais à nouveau. Mais il était hors de question de m’avouer vaincue. Personne, pas même une maison, n’aurait raison de Mélodie Bonnaire ! Au-dessus du porche d’entrée, la date de 1760 était gravée dans la pierre de granite. Je n’ai jamais aimé ce type de pierre. Le granite. Trop chargé d’ondes négatives… Cette roche me provoquait d’affreux maux de tête. Pour moi, toutes les maisons avaient une âme. Je les voyais, je les sentais, je les devinais, je les exorcisais si besoin. C’était un don que la nature m’avait donné. Un don qui me venait de ma grand-mère médium elle aussi. Après plusieurs expériences à chaque fois plus douloureuses les unes que les autres, qui m’avaient sucé toute mon énergie, je ne voulais plus avoir affaire à ce don. Mais je ne sais pas… cet homme, François Ravanant… Il était venu me voir à la Sorbonne après un cours d’histoire que je dispensais. Il semblait tellement désespéré, ce
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grand échalas, à l’allure robuste et imposante. Il parlait les épaules voûtées. Comme en signe de résignation. Et puis, il m’avait raconté son histoire : la maison familiale à Chamonix héritée de sa grand-mère, construite deux siècles auparavant par un de ses ancêtres, ses difficultés à s’en séparer… « Laissez-moi réfléchir », lui avais-je dit sans même le regarder. Il avait attendu. Je n’avais pas l’intention de lui répondre dans l’immédiat. Lorsque j’ai levé la tête de mes dossiers, je l’ai alors vu en plein désarroi. Tout bien réfléchi, je pense l’avoir senti avant même de le voir. Quelque chose m’avait touché à cet instant et en bonne personne ultra sensible que j’étais, je n’avais pas pu résister à l’appel de cet homme en détresse. Sans doute était-ce là le défaut de mes qualités : vouloir sauver au passage l’homme blessé. La « Mère Thérésa » de l’histoire… L’infirmière des maisons et des hommes… Loin de moi la prétention d’être la guérisseuse des âmes. Toujours est-il que ma curiosité s’était certainement vue attisée, en plus, par le charme sauvage de François Ravanant. Ses cheveux grisonnants en bataille, ses traits profonds marqués par la vie et ses yeux d’un bleu si pur que je m’y serais volontiers plongée dedans si je n’avais pas subi cette retenue propre aux personnes civilisées. Une chose est sûre en tout cas, je penchais malgré moi vers des histoires compliquées et ce depuis le début de ma vie sentimentale et autres. La preuve, j’avais deux enfants et deux ex-maris. L’un, Jean, prof de français rencontré à la fac, était un alcoolique qui s’ignorait. L’autre, Éric, designer automobile talentueux, était aussi
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un coureur de jupons invétéré, mais ça ne me regardait plus. Nous venions de divorcer deux mois plus tôt.
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Dix minutes que je la contemplais. J’étais encore face à elle. Devais-je la comprendre ou la combattre ? La maison, une ancienne ferme des Bois non loin de Chamonix, l’Avelye, l’abeille en patois, comme elle avait été nommée autrefois. Comment avais-je pu accepter de me retrouver une nouvelle fois dans cette situation ? Il était encore temps de faire marche arrière. La curiosité me poussait pourtant à rester là, comme aimantée par le sol. Le défit aussi s’imitait au sein de la tourmente de mon affectif. Celui-là était de taille. Il serait sans doute le plus important de ma vie à relever. Une mauvaise intuition… L’Avelye devait retrouver le chemin de la sérénité. Elle semblait happée par un tourbillon de sentiments, tous aussi contradictoires les uns que les autres. Sa vie avait dû être mouvementée. C’était une tornade que j’allais découvrir à l’intérieur. La chaleur intenable sur ma main, cette odeur de brûlé, l’ambiance irrespirable de l’extérieur ; tous ces signes... Ça ne trompait pas. Une conviction intuitive. J’hésitais encore une longue minute et lorsque je décidais de tourner la clé, dans la serrure, je crus entendre un bruit de goutte d’eau qui coule lentement à l’intérieur. « Ça n’est pas possible. D’après François, personne n’est entré ici depuis deux ans. Il y a peut-être une fuite quelque part ? » Un frisson me parcourut le dos.
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« Non. Pas aujourd’ hui », me souffla ma petite voix intérieure. « Tu n’es pas assez préparée ». Je devais en premier lieu m’imprégner de l’histoire des alentours et puiser dans la montagne la force qui me serait nécessaire pour investir l’endroit. Heureusement, tandis que je cherchais un réconfort visuel, la charmante petite pension où j’étais descendue pour trois jours, entra dans mon champ de vision. L’Auberge de La Prairie, la bien nommée, se tenait au beau milieu d’un champ entourée par quelques chalets luxuriants. Elle, résistait depuis des décennies à l’assaut oppressant des promoteurs et autres investisseurs immobiliers de la vallée de Chamonix. Digne et fidèle, posée là telle un pilier sans faille. Avec l’aide de la famille Favre dont le grand-père guide de haute montagne avait bâti l’endroit, elle narguait en toute modestie, les hôtels quatre étoiles outrageusement onéreux de Chamonix. Je n’avais pas deviné son histoire, elle était inscrite sur un panneau au-dessus du bureau d’accueil. Lentement, mes pas me dirigèrent vers l’auberge, mes yeux fixant obsessionnellement un pan du frêne rampant au-dessus de la porte d’entrée. Je le faisais lien, corde, qui me rattachait à la réalité. Dans mon dos, je sentais encore cet appel inquiétant des esprits de la maison. Peut-être m’observaient-ils. Les ignorer. Marcher sans me retourner… Une fois arrivée dans ma chambre, épuisée, je m’effondrais sur le lit en proie à une profonde nostalgie. J’avais l’étrange impression que cette maison renfermait des réponses, pour François Ravanant certes, mais aussi pour moi. Et des réponses,
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j’en cherchais inlassablement depuis longtemps déjà. La nuit tombait à son heure de printemps. Je ne sais pas combien de temps j’étais restée là, allongée sur le dos, les bras en croix, à contempler le plafond et cette petite araignée tissant sa toile au-dessus de ma tête. Lorsque mon téléphone portable vibra sur la table de nuit, il faisait noir. Je saisis l’objet avant qu’il ne tombe. C’était un message de ma fille Salomé. Elle était en week-end prolongé chez son père. Le SMS disait : « On peut skyper Maman ? ». Oh joies du modernisme et chère Salomé chérie qui me sort de ma torpeur ! Ma Salomé, onze ans et déjà une grande brindille. Elle devait avoir quelque chose d’important à me dire. D’ordinaire, elle était assez réticente à tout contact avec moi lorsqu’elle passait du temps avec son père, Jean — le premier ex-mari — surtout pour une durée de trois jours. Je répondis par un « ok » et allumais mon Mac qui me suivait partout. Salomé était déjà connectée. Le petit encadré avec sa frimousse dedans apparu en s’élargissant. — Maman ! — Bonjour ma chérie. Comment ça se passe ? — Ben… Ses longs cheveux châtains étaient relevés en chignon décoiffé et ses grands yeux marron me fixaient comme si je devais deviner. Je compris que son père se trouvait à côté d’elle et j’entrepris de lui poser des questions anodines. — Vous êtes un peu sortis aujourd’hui ou il ne faisait pas beau ?
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— Non. On est pas sortis, répondit vaguement Salomé. J’ai regardé deux films et puis j’ai fait mes devoirs. Salomé faire ses devoirs dès le premier jour ?! Elle devait sacrément s’ennuyer. Je poursuivis. — Tu sais que je suis à Chamonix. Ici, il fait un temps magnifique. Je t’emmènerai la prochaine fois, tu verras. — Et Arthur ? Il est chez Éric ? — Oui. Tu sais bien. Pourquoi ? — Non… Comme ça. Éric — le second ex-mari— était le père de mon petit Arthur de huit ans donc. Il était peut-être coureur, accro au sexe, mais je savais que lorsque Arthur se trouvait avec lui, il était là à cent pour cent. Un mari exécrable — du moins nous n’avions pas les mêmes aspirations conjugales —, un père extraordinaire. Salomé l’adorait et elle détestait aussi lorsque son père se soulait, ce qui venait de se produire a priori. Sa dernière désintox n’avait visiblement pas fonctionné. Après trois cures infructueuses, des multiples rechutes et des milliers de promesses, j’avais jeté l’éponge. Il pouvait certes être quelqu’un de gentil et intelligent, sa maladie avait quand même eu raison de notre relation. C’était l’unique cause que je nous étais trouvée pour le quitter. Ah oui si une autre encore : il était d’un ennui mortel ! — Tu veux que je les appelle pour savoir ce qu’ils font demain ? Demandais-je à Salomé devinant qu’elle n’attendait que ça. Elle aurait bien voulu exploser de
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joie, mais par respect pour son père, elle se retint et répondit par un « oui » discret. — On a prévu de faire quelque chose Papa demain ? Lui demanda-t-elle par acquit de conscience. J’entendis un râle sorti des cavernes. La réponse était incompréhensible mais Salomé avait saisi le message au vol. — Bon alors oui, je veux bien que tu les appelles et tu dis à Éric de venir me chercher dès demain matin pour qu’on puisse en profiter. Ou ce soir même… — Ça marche ma chérie. Je la reconnaissais bien là ma Salomé. La tête sur les épaules, les idées claires et bien déterminée à obtenir ce qu’elle voulait, surtout à s’éloigner de son père en état d’ivresse. Je raccrochais et téléphonait aussitôt à Éric. Nous étions en bon terme, même si le divorce était frais. Je lui demandais s’il pouvait aller chercher Salomé immédiatement. Il comprit et accepta sans aucun souci. Il l’avait déjà fait plusieurs fois et il adorait Salomé. J’envoyais un texto à Salomé via le téléphone de Jean — que j’imaginais avachi sur son canapé à cuver sa vodka, incapable de se mouver — en lui demandant de se préparer. Éric et Arthur passaient la prendre. En même temps, j’étais soulagée et en colère contre son crétin de père. C’était la dernière fois qu’il la voyait tant qu’il se mettrait dans des états pareils ! Après les derniers détails d’organisation réglés, le soulagement de savoir Salomé en sécurité, je pus enfin m’occuper de moi. Je jetais un œil sur mon profil Facebook à partir de mon smartphone. Je n’allais plus beaucoup sur ce réseau social
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réservé désormais aux quadragénaires. Dans de vagues moments de solitude, j’y avais pourtant traqué pendant longtemps l’instant béni qui me donnerait le signe d’une vie. Seulement quelques mots lancés au hasard à ceux qui voudraient bien les attraper s’étaient imprimés sur la toile. Ils ne s’adressaient pas à moi pourtant. Alors était-il temps d’abandonner cette idée divinement tordue que je devais partager ces allégations avec une foultitude d’amis virtuels que je ne connaissais même pas. Avec amertume, j’y apprenais aussi que la raison sociale de ce réseau ne m’était nullement adressée… Socialement isolée au pire, sans que personne ne le sache. J’avais abandonné les tribulations des enfants rois de mes copines, les vacances par procuration des amis friqués et les commentaires trop inquisiteurs de personnes quasi inconnues. Et les statuts… Je m’en foutais royalement. Pourquoi insister alors ? Par espoir d’une rencontre sans doute. Après quelques visites sans conviction de profils, je décidais de clouer le bec à l’amitié virtuelle. Où pourrais-je avaler rapidement un morceau à neuf heures du soir un mois de mai en pleine saison creuse ? Me rendre à Chamonix à cinq kilomètres de là, ne m’enchantait pas plus que ça. Je descendis à la réception, espérant trouver quelqu’un pour me renseigner. Personne. Dans la cuisine en revanche, on s’activait. Même s’ils ne servaient à manger que dans la journée, je tentais ma chance. —Toc, toc. Y a quelqu’un ? demandais-je en passant la tête par la porte.
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Une femme aux cheveux poivre et sel se retourna aussitôt en sursautant. Elle devait être proche de la cinquantaine. — Ah ! Vous m’avez fait peur. J’étais plongée dans mes pensées, répondit-elle manifestement surprise de constater qu’il s’agissait d’une cliente de l’hôtel. — Veuillez m’excuser. Je ne voulais pas vous effrayer. Je suis un peu fatiguée… Je me demandais juste s’il serait possible d’avoir un sandwich ou une omelette… Je n’eus pas le temps de terminer ma phrase que la femme, soudain enthousiaste, me répondit. — J’étais justement en train de me préparer une tartiflette avec une salade. Si cela vous dit, je serais ravie de la partager avec vous ! Je n’en attendais pas tant et un quart d’heure plus tard, je me retrouvais attablée dans la petite salle à manger en compagnie de mon hôte, un petit verre de Mondeuse, vin de Savoie, à la main. — Mélodie, me présentais-je en lui tendant la main. Mais tout le monde m’appelle Mélo. Elle me saisit la main et la secoua énergiquement. — Corinne. Je suis la propriétaire de l’hôtel. Alors ? J’ai vu que vous habitez Paris. Vous venez prendre un peu d’altitude à Chamonix ? Le printemps ici, c’est une période délicieuse vous savez. — Oui. C’est vrai, mais je ne suis pas une vraie touriste en fait. J’hésitais un instant à me lancer dans des explications, mais après tout elle pourrait bien m’être utile. Je poursuivis.
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— Je suis venue pour une maison particulière ici. — Ah ? Vous voulez acheter ? — Non. Je… C’est un ami qui m’a demandé de venir voir l’état d’une vieille maison familiale avant de la mettre en vente. — Très bien. Quelle est cette maison ? Vous savez, je connais tout le monde ici. C’est mon grand-père qui a construit cette auberge et j’ai grandi ici. Je m’appelle Corinne Favret. Favret, c’est un nom bien de chez nous. — Vous connaissez sans doute l’Avelye alors, lançais-je naïvement. Son visage changea net d’expression. Interdite, Corinne s’appuya sur son dossier de chaise. Je lus de la peur dans son regard. Ça n’était pas bon signe. — Oui. Elle appartient à François Ravanant maintenant, finit-elle par dire. Figurez-vous que c’est un cousin éloigné. — Ça ne m’étonne qu’à moitié. Les Chamoniards pure souche ont sans doute tous un lien de parenté entre eux. —Et la maison alors ? Vous l’avez vu ? Soudain, sa curiosité pour l’Avelye se ravivait. — De l’extérieur pour l’instant. Je n’y suis pas encore entrée. — Ah. Méfiez-vous quand même, il s’est passé beaucoup de choses tragiques là-bas. Elle n’est plus habitée depuis quelques années, depuis que la grand-mère de François… Corinne se tut. Elle se servit un autre verre de vin. J’en déduis que la fin de vie de l’aïeule de François avait
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dû être… peu commune. Je mis Corinne en confiance et lui tapotait la main. — Vous savez. Vous pouvez me le dire, François m’en a déjà beaucoup parlé et puis en fait, je suis là pour comprendre ce qu’il se passe dans cette maison. Corinne semblait mal à l’aise, mais je le devinais, elle mourrait d’envie de conter cette histoire apparemment hors du commun. C’était presque gagné. Dans quelques secondes, j’allais en apprendre plus qu’il n’en fallait sur les Bois et l’Avelye. Mieux que les livres et les archives, à chaque fois que je prospectais dans un lieu, ce sont les gens qui se révélaient être les sources d’informations les plus précieuses. — Simone Ravanant, commença Corinne. Je l’aimais beaucoup. C’était une femme forte. Une battante. La vie lui en a fait baver, Dieu sait pourquoi. Combien de fois elle a voulu se débarrasser de cette maison… Mais elle n’a jamais pu. Alors Corinne, entre deux bouchées de tartiflette et deux gorgées de Mondeuse, me raconta l’accident de Simone tombée dans les escaliers sans qu’on en ait vraiment connu la raison, la mort dans une avalanche de son mari guide de haute montagne en descendant du Mont-Blanc et puis celle de son fils Pierre, le père de François, foudroyé par une crise cardiaque à l’âge de quarante-huit ans. Simone s’était retrouvée seule à élever François. Sa mère était partie lorsqu’il avait deux ans. Corinne s’arrêta comme pour marquer une ponctuation imaginaire puis reprit.
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— Le plus curieux quand même, c’est que dans cette maison, à chaque génération il y a eu un drame. Je ne sais pas quoi exactement, c’est mon grand-père qui le disait, mais on dirait qu’elle est sous l’influence d’une malédiction et que tous ses occupants la subissent un jour ou l’autre. Je comprends pourquoi Fanfoué s’est échappé. Il est allé à la ville par peur. Et puis de toute façon, il ne voulait pas être guide comme son grandpère et son père, alors… Corinne mima le geste de la fuite sans grande élégance. — Fanfoué ? Je répétais amusée. — Oui. C’est François en savoyard. À en voir ses yeux qui brillaient, je la soupçonnais d’avoir été secrètement amoureuse de François et ça pouvait se comprendre. Après cette longue discussion, les pièces du puzzle commençaient à s’assembler peu à peu. Il manquait encore quelques détails de filiations à élucider. Je devais trouver qui avait fait construire cette maison à l’origine et qui en avaient été les premiers occupants. Corinne ne serait pas d’une grande utilité dans ce domaine et je devrais sans doute me rendre aux archives de Chamonix. En attendant, il se faisait tard et j’avais décidé de procéder à une petite promenade d’interrogation du voisinage le lendemain. Je pris congé de Corinne en la remerciant mille fois de m’avoir laissé partager ce repas avec elle, puis grimpais dans ma chambre au premier étage. Les marches de l’escalier craquèrent sous mes pas. Quelle douce mélodie… Et puis, je m’arrêtais net. J’étais persuadée d’avoir fermé la
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porte de ma chambre à clé. Pourtant, elle était ouverte. Au moment où j’allais entrer, elle claqua violemment sous mon nez. Je saisis la poignée. Elle restait bloquée. Je poussais une fois, deux fois, trois fois avant de perdre patience et au moment où j’allais descendre chercher Corinne, la porte céda enfin dans un petit cliquetis absurde. S’il y avait des esprits ici, ils ne m’atteindraient sûrement pas. J’avais cette faculté de ne rester concentrée que sur un seul lieu. J’entrais en tempêtant contre un inconnu imaginaire et me posais sur le lit. Je fus à nouveau envahie par cette espèce de mélancolie et, sans raison je me mis à pleurer avant de m’endormir profondément. 22
*** Combien de montagnards aguerris, débutants, amateurs ou simples touristes avaient fait craquer le plancher de cette auberge centenaire à des heures plus que matinales pour aller escalader, grimper, explorer, dans un dessein presque suicidaire les entrailles et les flancs vertigineux de ces montagnes étourdissantes ? Combien n’en étaient pas revenus ? Combien de paires de chaussures avaient foulées ce sol en chêne massif ? Et combien de gens endormis qui, de près ou de loin n’avaient aucun rapport avec ces pics enneigés ou aucune envie de se lever tôt même par solidarité, avaient été réveillés par ces foutus godillots ! Cinq heures ! Mais quelle idée ! Heureusement, je me rendormais sans trop de difficultés.
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Quelques heures plus tard, le visage balayé par un timide rayon de soleil qui traversait les persiennes, j’ouvris enfin les yeux. Je me levais pour entre bailler la fenêtre. Avant de pousser les volets, je les caressais. Leur aspect était patiné par le temps. J’aimais le contact du vieux bois. Parfois j’y puisais mon énergie. Neuf heures du matin. Une bonne heure pour accueillir la journée à mille mètres d’altitude. Je m’habillais à la hâte et descendis au rez-dechaussée. Les tables du petit déjeuner étaient dressées à l’extérieur. On les avait recouvertes de nappes vichy en vinyle. Je levais les yeux au ciel. Bleu. Pas un nuage. À gauche, les Drus m’offrirent leur plus beau profil, celui tout dégringolé. Je pourrais profiter du beau temps avant la tempête. Le soleil montait lentement derrière la montagne majestueuse. J’inspirais longuement pour m’imprégner de l’air pur légèrement frais et me dirigeais vers la table la plus éloignée. Celle dérobée des regards intrusifs. J’attrapais le journal du Dauphiné au passage et savourais d’avance ce petit moment de bonheur que je m’apprêtais à passer. Autour de l’auberge, une petite barrière en bois délimitait discrètement les abords du jardin dégagé de tout vis-à-vis. Non loin de là, le hameau des Bois s’éveillait lui aussi avec l’arrivée tardive de ce soleil salutaire. Les anciennes fermes rénovées luxueusement accueillaient avec fierté sur leurs solides murs exposés sud-est les premiers rayons, tandis que des moutons escortés d’un Patou, ce gros chien de berger gardien du troupeau, se délectaient paisiblement de l’herbe grasse et fraîche des rares
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prairies alentour. Plus haut en fond, achevant le tableau, l’Aiguille du Midi, le Mont-Blanc et sa glace éternelle offraient une vue irréelle maculée de blanc et colorée par le vert dégradé des bas alpages. Corinne m’extirpa de ma douce contemplation.
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— Bonjour. Vous êtes la dernière. Café je suppose ? — Bonjour Corinne. Oui. Café. C’est quand même dingue de se lever si tôt ! Il y a des gens qui font ça toute l’année ?! — Presque. Je vous l’accorde. C’est une passion qui coûte cher en heures de sommeil. On est plutôt en déficit de ce côté-là. Et je sais de quoi je parle. Je suis aussi tombée dedans quand j’étais petite. J’y peux rien. C’est dans les gènes. Dès que j’ai un moment, je fais aussi partie de la secte de ceux qui courent après la lumière en altitude. — C’est vrai qu’on a plutôt tendance à toujours lever la tête ici. Comme si on avait besoin d’aller voir en haut ce qui s’y passe. — C’est exactement ça. Méfiez-vous, le virus pourrait vous atteindre. Je vous ai surprise tout à l’heure en train de lever les yeux au ciel… Il me reste des tartines beurre et confiture. — C’est parfait. — Je reviens, répondit Corinne en s’éloignant d’un pas rapide. Je la regardais partir. Elle avait l’allure fine et sèche de ces gens nerveux. Deviendrait-elle une alliée ? Quelques instants plus tard, Corinne revint avec un plateau chargé
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d’un petit déjeuner copieux et de mon café matinal sans lequel j’étais bonne à rien. — Vous avez prévu d’aller à l’Avelye aujourd’hui ? Me demanda-t-elle d’un air inquiet. — Je ne sais pas encore. J’ai besoin de prendre d’abord quelques forces et de sonder la température ambiante. — Vous êtes quelqu’un de curieux quand même. — Je sais, répondis-je en riant. Les hommes me le disent tout le temps. Elle esquissa un sourire, mais je lus dans son regard de la méfiance. — Rassurez-vous, je ne suis pas folle. J’essaie de rendre service à quelqu’un, c’est tout. Les gens sont parfois désorientés face à des situations qu’ils ne maîtrisent pas. Moi, j’ai une sorte de sixième sens on va dire, qui m’aide à voir certaines choses. Je m’arrêtais là dans mes explications. L’expérience m’avait enseignée qu’il valait mieux dissimuler aux personnes à peine rencontrées mes dons de voyance et d’exorciste. On m’avait déjà prise pour une dérangée et la sensation s’avérait être plutôt désagréable. Je n’avais nulle envie de me retrouver enfermée à Sainte-Anne, affublée d’une camisole chimique. L’image était certes exagérée, mais la méfiance était devenue avec l’expérience la meilleure de mes alliées. Il m’était difficile de me sentir marginalisée par la force des choses et je luttais depuis longtemps pour m’intégrer discrètement dans cette société qui souffrait difficilement la différence. Granny, ma grand-mère maternelle m’avait prévenu : « Tu ne dois pas leur dire. Ils ont peur de l’inconnu et même
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si on n’est plus au temps des sorcières, ils te prendront quand même pour une illuminée. » Si elle faisait encore partie de ce monde… Ce qu’elle pouvait me manquer… ***
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Chemin du Larzay, quatre maisons se frottaient presque les unes contre les autres, laissant entre elles un petit passage étroit où seul un homme pouvait passer. On remarquait ici les vestiges d’une époque agropastorale, une architecture rurale où l’on construisait fonctionnel et rudimentaire. Il fallait éviter que la neige ne s’accumule trop en hiver et empêche toute sortie. Je supposais qu’au fil du temps, la plupart des maisons du hameau avaient disparu peut-être les plus élémentaires, certaines brûlées, d’autres ensevelies sous une avalanche. D’autres s’étaient érigées ensuite, plus éloignées, plus confortables. À cinquante mètres de l’Avelye, je remarquais une autre bâtisse ancienne, peutêtre plus vieille encore, mais celle-ci semblait habitée et saine. Dix mètres plus loin, un grand grenier en bois et en pierre baignait dans son jus d’origine. J’avais lu dans un magazine local qu’autrefois on y entreposait les objets de valeur et les graines de culture par peur du feu dans les maisons voisines. Celui-là était d’une taille plus grande que la normale. C’était un double mazot avec deux entrées et une cave. Sans doute était-ce autrefois un signe de richesse dans une famille. J’entrepris de poursuivre mon excursion. Il y avait bien une autre
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maison ancienne massive celle-là, entièrement rénovée. L’inscription dans la pierre au-dessus de l’entrée indiquait 1876. Trop récente pour avoir un rapport avec l’Avelye. Je fis le tour. Tout était fermé. Elle devait se louer à prix d’or à de riches touristes en pleine saison. Elle sentait le luxe à plein nez. Le reste du hameau se composait de chalets modernes, calqués sur le modèle des anciens avec des façades en faux vieux bois. Le reste ne m’intéressait pas. Je décidais de toquer à la porte de la maison au double grenier. J’y avais entr’aperçu une lumière. Au-dessus du porche, on pouvait lire l’inscription 1726. Une date antérieure à celle de l’année de construction de l’Avelye. « Je suis certaine qu’ il y a un lien de parenté avec la famille de François. » Derrière les vitres du sas d’entrée, à peine camouflé par de vieux rideaux en dentelle couleur blanc-sale, un homme âgé apparut. Il portait un gilet gris élimé et des charentaises tout aussi vieilles. — Oui ? Me demanda-t-il sèchement en entre ouvrant la porte. — Bonjour monsieur. Je me présente. Je suis une amie de François Ravanant… — Ah. Il lui est arrivé quelque chose ? Son air était austère. — Non, non, il va bien. Je peux vous parler une minute ?
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Le vieil homme leva enfin la tête et me dévisagea péniblement. Sa vue devait être basse. — Non, me répondit-il sèchement. Si c’est pour me demander si on est de la même famille, on a un lien de parenté très très éloigné. Moi je suis un Couttaiz. L’Avelye descend de ma famille mais on a toujours été en guerre avec les Ravanant. Me demandez pas pourquoi, j’en sais rien du tout ! Il me claqua la porte au nez. « Bon et bien, ça ne va pas être facile ».
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Je restais là quelques secondes, prenant cette agressivité en pleine face. J’en étais blessée sans comprendre pourquoi. Il était temps d’ouvrir la boîte de Pandore de l’Avelye. Le cœur battant, je marchais vers la maison située à cent mètres de là et à chaque pas, j’inspirais profondément puis expulsais l’air pour évacuer ce qui restait de négatif de cette mauvaise rencontre. Arrivée à hauteur de la bâtisse, je collais mon oreille contre la porte et j’entendis comme un bruit d’eau à l’intérieur. Bien distinct. On aurait dit le goutte-à-goutte rapide d’un robinet mal fermé. Pourtant, François m’avait assuré qu’il n’y avait ni eau, ni électricité branchée et qu’il avait été le dernier à y avoir mis les pieds. Je pris la clé dans ma main droite. Cette fois, c’est elle qui chauffait. Une rafale de vent me fouetta soudain les joues. Je marmonnais dans ma barbe : — Non. Non. Qui que tu sois, tu n’arriveras pas à me dissuader d’entrer.
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J’introduisis la clé avec fermeté dans le trou de serrure et la tournais deux fois, puis je soulevais le loquet en fer forgé. Pas de résistance, l’Avelye s’ouvrit à moi. C’était même décevant qu’il n’y ait eu aucun obstacle à part ce coup de vent. Je poussais la lourde porte en bois massif et, au moment où je franchis le pas, un nuage de chaleur me submergea. J’eus à peine le temps d’entendre un bruit de rivière que j’eus la sensation qu’un seau d’eau gelée se déversait sur moi. Lorsque j’ouvris les yeux, je constatais que mes vêtements et le reste étaient secs. La porte se referma brusquement et je demeurais plongée dans l’obscurité. J’allumais l’application « torche » de mon smartphone et me dirigeais vers les fenêtres pour laisser entrer un peu de lumière naturelle. Je butais sur une marche. Rien de grave. Lorsque j’ouvris avec peine les volets résistants de la pièce principale, je me retournais et découvris un salon aux meubles recouverts de linges. J’ôtais les draps pour me faire une idée de l’ancienneté du mobilier. L’ensemble était coquet et en très bon état. Tous les meubles, exceptés le canapé, le fauteuil et les chaises étaient artisanaux. Il y avait contre le mur non loin de l’entrée un grand coffre savoyard aux gravures anciennes. Un travail d’orfèvre, vestige d’un savoir-faire ancestral. J’en avais déjà vu un de ce type dans un livre. Il semblait n’avoir jamais bougé d’ici. Plus loin, un autre meuble d’époque, un vaisselier, jouxtait une porte qui donnait sur des toilettes. La cuisine avait été modernisée et ouverte sur le salon. Une table de ferme en bois massif trônait entre la cuisine et le coin canapé. Des marques du temps, des trous et des
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traces de couteaux lui conféraient un âge indéfinissable. Très vieille en tout cas. Je passais la main dessus. Elle était bouillante. La cheminée, immense, dont le foyer se trouvait à même le sol dallé, occupait une place centrale. — Tu me raconteras ton histoire plus tard, lui dis-je comme à une personne avant de me diriger vers un escalier au fond du salon. « Mon dieu ce que j’aime ce bois. » Les marches craquaient sous chacun de mes pas. Un inquiétant craquement me rappela qu’on avait aussi foulé ces planches pendant très longtemps. Une fois à l’étage, j’utilisais encore ma torche-téléphone jusqu’à une fenêtre. Lorsque la lumière envahit la pièce, je découvris une adorable petite chambre. Une chambre de femme, presque d’adolescente des années 1930. Les murs étaient recouverts de larges lattes de bois de la même teinte marron foncé que le parquet. C’était sombre, mais on s’y sentait bien. Je m’approchais d’une porte qui devait sans doute donner sur une autre pièce. Lorsque je fus stoppée net dans mon élan. Impossible d’avancer plus loin. Une force invisible bloquait ma progression. « Ça commence. Voyons voir à qui j’ai affaire. » Je fis mine de ne pas résister. Puis, pensant prendre l’esprit de court, je me précipitais vers la poignée de porte. La force redoubla alors de violence et me projeta en arrière à l’autre bout de la pièce. Je manquais de tomber dans les escaliers et m’écrasais dos contre le mur. Légèrement sonnée, je repris aussitôt mes esprits pour descendre au plus vite et sortir de là. Les portes, les fenêtres et les volets même ceux restés clos, se mirent à
La maison abandonnée
claquer et à battre dans une cacophonie insupportable. L’obscurité inonda le salon. Évidemment, la porte d’entrée me résistait. Je tapais dessus de toutes mes forces en hurlant pour que quelqu’un m’entende. Et puis… Elle céda enfin. — Mélodie… Ça va ? C’était Corinne. Quelle joie de la voir ! — Corinne ! Vous ne pouvez pas imaginer à quel point je suis heureuse que vous soyez là ! — Et bien. Que s’est-il passé ? Vous avez l’air d’être effrayée. Vous avez vu un fantôme ou quoi ? Et puis… Vous avez une tache de sang sur la tempe. — Ah oui ? Je passais ma main à l’endroit qu’elle m’indiquait. C’était bien du sang, mais c’était étrange, ça n’était pas le mien. — J’ai dû me prendre un portemanteau dans le noir. — Vous êtes sûre que ça va ? — Oui. Oui. Mais partons d’ici. Je fermais la porte à double tour et m’éloignais à la hâte de cette maison hantée. Pendant deux longues minutes, je restais là au milieu de la rue sans pouvoir prononcer un seul mot. Corinne, inquiète de mon mutisme, rompit le silence. — J’étais juste venu voir si tout allait bien et j’ai entendu des cris. Alors j’ai essayé d’ouvrir la porte, mais elle était bloquée jusqu’au moment où… enfin vous connaissez la suite. Il y avait quelqu’un avec vous ? — Pas exactement, mais il y a des choses très étranges. — Ah ?
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— Je ne peux rien vous dire Corinne. C’est mieux pour vous, mais ce qui est sûr, c’est que je ne vais pas retourner dans cette baraque de si tôt. Il a dû se passer quelque chose de monstrueux pour qu’elle soit tellement en colère. — Mais qui ça ? — La maison ou un esprit. Enfin… un truc comme ça. — Oh ! Ne me faites pas peur. J’ai horreur des histoires d’esprits maléfiques et tout ça. — Moi aussi, répondis-je en feignant la plaisanterie. Un frisson d’horreur me parcourut alors le corps. — Avec tout ça, ajoutais-je, je crois qu’on peut se tutoyer maintenant. Non ? — Tu as raison, répondit Corinne soulagée de constater que j’avais récupéré mes esprits.