La peur de soi (Se survivre)
Elèfe
La peur de soi (Se survivre)
« Un livre. Choisir d’ écrire, pour qu’enfin, je respire » Elèfe
« Je n’ai pas voulu mettre du cœur à l’ouvrage. J’ai préféré mettre mon cœur… dans l’ouvrage » Elèfe
A ma famille, si loin, si proche, A Abla…, A toute l’équipe de ma vie, à vous qu’il m’a été donné de rencontrer, ces lignes vous sont particulièrement dédiées. Je sais qui vous êtes, (personne d’écrit, personne d’oublié), A Aimance, si tu ne m’avais pas persuadé d’écrire ce livre, je n’aurais peut-être pas pris autant de plaisir sur autre chose. Je t’en suis sincèrement reconnaissant. Merci de m’en avoir fait témoin, A Horace, je n’ai pas vraiment besoin d’en faire des kilomètres. On n’en a suffisamment discuté. Alors, le plus simple, pour te rendre l’hommage que tu mérites, juste un mot. Et tu sais tout ce qui se cache derrière : Merci, A Fabrice, même si tu penses n’avoir fait que ton travail, tu as fait beaucoup plus pour moi. Merci d’avoir été (à) la source, A Hakima B., ça n’est peut-être rien, mais c’est quand même énorme. Je suis conscient de ce que je te dois. Merci d’avoir été là. Je ne t’oublie pas, A Azziza, tes mots m’ont permis d’y croire un peu plus fort, A ma préférée, pour tout ce que tu es,
« Avoir le courage de changer ce qui peut l’ être, la force d’accepter ce qui ne peut pas l’ être, et l’ intelligence de discerner entre les deux. » Prière stoïcienne
Les prénoms des personnages sont fictifs, et toute ressemblance avec mon histoire vécue et passée, est entièrement dépendante de ma volonté. Toute similitude, toute réflexion que l’analogie entre ce récit et le film réalisé par Luc Besson, « Angel - a » (sorti le 21 Décembre 2005.) peut fomenter chez le lecteur, n’est que le produit d’une pure coïncidence. Elèfe
« On ne construit pas son bonheur, on détruit ce qui y fait obstacle ». Christian Boiron « Tout ce qui mérite d’ être écrit vient sans raison, ni méthode ». Emma Thompson Réplique extraite du film « L’incroyable destin de Harold Crick »
Noir ! Le rideau venait de tomber sur cette pièce de théâtre, improvisée durant pratiquement l’intégralité d’une année. Dix mois de représentation avec entractes, heureusement. Mais, je crois que cette journée, marquée par la fin du spectacle, restera une des plus importantes de ma vie. En cette date du 08 Juillet 1996, tout le monde s’était agglutiné devant cet immeuble, pour ce qui aurait dû être un jour de célébration. Pourtant, il y eut quand même des larmes. Elles étaient de joie ou de tristesse. Moi, je n’en avais versé aucune. De toute façon, si mes yeux avaient été submergés par l’une ou l’autre de ces émotions, j’aurais volé quelques-unes de ses larmes à un crocodile. Non. J’ai plutôt lâché un grand cri de soulagement. Je me sentais prisonnier d’un poids qui me pesait sur les épaules, depuis une quinzaine de jours, et savoir l’issue me donnait la sensation de renaître. Epris de cette perception de légèreté, j’avais l’impression de pouvoir défier les lois de l’apesanteur. J’avais pris le bus. Si je ne tiens pas compte de mes deux longues jambes, il ne me restait que ce moyen de locomotion à disposition pour me déplacer. Honnêtement, ça ne me dérangeait pas d’utiliser les transports
19
Elèfe
en commun, puisque je découvrais, à chaque fois que je le prenais, quelque chose de nouveau. C’était l’endroit de la libre expression. Si ça ne tenait qu’à moi, je l’aurais bien converti en un musée roulant tant il était décoré d’œuvres d’art. Une vraie galerie dont les visites étaient gratuites, et pas seulement le premier dimanche de chaque mois. On y trouvait de tout. Les compositions se succédaient, tracées, ici et là, en vrac : des déclarations d’amour, des manifestes de fiertés patriotiques, des citations, des poèmes, des paroles de chansons… Il y avait aussi des humeurs personnelles ; certaines administrant l’amour manquant, alors que d’autres fustigeaient la Terre entière.
20
Même les fauteuils étaient victimes de vandalisme. Mais contrairement au sens péjoratif qu’on peut lui attribuer, dans ce cas précis, on se devait de reconnaître toute la verve, ainsi que l’habileté manuelle des auteurs, dont les signatures faisaient office d’ex-voto. Tout cela représentait un vandalisme respectable, et respecté. Le bus semblait avoir vécu. Son côté vétuste le rendait triste de l’extérieur, mais l’intérieur fraîchement redécoré lui restituait son charme et pour moi, une certaine exaltation à le contempler. Les portes redéfinissaient la frontière qui séparait le fond de la forme du véhicule. C’était également le lieu où tout le monde se parlait. La convivialité était de mise ; certains refaisaient le match de foot de la veille, d’autres débattaient de sujets aussi quelconques que différents. On pouvait entendre
La peur de soi (se survivre)
parler de l’irrésistible pouvoir de l’argent sur notre société, la sacralisation des valeurs telles que le respect, la famille, l’humilité. Beaucoup se racontaient leur week-end, leur journée de cours ou de travail, leur vie… De temps en temps, nous pouvions voir et entendre un ancien prêchant la bonne parole, des marginaux qui étalaient leur situation personnelle et professionnelle, tels des orateurs dans une arène, afin d’obtenir des aides de quelque nature que ce soit. Les voyageurs les plus réguliers étaient des personnes de ma génération. Les filles, fidèles à elles-mêmes, parlaient des « mecs trop beaux » qui faisaient les premières pages des magazines, et qui donnaient des concerts torse nu dans des salles débordantes de puberté, d’invitations à l’extase et d’insouciance. Aussi, elles adoraient dialoguer des rumeurs et des potins. Elles appréciaient singulièrement entretenir, et cultiver ces commérages. Beaucoup d’entre elles étaient journalistes, reporters permanentes au cœur même de nos quartiers. Elles profitaient de moments où elles pouvaient se retrouver entre collègues chroniqueuses, pour lâcher leurs informations à l’instar de Claire Chazal, au journal de vingt heures, annonçant la première médaille olympique couleur or à Atlanta. Elles avaient également une opinion sur la mode, un autre de leurs thèmes de prédilection. Elles connaissaient les coins et moindres recoins des magasins de prêt-à-porter. Quand un nouveau commerce de sapes ouvrait ses portes, elles étaient parmi les premières à le savoir. Les dernières fringues sorties n’avaient plus de
21
Elèfe
secrets pour elles. De plus, tout était prétexte à converser ; elles avaient toujours un avis sur tout. Quoi de plus normal ! Sans ça, elles ne seraient plus des filles !
22
Les garçons, quant à eux, étaient souvent habillés des maillots floqués au nom des meilleurs joueurs de foot du moment. Quand ils ne s’enfermaient pas tout seuls dans leur monde, dont l’accès était un magazine ou un album incontournable de rap, reprenant à haute voix les textes qu’ils écoutaient, ils avaient pour principal sujet de discussion les sports mécaniques, les « compètes », tout en imitant le bruit du moteur d’une moto de cross, grosse cylindrée. Ils avaient souvent des anecdotes assez croustillantes à faire partager. Ou bien, ils discutaient généralement des dernières productions hollywoodiennes à l’affiche au cinéma. Il y en avait aussi, garçons ou filles, qui excellaient dans l’art de se faire remarquer, venant par là, perturber la quiétude de la communauté. Leurs échanges étaient rythmés d’injures qui, pour eux, étaient passées dans le langage courant, euh… familier. « Sa mère », étant le signe de ponctuation le plus usité, remplaçant même le point d’exclamation, tombé en désuétude. Pourtant, ils s’exprimaient avec un langage propre à eux, pas compréhensible par tout le monde. Ce parler comportait des mots arabes, turcs, sénégalais… à la base mais qui, par un habile détournement de la langue, faisaient partie du vocabulaire français. Ils s’appropriaient les mots. « Rien ne se perd, tout se récupère », était également un de
La peur de soi (se survivre)
leurs enseignements. Pour moi, ce sont eux les nouveaux linguistes. Ferdinand De Saussure, si vous me lisez, vous pouvez encore, et toujours, reposer en paix. Votre héritage demeure entre de bonnes mains, et il en sera fait bon usage. Le monde se faisait et se refaisait à l’échelle des quartiers desservis par le bus. C’était également le lieu où toutes les communautés, issues des différents quartiers, pouvaient se côtoyer. Les cultures, bien que différentes, se rassemblaient en une seule, indivisible et remarquable collectivité. Le bus était considéré comme une place publique, un arbre à palabres, où chacun pouvait s’exprimer librement. Des discussions banales en somme, mais qui étaient imprégnées de beaucoup de vie, de joie d’être là entre amis, même si celles-ci avaient pour cadre le bus. Ce dernier vivait par tous ces débats, ces rires, ces chansons, ce consensus social… Cependant, ce jour-là, il n’y avait personne, seulement les ombres des passagers et leurs résonances, les fantômes de profs qui n’auraient pas misé un centime de franc sur moi, et leurs discours me dénigrant qui manquèrent de me crever les tympans. C’est surtout le prof d’espagnol qui doit faire une drôle de tête, maintenant. Il s’était autoproclamé seul juge de mon procès, et bien avant l’heure. « Bon, j’ai bien regardé vos bulletins du second semestre. Et Sabri, - moi pensant qu’il allait m’inspirer du courage, et de la motivation - c’est le portrait type du candidat qui n’aura pas son bac ». C’est
23
Elèfe
toujours encourageant d’entendre ce genre de réflexions de la part d’une personne, qui était censée m’aider à obtenir ce diplôme… Il s’était amusé à vouloir me planter en plein cœur, et devant toute la classe, cette phrase assassine, cette dague de malheur, qu’il avait pris soin d’aiguiser tout au long de l’année, attendant le moment opportun pour me porter le coup fatal. Mais ma carapace, mon armure en acier trempé, aussi épaisses que la porte du coffre-fort de la Banque de France avaient eu raison de sa tentative. La lame se retrouva brisée par la solidité de mon caractère. J’avais simplement rétorqué en lui lançant un pari, en guise de règlement de comptes, à la fin de l’année scolaire. 24
* Je m’étais placé au fond du bus, aux dernières places, celles par lesquelles on tourne le dos à ce que l’on quitte. Un déplacement est toujours singulier ; on sait pourquoi on fait l’expédition, mais on ne sait jamais ce à quoi on peut s’attendre. Le point de destination demeure abstrait tant qu’on n’y est pas arrivé. Le bus était tellement vide physiquement, mort par l’absence d’ambiance que j’arrivais même à croiser la vigilance du chauffeur dans le rétroviseur. Ses regards froids et sincères ne me rassuraient pas. Savait-il, lui aussi, la raison pour laquelle je prenais le bus ? Qu’im-
La peur de soi (se survivre)
porte, j’avais juste l’impression d’avoir fait quelque chose d’assez grave, et qui occasionnait que l’on me dévisageât avec autant de mésentente. Le casque de mon walkman me scalpait l’épaisseur capillaire sur la tête. Et la musique dans les oreilles, calfeutrant les pôles auditifs est et ouest de mon monde, était ma seule et unique compagne. Le fil de ce casque suivait le courant de mes pensées. Il prenait sa source au niveau de ma tête, et finissait à ma portée, lieu de mon destin. J’avais les mains jointes, posées sur mes genoux, les doigts croisés. Ils baignaient dans la moiteur de mes mains, les coups de mâchoire assénés sur mon chewing-gum, battant la mesure de la mélodie de mon rythme cardiaque. Le fil du casque de walkman glissait entre mes doigts sur cet océan d’anxiété comme une barque prise dans les rapides. Le bus, lui, suivait son inexorable, machinal et habituel destin routier. Ma maîtresse musicale me parlait énormément, essayant de distraire mes pensées, plus prolixe qu’un homme politique en campagne électorale. Elle étincelait dans l’art du monologue. Elle avait le talent de savoir se faire écouter, sans se faire interrompre. Seulement, ses longues conversations unilatérales et enthousiastes mêlées à une musique, à la fois exubérante et entraînante, n’étaient pas de taille pour faire concurrence à l’impact que mes pensées pouvaient provoquer. Je ne savais pas si c’était moi qui m’accrochais à elles, ou bien elles qui s’accrochaient à moi, mais elles faisaient partie de moi. Je ne pouvais contrôler leur emprise. J’osais
25
Elèfe
espérer, néanmoins, que les nouvelles seraient aussi fresh and exciting que le funk de Kool & the Gang qui me berçait, et qui essayait de m’accaparer dans une dimension parallèle.
26
J’ai toujours eu un côté idéalo-optimiste, et je n’envisageais pas une mauvaise issue. Mais, il y avait toujours cette appréhension qui faisait contraster mes émotions avec l’extérieur. J’arrivais enfin sur le lieu de la vérité. Mon corps me disait l’état dans lequel je me trouvais ; ça changeait inlassablement. Je sentais que les quatre saisons qui reflétaient mes émois passaient, et repassaient sans cesse, et à toute vitesse. En descendant du bus, j’avais adressé un regard pieux, bercé d’humilité, droit et authentique, vers le ciel en guise de dernière prière silencieuse qui, comme toutes les autres resta vaine, pendant que les cognements de mon cœur dans ma poitrine se faisaient plus durs et suffocants. Les rues étaient désertées, l’atmosphère pesante, le ciel vierge de nuages, pas même un souffle de vent… Rien. Le ciel, lui aussi, attendait-il, quelque chose de très important ? Peut-être, mais quoi ? J’avais le sentiment bizarre, mais on ne peut plus réaliste, qu’il me soutenait dans ma solitude. Un grand soleil illuminait ce qui allait nous révéler ce pour quoi nous avions tous fait le déplacement ; affronter notre destinée. Le soleil, dont la suprématie divine ne souffrait aucune contestation, me pointait de ses rayons, et me désignait déjà comme prévenu. Il m’indiquait le chemin à suivre ; ses
La peur de soi (se survivre)
faisceaux solaires me servaient de garde très rapprochée. J’étais affolé à l’idée de penser qu’un de ses dards pouvait me transpercer le cœur. Mon délit paraissait-il aussi grave qu’il en avait l’air ? Vraisemblablement, non. Mais en tout cas, il perpétuait en moi l’idée que j’étais l’homme à abattre. Dans des moments si importants comme celui - ci, on se sent un peu seul au monde, malgré le fait d’être entouré par ses amis, ou bousculé par ceux qui veulent savoir avant les autres. Il n’y a plus rien qui existe à partir du moment où on cherche son nom sur la liste. On fait abstraction de tout ce qui se passe autour de soi. Le temps de scanner toutes les listes nous plonge dans une réalité latente, et celle patente, la vraie vie, reprend le dessus aussi vite qu’on en a perdu le contrôle. L’instant de lire les listes est concrètement très court, mais subjectivement, il peut s’apparenter à une éternité. C’est dans cet infini laps de temps que la réalité nous aveugle de sa lumière. En me rendant en ce lieu, j’étais vraiment tourmenté. Un stress sempiternel m’envahissait. J’incarnais un démineur qui a peu de temps, pour choisir le bon fil, afin que la bombe n’explose pas. Cette pression augmentait au fur et à mesure que l’heure de mon jugement approchait. J’étais dans le box des accusés, pieds et poings ligotés par la lourde responsabilité de mon acte. Mon procès avait duré pratiquement un mois. Mon délit ? Aussi simple que chargé de conséquences :
27
Elèfe
ne pas avoir mis réellement toutes mes compétences à contribution, et je ne pouvais, de surcroît, me défendre d’aucun argument. Mais, heureusement, si on peut dire, je n’étais pas le seul dans ce cas précis. Mes complices avaient un profil semblable au mien ; nous avions tous tout le talent et toutes les qualités pour réussir, mais nous étions, et c’était bien là notre faiblesse, partisans du moindre effort.
28
Notre cause était indéfendable, il faut se le dire, puisque aucun avocat n’avait voulu nous représenter ; même pas l’avocat du diable. Nous, les accusés, face à notre responsabilité, ou devrais-je dire notre culpabilité, redoutions le pire, mais si nous nous sentions plus forts ensemble, ça n’était que pour faire abstraction de la lourdeur de la sanction que nous risquions de purger. En effet, nous étions à quelques poignées de secondes d’être reconnus coupables. Etant toujours dans ma peau de démineur, je n’avais pas de fil à sectionner, si ce n’est celui du temps qui me séparait de la reconnaissance dont j’avais pensé avoir été éloigné. C’est ça, la reconnaissance. C’est le moteur de la vie. C’est elle qui l’alimente, qui nous fait avancer. S’il n’y avait pas de travaux, de compétences, de qualités ou même de talents à reconnaître, nos efforts seraient vains. Nous sommes tous en quête de cette gratitude, plus ou moins inconsciemment. Ici bas, rien n’est gratuit. Nous avons, tous autant que nous sommes, besoin de cette reconnaissance pour faire notre place dans la société, et
La peur de soi (se survivre)
marquer au fer l’empreinte de réussite, et de prospérité dans nos gènes. Chacun a plus ou moins besoin de se sentir mis en avant dans ce qu’il fait. Et cette « valeur » va nous permettre de nous sentir un plus grand, satisfait et épanoui. Seul autrui peut le garantir ; les encouragements et les compliments rassurent. C’est aussi la reconnaissance qui, très fréquemment, nous donne la force et le courage de nous dépasser pour atteindre les objectifs que l’on s’est fixés. Notre procès était tellement attendu qu’il avait même réussi à mobiliser des seconds rôles de cette fameuse pièce de théâtre. Eux également tergiversaient, attendant la concrétisation des prévisions qu’ils avaient misées sur leurs poulains. A la manière dont ces personnes ne restaient pas en place, je me demandais si, elles-mêmes, enduraient le même stress. Non, bien sûr. Cependant, elles avaient cette impression de déjà vu et de déjà vécu. Le verdict, si long à se faire attendre, tomba aussi vite que l’émerveillement se greffa sur nos visages : Admis ! Coupables mais affranchis, quand même. Mon CV put se noircir d’une nouvelle ligne, et pas des moindres. Juillet mille 1996 : Bac STT. Après les résultats, j’aurais pu aller voir cette personne qui me servait de prof d’espagnol. Un homme de taille moyenne, au crâne dégarni, mais dont une mèche le décorait de manière transversale. D’un certain âge, il essayait d’utiliser le langage des lycéens pour se sentir plus jeune. Nous avions souvent avec lui des discus-
29
Elèfe
sions extra-professionnelles. Il se sentait investi dans la réussite de ses élèves. En ce qui me concerne, et surtout après cette réflexion inopportune, je le voyais davantage impliqué dans mon échec. J’aurais pu lui dire que sa provocation ne fut que dérisoire, en plus d’être pathétique. Celui qui n’aurait pas dû avoir le bac l’a finalement eu. Mais, j’ai naturellement préféré le mépriser, lui ainsi que ses idées à mon égard, par le silence. La sagesse et le recul, mais surtout le manque de confiance en moi, m’avaient enseigné que c’était le meilleur comportement à avoir dans ce cas, et surtout avec ce genre de personnes. Bref, passons.
30
En voyant mon nom, et pratiquement tous ceux de mes camarades de classe sur la liste, il y eut quand même une explosion… mais de joie. Bon, c’est vrai, j’admets que je me voyais mal refaire une autre terminale. Mais, en même temps, si mon nom était inscrit sur la liste des admis, c’est que je méritais d’être dans cette promotion de nouveaux bacheliers. Les larmes de joie séchèrent aussi vite que le rétrécissement d’une peau de chagrin, et firent place aux congratulations dont les échos allaient se perdre aux cimes des cieux. Des élèves se tombaient dans les bras, en se remerciant de l’apport réciproque, et du soutien qu’ils s’étaient donnés pendant les longues heures de révisions en équipe. Les mots n’existaient plus, nous étions submergés par l’émotion. Nous communiquions par la joie, ses cris, ses larmes. Admis ou pas, nous ne pouvions nous mettre à
La peur de soi (se survivre)
la place de l’autre ; l’égoïsme nous éblouissait de tout son sens. L’émotion prenait le dessus sur la raison. D’autres avaient plus besoin d’encouragements et de motivation, car ils avaient encore une dernière chance d’obtenir le fameux Graal, et il ne fallait pas qu’ils manquent cette opportunité-là, s’ils voulaient faire partie de cette promotion. Un dernier groupe d’élèves était inconsolable, puisque non admis. Le poids des attentes, et surtout des espoirs, qu’ils avaient placés dans l’obtention de ce diplôme leur retombait dessus comme s’ils prenaient un coup sur la tête par surprise, ou comme si un de leurs doux rêves était fracturé par la sonnerie du réveil matin ; un retour incontestable à la réalité. Certains, habités par une confiance et une allégresse immuables, pensaient qu’ils décrocheraient le sésame sans problème. Ils étaient considérablement persuadés d’avoir fourni le travail nécessaire. D’autres se seraient bien vus accorder une deuxième et dernière chance, tandis que d’autres encore, aussi humbles que craintifs n’osaient penser être reçus. Il y eut des surprises dans tous les sens. Certains, qui avaient placé beaucoup de certitudes et de convictions dans ces résultats, virent leurs rêves s’éteindre comme la flamme d’une bougie soufflée par une tempête. D’autres voyaient l’horizon de leur carrière scolaire s’éclaircir en même temps qu’ils découvraient leur nom sur la liste. Et beaucoup d’espoirs qui n’avaient pu être évoqués, ou même pensés, parce que tributaires de cette fameuse
31