La promesse

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La promesse Meuf decity

Nabil Jalil Amine

Yasmine * Gr창ce *





La Promesse


ISBN : 978-2-36673-188-0 Š Meuf DeCity, La Promesse, 2015.


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« L’amour doit être passionnel, inconditionnel, fusionnel et jaloux, quitte à durer peu. » Frédéric Beigbeder



1. U n Cœur abîmé

L’amour est une belle connerie ! On ne devrait pas tomber amoureux. On ne devrait jamais tomber amoureux. Faut être con pour croire au prince charmant, aux promesses et au délire de « ils vécurent heureux et eurent plein d’enfants », Disney et Hollywood se sont bien foutus de notre gueule ! Moi je ne suis plus dans ce délire mais j’en subis encore les séquelles. Cela fait un an, six mois et 18 jours que Nabil est parti. Et pourtant j’ai le cœur endolori comme si c’était hier. Quand je dis « parti » il ne faut pas croire qu’il est mort ou bien qu’il a immigré dans un pays lointain, ce pouilleux est bien trop attaché à l’Europe pour rouler sa bosse ailleurs. Non, par parti, j’entends, « sorti du duo que l’on formait ». Grosso modo il m’a larguée. Pas d’apitoiement s’il vous plaît, je le vis plutôt bien, je fais face, j’essaie de rester digne. C’est juste que lorsque j’entends certaines chansons à la radio j’ai des réminiscences qui me viennent et elles me tirent quelques larmes amères. Nabil il avait 25 ans quand on s’est connus et moi tout juste 18. Il venait souvent au Bazar, la chicha du frère d’un mec de mon lycée. Après les cours mes potes et moi on y allait pour fumer à l’œil. Au fil du temps j’ai commencé à sympathiser avec ce grand brun, dynamique à la diction un peu rapide et au regard charmeur. À cette époque j’étais insouciante, naïve et vierge. Vierge pas seulement parce que je suis née le 20 septembre. Non, je l’étais à tous points de vue. On se fréquentait en cachette lui et moi. On savait que ça allait faire jaser et qu’il en allait de notre survie. D’une part parce que mes parents sont assez stricts sur ce sujet, ils ne veulent pas que je brûle les étapes, et d’autre part parce que Nabil était en cavale. Je ne le savais pas, au départ. Il me l’a confessé au bout de trois mois de relation. Qu’est-ce que j’aurais pu faire ? Le quitter ? Sûrement pas ! Il était ma bouffée d’oxygène, ma weed, mon activité extra-scolaire. Quand j’étais avec lui je me sentais

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vivante, grande, belle. Il m’appelait « ma femme », m’offrait plein de cadeaux et n’avait d’yeux que pour moi. Je ne pouvais pas le quitter, il me faisait du bien. Toutefois, avec le recul je me dis que j’aurais moins souffert si j’avais renoncé à lui avant qu’il ne le fasse… On a passé un an et demi ensemble à se cacher du regard des autres et se voir dans des planques limite insalubres. Je me rendais à nos rendez-vous la boule au ventre. Dans ma famille, on ne roule pas sur l’or, mais le manque d’argent on n’a jamais connu. Je vis dans un pavillon assez charmant, ma mère est très maniaque et semble m’avoir transmis ce toc ; les lieux mal rangés, aux odeurs inconnues de mes narines, ça me débecte. Parfois Nabil m’emmenait à l’hôtel ou chez des nourrices au goût sûr en matière de décoration. On s’étreignait sur le canapé pendant deux heures et il repartait. Ma mère, fouineuse agréée a commencé à se douter que je fréquentais quelqu’un lorsqu’elle a trouvé une plaquette de pilules entamée sous mon matelas. Je sortais avec Nabil depuis 9 mois, à l’époque, je cachais des préservatifs dans mes chaussettes mais la pilule fallait bien un endroit moins original afin que j’y pense tous les soirs. Ma mère est vietnamienne. Dieu m’a fait la grâce de me donner un père marocain et une mère asiatique. Ce métissage a toujours été une chance. Dans ma famille y’a pas de tabou, ou si peu. Ma mère est une femme conciliante et compréhensive, ma seule crainte était de la décevoir, pas qu’elle me tabasse. Calmement elle a attendu que je revienne des cours puis on a discuté, à cœur ouvert. Je lui ai tout dit. Fallait que ça sorte. Je pleurais à chaudes larmes, je déversais tous ces mois de stress, je lui demandais pardon de lui avoir menti, je me repentais et promettais de ne plus recommencer. J’étais sincère sur le coup. Ma mère, affreusement déçue m’avait fait la promesse de ne rien dire à mon père. Mon père je l’aime plus que tout mais parler de relations fille-garçon avec lui, c’est comme parler de démocratie en Chine. Y’a des sujets qu’on évite par pudeur et par crainte aussi. Il m’aurait tuée ! Enfin pas réellement mais il ne m’aurait plus adressé la parole pendant au moins une vie. Je crois que les pères gardent toujours l’image de la fillette qu’on a été. Ils ont beau nous voir grandir, mûrir, avoir tous les apparats d’une femme, on demeure un être asexué à leurs yeux, il n’y a que le jour de notre mariage qu’ils acceptent de nous voir


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légèrement différemment. C’est un réflexe paternel de voir sa fille comme une fleur qu’aucun être ne doit piétiner. Ma mère a tenu sa promesse, mais pas moi. La semaine d’après je revoyais Nabil dans la chicha de Ledru Rollin. C’était plus fort que moi, il fallait que je le voie que je le sente, je l’avais dans la peau comme on dit. Rongée par la culpabilité et consciente que cet amour n’avait pas d’avenir j’ai commencé à maigrir, à vue d’œil. Mes « amies », les putes qui me trahiront plus tard, bavaient sur ma silhouette, de légèrement boulotte j’étais passée à fine et bonne. Là où elles auraient dû voir un mal être, elles n’ont vu qu’un vulgaire régime efficace. Puis il y avait eu le ramadan entre temps : « T’as grave maigri Alya, Mash’Allah, ça te va trop bien ! » Je savais pas quoi répondre à ces compliments qui pleuvaient, alors je n’y répondais pas. Je changeais ma garde-robe, le 36 remplaçait le 40. Devant mes parents je donnais le change, je mangeais comme avant de peur qu’ils me traînent de force chez le médecin. Au bout d’un an de pratique de Nabil et de mensonges à mes proches, j’ai fait une T.S. J’ai gobé des cachets que mon père gardait dans la pharmacie suite à son accident cardiovasculaire. J’ai attendu que la maison soit vide, que mon frère Mehdi soit en Espagne avec ses potes et j’ai péché. Péché contre mon propre corps. J’en pouvais plus de vivre. Ça ne servait à rien. J’avais Dieu dans le cœur mais plus aucun espoir. C’est fou comme ça épuise l’amour en sursis. Avant de rencontrer Nabil j’avais de grandes théories sur l’amour, sur les gens et sur moi-même mais cette histoire m’a révélé que j’étais faible et que je pouvais mentir à ma mère en la regardant droit dans les yeux. Y’a rien de plus minable que de trahir celle qui nous a mise au monde… Ma T.S. n’a pas marché, à ce jour je ne comprends toujours pas pourquoi. J’ai vomi tous les cachets que j’avais gobés et j’ai dormi tout le week-end en demandant pardon à Dieu. Échec en homicide volontaire et échec en 1re année de BTS communication. Lorsque j’ai reçu mon bulletin j’ai eu envie de fuguer. Les études chez moi, c’est comme la nourriture, tu joues pas avec ! Mon père n’en revenait pas que je puisse foirer ma 1re année, il m’a demandé si je voulais me réorienter, si la communication ça me passionnait vraiment. Oui j’adorais ça, je le rassurais, alors qu’au fond de moi, ma seule motivation dans la vie c’était de voir Nabil. La bonne élève s’était muée en amoureuse passionnée. J’ai donc entamé

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une nouvelle année mais les débuts ont été très difficiles, Nabil s’est mis à se piquer en novembre 2009, je me souviendrai toujours de cette marque sur ses avant-bras lorsqu’on s’est rejoint dans un petit hôtel situé à Marcadet. — Pourquoi tu fais ça ? je lui ai demandé des sanglots dans la voix. — Pour me détendre. C’est rien, j’arrête quand je veux ! Je n’y croyais pas un traître mot, pourtant je me suis rendu complice de sa destruction. J’allais lui acheter ses seringues, parfois je le piquais quand il était trop maladroit pour bien le faire. C’est à partir de ce moment qu’on a sombré. Les disputes se multipliaient, il lui arrivait de me mettre des gifles, de me tirer les cheveux à en arracher une poignée, il n’était plus le même quand il se droguait, ses grands yeux marron devenaient noirs comme la suie. Lasse de toute cette violence, je le quittais, ne l’appelais plus pendant deux jours, il me laissait alors un message vocal vibrant dans lequel il déclarait son amour et promettait de changer. Des promesses, toujours elles, qui maintenaient notre couple sur un pied. Je séchais les cours, mentais à tout le monde, j’étais devenue un zombie, à force de ne pas manger je perdais mes cheveux, j’avais des vertiges en classe. J’avais des cernes que je masquais sous des couches de fond de teint. On me trouvait de plus en plus « swagg » alors que j’avais mal. Un jeudi soir, Samira, une pote du lycée m’a invitée chez elle dans un bâtiment de la cité pas loin de mon pav, c’était en décembre, il faisait un froid de Sibérie. Posées sur le canapé devant une rediffusion de Desperate Housewives on a parlé de la pluie et du beau temps puis elle m’a lancée sur un ton de reproche : — Ça te dérange pas de faire les trucs en sous-marin ? Je suis ta pote oui ou non ? Je vois t’es là tu maigris, tu calcules plus personne, on t’invite à des soirées tu fais crari « vous inquiétez pas, je passerai ! », au final on te voit pas. Tu filtres les appels… C’est quoi le problème ? — C’est pas ça… — C’est quoi ? Wallah on dirait t’as un virus tu veux plus approcher les gens ! Déclare c’est quoi le souci ? Les vannes se sont ouvertes sans que je puisse m’y opposer. J’ai pleuré tellement fort que j’ai bien cru que ses voisins porteraient plainte pour tapage nocturne. Je lui ai tout avoué. Nabil, sa cavale, ma défloration, la pilule, la daronne, le redoublement, la drogue, les coups… Elle n’en


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croyait pas ses oreilles. Samira m’avait connu timide, sage et loin de ces comportements de post-ado rebelle. Ça me faisait du bien de lui en parler, c’était la première fois en un an et quelques mois que je confiais ce secret à une amie. Seulement l’amitié et la traîtrise peuvent se lier. Samira n’a pas tenu sa langue comme on en avait tacitement convenu, non, elle s’est empressée d’ébruiter l’affaire et de manière décousue. Tout est remonté aux oreilles de mon frère Mehdi, de 4 ans mon aîné. Comment dire ? Eh bien j’étais dans la merde, subitement, je suis tombée encore plus profond dedans. Mon frère Mehdi a toutes les qualités du monde mais l’écoute c’est pas son fort. Il ne me laissait pas en placer une. J’étais une pute, une folle, une droguée, je voulais finir comme toutes les meufs du 93, j’avais du vice, je l’avais déçu, je ne méritais pas d’être née, je lui avais mis la honte devant tout le quartier, j’en passe et des meilleures. Son impulsivité était à son paroxysme. « Et à partir de maintenant, je viens te chercher à ton école tous les soirs et le week-end tu restes à la maison », il a ajouté en claquant la porte de ma chambre. J’étais au bout du rouleau et j’en voulais à Samira. J’avais l’impression d’être dans ces familles qui passent dans les émissions du style Zone interdite qui comptent en leur sein un grand-frère ultra protecteur. Nabil me harcelait, il ne comprenait pas pourquoi je ne venais plus à ses rendez-vous, il se sentait délaissé et menaçait de se foutre en l’air si on ne se voyait pas. J’ai eu l’impression de mourir. Pour ne rien arranger, sur les réseaux sociaux, les meufs que je croyais connaître parlaient de mon histoire comme des paroles d’une vieille chanson de R’n’b. Certaines me traitaient de bouffonne, d’autres de vicieuse et parfois les deux. Personne ne se mettait à ma place. J’étais la conne qui s’est fait dépuceler par un camé. Ma réputation était faite. Moi si discrète auparavant, les détracteurs n’avaient plus que mon prénom à la bouche. Au bout de trois semaines de haute surveillance mon frère a été contraint de relâcher le flicage. Ses horaires changeaient, au lieu de 15 h 30 il finissait désormais à 19 h 30. Il avait beau me menacer, je n’entendais rien. Je n’avais que deux idées en tête : régler son compte à cette pute de poucave dénommée Samira et revoir Nabil le plus tôt possible.

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Je l’appelais mais son portable sonnait dans le vide, j’ai fait le tour des endroits qu’il fréquentait personne ne l’avait vu depuis une semaine ! Je craignais qu’il ait commis l’irréparable. Alors comme une conne éplorée j’ai squatté les hôpitaux de Paris mais aucun homme de 26 ans d’1m80 héroïnomane n’avait été transporté dans leur établissement. J’ai bien cru devenir folle. Folle à lier. Pour la première fois de ma vie je ressentais de la haine. Envers tout le monde : moi, mon frère, Samira, l’inconnu qui venait de me bousculer sans le vouloir. J’avais mal. Super mal. C’était insupportable. Pendant des jours j’ai pleuré, réfléchi, attendu. Ce n’est qu’au bout de trois semaines que Diego, un de ses potes de galère m’a avoué que MON Nabil s’était barré en Espagne avec une youguette plutôt friquée qu’il avait ramassée au squat de Stalingrad. J’avais beau ne pas vouloir y croire, tout était plausible. L’argent était le maître de Nabil, pour lui il avait abandonné mère et père… Je n’étais qu’une étape dans sa vie de nomade, on était bien trop différents. Dans le RER qui me ramenait à la maison, je n’avais plus de larmes à verser, j’étais déshydratée, je fixais la fenêtre en essayant de couper ma respiration. Je voulais juste mourir. C’est comme si on avait arraché mon cœur et qu’on l’avait fait rebondir comme un ballon de basket. Une fois chez moi j’ai pris la ferme décision de ne plus jamais, au grand jamais tomber amoureuse. Et je m’y suis tenue, me concentrant uniquement sur mon avenir. J’ai essayé de me remettre à penser comme une bonne élève mais depuis mes ratés scolaires, j’ai du mal avec l’école. Je m’ennuie. En plus je suis dans une classe bourrée de connes. Pour ne pas contrecarrer les plans de mes parents, j’ai décidé de poursuivre mon BTS mais en alternance. Avant mes parents payaient ma formation en initial et ça m’a crevé le cœur qu’ils déboursent autant pour des cours que je séchais avec une culpabilité non feinte. Qui dit alternance, dit entreprise. Après des semaines de recherche et des entretiens foirés j’ai été prise comme assistante (de l’assistante) de communication dans une petite boîte de production. On est 10 dans l’entreprise, tout le monde se connaît, se tutoie, la moyenne d’âge est de 24 ans, il y a vraiment une ambiance familiale et décontractée. Au départ j’avais dans l’idée de me faire embaucher juste parce qu’ils étaient les seuls à proposer un salaire de 800 euros net à un stagiaire sans expérience et


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maîtrisant moyennement l’anglais mais depuis deux, trois semaines, je m’y plais, j’apprends beaucoup de choses et Jérôme mon « tuteur » me fait des compliments sur la qualité de mon travail. L’entreprise est située à Porte de Clignancourt, dans le 18e. Chaque matin je me noie dans une foule méga-colorée. Ça a ses bons côtés mais je reste focalisée sur les mauvais côtés. Je ne sous-entends pas que les hommes « blancs » ne draguent pas, mais j’ai l’impression qu’ils ont beaucoup moins d’audace ! Il ne se passe pas un jour sans que je me fasse embrouiller. Des forceurs ont pour habitude de m’aborder lorsque j’écoute un peu de musique en attendant que le feu soit rouge. Lorsque je leur réponds que ça ne m’intéresse pas, ils me traitent de pute hautaine, lorsque je prends la peine d’écouter leur charabia et finis par décliner leur offre, ils me demandent pourquoi je leur ai fait perdre autant de salive ou lorsque je ne réponds pas, ils s’approchent de moi avec un air patibulaire et me demandent si je me prends pour Miss monde. J’sais plus quoi faire ! Du coup, Indra, une collègue m’a conseillée de passer le permis et de venir en voiture afin de moins être embêtée pendant mon trajet. Sincèrement je me vois mal conduire, j’ai trouvé plus économique comme solution ; je ne me maquille plus et ne porte que du noir pour aller travailler. Je pensais que ça serait radical. Seulement c’est pas pour me vanter mais ça marche pas tellement. Mes cernes et mes imperfections sur les ailes du nez ne découragent pas les forceurs du 18e arrondissement. Du coup je me dis soit ils sont tenaces, soit je suis plus attirante que je ne le pense. D’ailleurs il y a quelques semaines il m’est arrivé un truc plutôt marrant. Tout a commencé par un retard. Je suis sortie de mon pavillon à 8 h 05, je devais être à mon poste à 8 h. On peut effectivement dire que j’étais en retard il me semble ? Je me suis brossé les cheveux dans le RER et j’ai mis un peu de labello sur mes lèvres pendant que les stations de métro de la ligne 4 défilaient. De peur que Jérôme ne me reprenne sur mon sens aigu du retard matinal, j’ai tenté en vain de me dépêcher, comme si à 8 h 40 il était encore possible d’être à l’heure… Je montais les marches comme une dératée et marchais d’un pas rapide. J’ai hésité à courir puis je me suis rétractée. Courir ça fait transpirer. J’aime pas.

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Et surtout courir quand tu sais que tu ne vas pas être à l’heure pour autant, c’est de l’énergie gaspillée. Donc je marchais vite en regardant fixement devant moi et là sans faire exprès, j’ai bousculé une dame qui traînait mollement son caddie, s’aidant d’une canne. Évidemment je me suis empressée de m’excuser mais elle a fait toute une histoire et s’est mise à parler fort, ce qui a attiré l’attention de toutes les personnes qui nous entouraient. Je répétais affreusement gênée : « Excusez-moi madame ! — Les jeunes filles d’aujourd’hui vous êtes toutes impolies, c’est un comble de bousculer une dame de mon âge de cette façon ! Je suis handicapée moi, j’ai fait deux AVC dans ma vie, je suis une personne fragile ! » Elle racontait sa life en me fusillant du regard, moi, j’sais pas ce qui m’a pris, mais paralysée par la honte je parvenais pas à m’éloigner de la zone de conflit, je restais plantée devant elle à l’écouter énumérer toutes ses maladies et je m’excusais comme si j’avais été à l’origine de son handicap. — J’ai 50 ans moi ! Elle continuait. Je suis une femme de l’ancienne génération, je mérite du respect. Et puis quand on s’excuse, on regarde dans les yeux, mademoiselle ! Tu voudrais que ta mère se fasse bousculer comme ça ? — Pardonnez-moi. Dans ma tête je me disais que ma mère, même en ayant le même âge qu’elle, paraissait beaucoup plus jeune. Et c’est à ce moment qu’une personne sortie de nulle part a pris ma défense. — Elle a pas fait exprès, elle s’est excusée cent fois ! — Oui elle s’est excusée mais sans y mettre les formes, a souligné la passante énervée. — Josiane, elle était pressée, pardonne-la, je te paie un demi pour te remonter le moral ! » Elle s’est mise à sourire dès qu’elle a entendu le mot « demi ». Si j’avais su, je l’aurais proposé cinq minutes plus tôt. La dame, Josiane de son prénom, a donc claudiqué jusqu’au bistrot le plus proche et moi j’ai tourné les talons, honteuse du spectacle que je venais d’offrir aux passants. Tandis que j’étais presque arrivée au feu, une main est venue se poser sur mon épaule.


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— Eh ! Tu ne me remercies pas ? — Pardon ? — Sans mon intervention Josiane aurait appelé les flics ! — Ah c’est vous qui venez d’intervenir ? — Oui. Tu ne m’as pas vu ? — Non, j’étais troublée par l’agitation autour. Je vous remercie. En souriant il a déclaré : — Tu peux me tutoyer, je suis pas un vieillard ! — Excuse, je suis pressée, je dois y aller. — OK, mais avant on peut faire connaissance ? Moi c’est Eddine. Je travaille dans… — Je suis vraiment pressée ! — Ça te coûte quoi de me dire ton prénom ? Je vais finir par croire que t’as vraiment de mauvaises manières comme l’a dit Josiane ! — Alya, je m’appelle Alya, salut ! Et je suis repartie à toute vitesse, prenant soin de ne bousculer aucune poivrote handicapée et acariâtre, et arrivée au taf je me suis excusée auprès de Jérôme. Bizarrement, il n’a fait aucun commentaire. Une fois assise devant mon ordi, je suis restée silencieuse une minute, au point que ma collègue Indra m’a demandée, étonnée : — C’est quoi ce regard Alya ? On dirait que tu as vu la Vierge ! En réalité, je me remémorais la scène, la plus récente, le moment où ce mec m’a attrapé le bras. Il s’est passé un truc vraiment louche, comme de l’électricité statique. Perturbée, j’en ai parlé à Indra, qui s’est empressée de conclure qu’il fallait que je le revoie. En pause déjeuner elle a étayé sa thèse : — Ton corps a ressenti quelque chose ! C’est un signe, il faut absolument que tu revoies ce mec. Il était comment physiquement ? — Je ne sais plus. — Comment ça ? Tu l’as pas regardé ? — Je ne m’en souviens plus ! — Réveille-toi Alya. T’es désespérante ! Au fond elle n’avait pas tort, comment peut-on voir une personne sans la regarder ? Le mec se tenait devant moi pourtant j’étais incapable de dire à quoi il ressemblait, même en fouillant dans ma mémoire,

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il n’y avait que le son de sa voix qui me revenait ! Il fallait donc que je le revoie juste histoire de mettre un visage sur une voix. Le jour même, en sortant du taf je suis repassée par le chemin de la discorde, j’ai traîné des pieds en regardant autour de moi, peut-être qu’il habitait le quartier. Rien. Le lendemain, j’étais en entreprise aussi, je ralentissais le pas dans le but de le croiser, encore rien. Avec Indra on en a donc conclu que c’était un mirage, qu’en réalité cet Eddine n’existait pas. Depuis ce jour au travail on me surnomme la « rêveuse ». Personnellement, je pense être tout le contraire, mais enfin bon. Un mois est passé sans que je n’aille en entreprise, à l’école j’ai rangé cette historiette dans un coin de ma tête et j’ai bûché afin d’obtenir mon BTS blanc sans difficulté. De retour en entreprise j’ai repris mes petites habitudes et donc mes petits retards. Un jeudi matin, suite à une panne d’oreiller, je me suis retrouvée à 9 heures près de la bouche de métro, le cœur au bord des lèvres et les yeux même pas lavés. Grâce à mes origines asiatiques, j’ai les cheveux ordonnés et le teint frais même sans terracota, en revanche comme tout un chacun je ne suis pas exemptée de douche. Seulement il fallait que je fasse un choix, soit je prenais une douche et j’arrivais au travail à 10 heures, soit j’en prenais pas et je limitais la casse en arrivant à 9 h 15 au grand maximum. Naïvement j’ai cru bon de faire l’impasse sur l’hygiène la plus élémentaire, chose que je ne referai plus jamais. Promis. J’étais donc essoufflée et crade quand Eddine a refait son apparition. Comme par hasard. La vie se moque bien de nous. Quand je le cherchais je ne le croisais pas mais là, avec mon allure de clocharde débutante je suis tombée nez à nez avec lui. J’ai directement reconnu sa voix lorsqu’il a crié « Alya ! ». Je voulais pas me retourner mais en même temps je voulais voir la gueule qu’il avait. Par curiosité. — Alya ! — Oui ? On se connaît ? (Je détaillais son visage en tapant mon cevi.) — Je suis Eddine ! Tu te souviens ? Le mec qui t’a sauvé des griffes de Josiane, la dame que t’as bousculée… J’espère que tu me reconnais, parce que c’est vexant autrement. — Ah oui je me souviens ! Tu vas bien ? — Ça va bien et toi ?


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— Très bien… C’est juste qu’une fois de plus je suis en retard. — T’as pensé à investir dans un réveil ? Ou juste programmer celui de ton téléphone ? — J’ai le sommeil lourd, les réveils je les éteins et je me rendors tout de suite après ! — En parlant de téléphone, ce serait mal perçu que je demande le numéro du tien ? — Pour quoi faire ? (Question idiote.) — J’sais pas j’aime bien les chiffres… Je suis Arabe, tu comprends. (Gros éclat de rire intérieur, j’adore cet humour mais je ne laisse rien transparaître, du moins je fais mine de ne pas trouver ça tordant.) — Non je donne pas mon numéro aux inconnus. — Ah ouais ? Bon… Et si je te donne le mien ? Je peux espérer que tu m’appelles un jour ? — Franchement, non. — Ne me dis pas qu’en plus de ne pas donner ton numéro aux inconnus, tu n’appelles pas les inconnus ! — Eh bien si, t’as deviné ! — Bon : Eddine, Algérien Hamdoulilah, 24 ans, commercial, Vitry, j’aime pas les fruits rouges, je suis allergique à la poussière, je regarde Dexter tous les soirs en ce moment, j’ai cartonné ma voiture y’a une semaine, je joue au foot avec des potes le week-end et je te trouve excessivement charmante. — … Je comprends pas… — Étant donné que tu ne prends pas le numéro des inconnus, je me livre, comme ça on peut dire que tu me connais. Dans les grandes lignes au moins. — Non mais franchement, ça ne m’intéresse pas. — Je ne t’intéresse pas ? — Oui voilà. — Tu veux pas essayer de faire ma connaissance avant d’être catégorique ? — Non, ça va aller. — OK, j’insiste pas alors, même si je trouve ça dommage. Tu me remballes sans me connaître. C’est ma tête qui ne te plaît pas ?

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— Non, c’est pas ça. — T’as le cœur pris ? — Non plus. — Donne-moi une vraie raison alors ! — J’ai pas à te donner de raison, je veux pas c’est tout. Je dois y aller en plus. Bonne journée. — Alya, sois sympa donne-moi ton numéro… OK juste les 8 derniers chiffres… — Bonne journée ! — Alya c’est pas sympa ! Il continuait à me supplier alors que j’étais loin. Déterminée, j’ai fait semblant de ne pas l’entendre. Arrivée au travail, après m’être fait passer un bon savon par Jérôme, j’ai raconté à Indra ce qui venait de se passer. Elle m’a traité de tous les noms : conne, folle, tarée, méchante, inconséquente, crevarde, tout y est passé. Je lui ai expliqué que je ne voulais pas fréquenter d’homme, que j’étais bien toute seule, que l’amour c’était trop douloureux, sans rentrer dans les détails. Elle m’a répondu, qu’à 20 ans je ne savais rien de l’amour, que même si Eddine n’était pas celui qu’il me faut, ça valait le coup d’apprendre à le connaître pour en faire un ami au moins, blablablabla. Indra est parvenue à semer le doute dans mon esprit, je m’en voulais de l’avoir rembarré si sèchement. Il était pas chiant cet Eddine, puis il avait de sérieux atouts. Grand, les yeux gris clair, une petite barbe de trois jours, un sourire charmant et un certain sens de l’humour. J’ai eu envie de faire un retour en arrière et d’au moins accepter de prendre son numéro. Après tout, avoir un ami ça ne serait pas du luxe, depuis « l’affaire Nabil » je n’ai plus personne. La solitude m’accompagne nuit et jour. Je parle de mes ennuis qu’avec Yasmine, ma cousine qui habite à Lyon. Elle a un an et demi de plus que moi, on s’entend super bien et c’est une fille en or. Quand elle a su que mes « amies » m’avaient fait un coup de pute, elle voulait monter à Paris se battre pour moi. Yasmine est vraiment folle, elle est capable de payer des gens pour qu’ils aillent en niquer d’autres juste pour protéger quelqu’un qu’elle aime. Une vraie « Kadera » au visage d’ange. Depuis deux mois elle est en Angleterre pour son stage de licence ou de master bancaire,


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j’sais plus. Elle me manque trop. Si elle avait été là, elle m’aurait dit quoi faire avec Eddine. Je ne sais plus comment réagir quand un mec mignon m’aborde. D’un côté j’ai envie de rencontrer quelqu’un d’autre et d’essayer à nouveau une relation, et d’un autre côté je me dis que tous les hommes sont mauvais et font du mal aux filles. Je veux pas tomber une seconde fois dans l’abîme. Si je suis à nouveau déçue, je vais me foutre en l’air, je le sais, je suis pas assez forte pour vivre un second abandon. Nabil a tout emporté avec lui : ma confiance en moi et ma confiance en l’autre. J’ai le cœur abîmé. J’ai peur de tous les hommes, du pouvoir qu’ils ont sur moi, de leur capacité à me fasciner puis à me déposséder. La séduction, l’amour, c’est pour les gens bien dans leur peau. Moi je sais même pas qui je suis. Les uns disent que je suis une pute, les autres une bouffonne, je sais même pas quoi penser de moi-même. J’aimerais cicatriser, complètement, ne retenir de l’affaire Nabil, que le meilleur, mais putain, c’est inoubliable, au sens le plus péjoratif du terme, rien que d’y penser, ça m’écœure ! J’ai honte d’avoir été aussi conne et d’avoir fait autant de mal autour de moi. Des fois je me dis que pour sécher les larmes de ma mère et la déception de mon frère, le moins que je puisse faire c’est de rester célibataire à vie. Comme ça personne ne pourra me manipuler et faire du chantage à mon cœur. Je suis en enfer depuis que j’ai dit je t’aime. Sartre a tort. L’enfer c’est pas les autres. Non, l’enfer c’est d’avoir goûté au paradis et être convaincu que ça ne se reproduira plus jamais…



2. Le H asard

Moi je ne crois pas au hasard. Pour moi le hasard c’est Dieu. Chez moi on craint Dieu même si on ne le vénère pas de façon assidue. Mon père nous a toujours dit de respecter les religions et les croyances des autres. Au départ je voulais être chrétienne, parce que ma copine Émilie Juvert allait au cathé et que ça avait l’air cool. Puis j’ai voulu être juive parce qu’un garçon de ma classe en 4e, Raphaël nous racontait les rituels du shabbat et que ça avait l’air cool. Au final je me suis tournée vers l’islam, pas par effet de mode, parce que souvent quand on est métis avec l’un des deux parents musulman et qu’on vit près d’un quartier populaire, on a tendance à vouloir s’imprégner de la culture dominante, de celles de nos amis. Ça n’a jamais été mon cas. Non, moi j’ai lu un livre et j’y ai cru. C’est pas plus compliqué que ça. Le contexte s’y prêtait bien, puisque chez moi il y’a des tonnes de bouquins sur les religions. Un jour, je m’ennuyais, j’ai attrapé un roman dans la bibliothèque qui est dans le salon et je l’ai lu en quatre heures. C’était fascinant, une femme racontait comment elle avait su que Dieu existait et comment elle était « tombée amoureuse » du Coran. C’était une Suédoise, un été elle était partie en Turquie avec un ami photographe. Un jeudi matin ils étaient montés sur le toit d’un immeuble afin que cet ami photographie la ville vue d’en haut, après quelques clichés, le muezzin s’était mis à faire l’appel à la prière et sans comprendre un traître mot de ce qu’il disait, la Suédoise, ancienne mannequin à ses heures perdues, a littéralement fondu en larmes. C’était la première fois de sa vie qu’elle entendait un chant aussi vibrant. Elle a donc acheté un Coran, l’a lu et a commencé à prier. Elle disait qu’au début elle priait en jean et débardeur, elle savait pas qu’il fallait une tenue particulière, puis elle a approfondi sa connaissance de la religion sur internet et dans les livres, elle a été à l’école coranique et depuis l’écriture du son roman elle porte

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Meuf DeCity

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le voile et s’est mariée à un Suédois converti, plutôt bel homme selon ses mots. Son histoire est banale, souvent pour les convertis c’est un voyage ou un proche qui les pousse à s’interroger sur le sens de la vie, mais ce qui a de bon dans cette histoire c’est qu’elle n’a pas changé de vie, enfin pas totalement. Elle est restée proche de sa famille, elle a continué à boire du thé avec ses copines mannequins, c’est juste que son cœur s’est rempli. Suite à la lecture de ce livre je me suis mise à la pratique, enfin une pratique partielle, j’ai fait mon premier ramadan à 15 ans. Mes parents ont suivi ma « conversion » ou plutôt ma « révélation spirituelle » de très près. Ils craignaient que je passe du déisme à l’intégrisme. Forcés de constater que je continuais à traîner avec des cathos, des athées et des juives, ils ont baissé la garde et m’ont laissé partir en Égypte un mois avec mon frère. Là-bas on a eu accès à des tas de livres sur la religion musulmane. Mon frère a suivi des cours d’arabe pendant cette période, moi non, l’école c’est déjà chiant 10 mois par an, alors si pendant les vacances faut se coltiner un cahier et un crayon autant ne pas appeler ça des vacances. Suite à cette escapade égyptienne, j’ai continué à nourrir ma curiosité mais comme toute activité qu’on débute à l’adolescence, ça m’est passé comme c’est arrivé. Je me suis mise à sortir, à « cloper », je suis devenue une habituée des chichas, des anniversaires où le but n’est que de pécho, des virées sur Paris et puis j’ai connu Nabil, au sens « biblique » du terme, comme le dit l’expression alors forcément ce cocktail détonant m’a éloigné des bouquins. Je ne dis pas ça avec regret. Je pense que dans la vie il y a un temps pour tout. Il fallait que je tente toutes ces choses, que je me brûle un peu les ailes pour apprécier les moments d’introspection que je vis aujourd’hui. Je n’ai que 20 ans, je ne dis pas que les sorties c’est fini, ce serait triste d’être vieille… si jeune. Toutefois je connais certaines de mes limites, je sais que l’alcool n’est pas une chose qui me plaît et que monter dans la voiture d’un inconnu à 3 heures du matin ça peut être dangereux. Ce que je veux dire c’est que je n’ai plus besoin de prendre des risques pour me sentir vivante. Ma collègue Indra me trouve trop sage. Pour moi c’est un compliment mais je sens bien qu’elle le dit de façon négative, elle aimerait que


La Promesse

j’aie des choses croustillantes à lui raconter ; du style, je sors avec trois mecs en même temps, ou bien lui révéler le secret d’une amie ou bien me faire un piercing au téton. Elle raffole de ce genre de ragot, pour preuve elle est abonnée au magazine Public. Je ne la blâme pas, parce que sa vie n’est pas simple. Elle est célibataire et mère de deux enfants qu’elle a eus de deux unions différentes. Jusqu’ici c’est pas trop grave. Seulement aucun des deux pères ne subvient aux besoins de son rejeton, ils sont tous les deux défaillants et Indra n’a pas d’autre choix que de vivre en colocation avec Julie, une de ses amies, mère célibataire aussi. Vie de merde comme elle dit ! Julie a une petite fille : Maya et cette gosse, sans mentir, c’est le diable dans le corps d’un enfant. Elle frappe les fils d’Indra, déchire le papier peint et rejette la faute sur eux, sa maîtresse a même demandé à ce qu’on lui fasse des tests psychologiques puisqu’en classe lorsqu’un enfant a le malheur de lui couper la parole ou de la contredire elle le frappe avec sa trousse. Le genre de gosse dont même une bonne sœur ne voudrait pas s’occuper ! Un jour, je suis allée chez Indra, pour lui rapporter une clef USB dont elle avait urgemment besoin. Je suis donc passée en sortant des cours et c’est Maya qui m’a ouvert la porte, déjà il faut savoir que cette môme ne dit ni bonjour, ni au revoir. Sa mère la défend en soutenant qu’elle a bien le droit et que la politesse est une aliénation de l’Homme. Bref, passons, je rentre dans l’appart, j’attends Indra qui donne le bain à ses garçons, pensant que la petite Maya est une enfant de 7 ans comme les autres je commence à lui taper la discute : — Alors le CE1 ça se passe bien ? — C’est pas tes affaires. — Oui je sais, je te pose juste une question. — Je veux pas répondre. — T’as des copains et copines dans la classe ? Il s’appelle comment ton copain préféré ? — Non ! — Pourquoi ? — Parce que je préfère jouer toute seule ! — Mais c’est mieux de jouer en groupe. — MAIS J’AI LE DROIT EUUUUUH !

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