La Chaise
© Évariste Solé, 2012 ISBN : 978-2-36673-004-3
Évariste Solé
La Chaise ou l’Histoire de matières
Il fait sombre, presque nuit. Avec ce jour humide et brumeux qui s’accroche aux dernières lueurs et qui renvoie une clarté froide, pâle et diffuse sur le parc en contrebas de son quartier, la seule et unique envie qu’il ait, c’est de s’en retourner, vite, dans son nid auprès d’Irinha sa compagne et de la douce chaleur de sa peau. Kachkanarsky, ville minière se situant, à vol d’oiseau, à peu prés à 250 km d’Iékaterinburg en direction du Nord, sur la dorsale des monts de l’Oural. On y extrait, entre autres, du minerai de fer et toute une multitude d’autres composants arrachés à cette terre sauvage, rude et dure. Vernigor lui aussi est sauvage et dur, mais d’apparence seulement, comme la plupart des hommes ici. Il est bon d’afficher son côté dur dans ces contrées ! Il est mineur de fond, non pas par coutume familiale mais parce qu’il faut, à un moment donné, faire quelque chose de sa vie, choisir une voie, un métier, et surtout suivre ses amis. 7
Évariste Solé
Eux savent quoi faire car tous natifs de Kachkanarsky. Ils vont de l’avant à la grande joie et bonheur de leurs familles… « On sera Les Mineurs de l’Oural…» disent-ils. Vernigor a suivi ! Sans se poser plus de questions, mais ce qui lui fait dire, au fond de lui, qu’il est peut-être fait pour ça, et qui le rassure un peu tout de même, c’est son propre prénom… Son grand-père paternel, qui est aussi son parrain, ne cessait de lui répéter qu’à sa naissance et malgré ses objections, ses parents voulaient le prénommer Michka. Nom de baptême, qui était pour lui, déplaisant… Il avait finalement réussi à force d’insistance et d’arguments forts (du genre à faire la tête pendant trois jours ou à ne pas vider lui-même son pot de chambre) à faire pencher sa fille dans son sens. Son gendre, lui, n’en avait rien à faire. Il était du genre « pro-punk » avant l’heure : no futur ! Il souhaitait que son petit-fils se prénomme Vernigor. C’était, disait-il, un vrai prénom de garçon, de battant et non pas de danseur, de mauviette ! Il lui fallait un prénom qui le rende fier et fort à l’entendre. Il affirmait encore, avec force et conviction, que c’était celui-ci qu’il devait porter et non un autre ! Il le savait ! C’était comme cela ! Ce prénom Slave de l’époque païenne signifiait tout simplement : « … Qui renverse les montagnes… » Tant pis pour l’Oural ! Il s’était pourtant rendu compte, au fur et à mesure, après des mois, des années de dur labeur et de sueur, qu’à force de se trouver au fond de la mine, dans le ventre de la terre, dans l’utérus d’Alma Mater, qu’il avait l’impression de ne pas exister, de ne jamais être né. D’attendre en permanence cette 8
La Chaise
libération, ce fameux jour où il sentira enfin cette lumière, cette bouffée d’air frais, cette chaleur du soleil et cette odeur de la vie envahir tous ses sens et enfin pouvoir pleurer comme un nouveau-né. « Cela doit être bon de pouvoir pleurer, juste pleurer, sans douleur ni chagrin. Pleurer comme un bébé, pour se laver les yeux de tous ces miasmes intra-utérins et évacuer toutes ces pensées moroses du fond du trou… » se dit Vernigor en descendant par le parc et en allumant une cigarette. Cigarette du soir, espoir ! L’arrêt de bus se trouve au bas de la colline. Les allées du square y dessinent un tracé, tel un fil de laine sur un écheveau. Les arbres n’ont maintenant presque plus de feuilles et leurs branchages squelettiques s’élancent vers le ciel comme pour prier Dieu de leur donner un hiver plus clément que l’année précédente. Nous sommes mi-septembre. Kachkanarsky plonge petit à petit, par à-coups, dans la saison froide. Tout comme un baigneur hésitant à entrer dans l’eau glacée ! Il en va de même pour la mine : une fois dedans ça peut aller ! Le tout est d’y entrer… ! Le bus est là. C’est le bus affrété par la compagnie minière pour le service du soir, toujours le même. Toujours le même chauffeur aussi, Igor. Ni salut ni bonsoir de sa part. Pour lui, les mineurs sont des rats et à ce titre il ne tient pas à saluer ce groupe d’animaux qui évoluent dans un autre monde, une autre dimension que la sienne. Il aurait certainement aimé savoir jouer de la flûte pour pouvoir faire, comme l’avait fait en l’an 1284 en la ville d’Hamelin, un certain petit homme au manteau multicolore : dératiser ! 9
Évariste Solé
Assis aux premiers sièges il y a le groupe des anciens. Toujours rasés de prés, bien habillés, la casquette rivée sur la tête, les derniers boutons de la chemise bien boutonnés et empestant l’après-rasage. Le sac à gamelle posé à leurs pieds, comme de fidèles toutous, qui ne les a jamais trahis depuis trente-cinq ans. C’est l’ancienne génération. Nés dans la mine, vivant par et pour la mine. Ils finiront certainement à cause de la mine et iront reposer pour l’éternité, sous terre, comme ils ont vécu. Ensuite viennent les chefs, ou du moins ceux qui s’imaginent l’être. Ils occupent la partie centrale du bus, celle d’après eux où il y a le moins de risques. Ni trop à l’avant, ni trop à l’arrière au cas où il y aurait une collision… Le même comportement, la même manière de penser quand ils sont au fond, prendre le moins de risques possible… ! Au fond de l’autocar enfin, et comme je le pense, dans tous les bus du monde, les jeunes. Ils ne sont pas en majorité. La mine n’est pas une vie pour eux, plutôt le contraire. En quelques années elle leur dévore leur entrain et leur joie de vivre qui sont l’apanage de leurs âges. Ils la nourrissent ! Cf. apanage : mot qui vient du latin ad panem et qui signifie donner du pain. Ils sont assis tout au fond du Bus pour se tenir le plus loin de la portière et ainsi arriver le plus tard possible à l’entrée de la mine. La bouche comme ils la nomment ! Pratiquement tout le monde fume et le bus empeste la cigarette, les gaz d’échappement, la sueur, les cheveux mouillés et le vomis. 10
La Chaise
La jeunesse se noie dans l’alcool pour ne plus penser à l’abîme souterrain, à ce monstrueux estomac qui les attend toutes les nuits. Il vaut mieux se perdre dans les labyrinthes de l’alcool que dans ceux de Satan… Vernigor s’assoit un peu n’importe où, d’habitude. De toutes les manières il ne se sent pas plus proche ni des uns ni des autres. Ce soir une place est libre près d’Anatoli. Il s’y installe et tend la main à son voisin de siège. Une franche poignée s’ensuit, accompagnée d’un sourire sincère et amical où, par manque d’hygiène dentaire, le peu de dents restantes ont toute leur aise pour s’ébattre dans toutes les directions. Il aime bien Anatoli, non pas que ce soit un bon camarade, mais c’est quelqu’un de simple et d’entier, et en cas de problèmes au fond du trou on peut compter sur lui ! Il ne sera jamais chef non plus… ! Et puis comme lui, son prénom veut dire quelque chose… Anatoli signifie « aube »… Vivement… !
« L’aube… Déjà ?….Mince… ! Je dois me lever ! …Je viens de me coucher… Caràmba… ! Oh bordel, j’ai la tête dans le cul après cette super-soirée… Merde, j’aurais dû faire gaffe je me suis fait piéger ! Le vrai traquenard ! Allez c’est parti !… En rut… ! » Ainsi commence, encore une fois, une nouvelle journée pour Ricardo le bûcheron. Ricardo aime la fête, la musique, boire et les filles… Cocktail qui perturbe invariablement ses réveils. Roulade sur la droite, chute du lit contrôlée, prise de contact avec le sol sur les mains et les genoux. Ses narines se retrouvent directement dans les chaussettes et chaussures de la veille… ! « Whaooo ! Ça démarre fort… » pense Ricardo. Il se relève, plonge sa main droite dans l’ouverture de son pantalon de pyjama made in China pour mettre de l’ordre, puis, sans aucune hésitation, la plonge cette fois dans la boîte 13
Évariste Solé
à café ouverte en permanence. Il y saisit la petite cuillère à moitié ensevelie dans le fond… Il la remplit bien bombée. « Je vais me faire un truc bien costaud pour émerger… ! » De l’autre main il attrape la vieille cafetière en aluminium, coince le récipient entre ses cuisses et imprime un mouvement rotatif dans le sens inverse des aiguilles d’une montre à la partie supérieure. Les deux parties se séparent d’un coup et le filtre, plein, tombe directement sur son orteil. Un reste de moût et de café de la veille lui aspergent les parties intimes. Bien entendu, la petite cuillère ainsi que son chargement vont rejoindre allègrement le café froid, le moût et ensuite le filtre, sans oublier de recouvrir l’ongle du pouce devenu douloureux et rouge. Douche, slip kangourou propre, short et chemisette sans oublier les xinelo. Tongues brésiliennes très répandues au Mexique aussi ! En effet Ricardo vit au Mexique et il y coupe les arbres. C’est son métier et il en est fier. Il demeure, depuis toujours, à Las Flores. Un petit hameau de la province du Chiapas, situé au sud-est et à 650 kilomètres de Mexico City. Sa maison, du moins celle que son père lui a laissée, est perchée tout en haut de son bàrrio, son quartier. De là, il a une vue imprenable sur la petite place du village. On aperçoit l’église et le kiosque Pepsi-Cola où, quand il s’y rend, il y rencontre tous ses amis et ils y font la fête. Comme hier au soir, dimanche. Cette soirée endiablée durant laquelle Mafalda n’a pas arrêté de rire avec lui, de danser avec lui et de faire la toupie autour de lui, en virevoltant sur 14
La Chaise
elle-même et en faisant voler sa robe mauve à fleurs jaunes, tout en servant des bières à tout le monde. Mafalda, la plus belle-fille de Las Flores et des environs ! Elle est serveuse au kiosque et elle aime bien s’amuser… Très typée, de longs cheveux noirs aux reflets bleus, des yeux qui enflammeraient un igloo inuit et une bouche faite pour sourire et mordre la vie à pleines dents ! Ha oui ! …et aussi un corps qui va avec, fait de la même grâce et beauté. Ricardo l’aime bien, ou il l’aime tout court ! Il ne sait pas trop encore, mais il adore sa présence, ses attentions et il se rend bien compte qu’il ne la laisse pas du tout indifférente. Cela lui plaît et c’est bon. De temps à autre, ils flirtent ensemble, mais sans non plus envisager un quelconque attachement sérieux. Du moins de sa part, car elle, elle lui a déjà demandé de peut-être penser aux fiançailles. Plus tard ! Sa maison, donc, est une toute petite maison, mais très agréable. Ses deux pièces très aérées et claires le rendent serein, c’est son chez lui, son nid. Les murs sont en torchis, bleus à l’extérieur et jaunes à l’intérieur. Les cloisons sont quant à elles faites en cannes de bambou. Comme le faisaient ses ancêtres les Mayas ! Cela permet de créer des séparations, mais en même temps elles ne sont pas complètement opaques. La lumière et l’air circulent selon leur bon vouloir et encore une fois cela lui plaît et c’est bon ! Elle se compose d’une chambre-cuisine-salon et d’une salle de bains-toilettes. Seulement Ricardo a quelque chose de plus que peu de personnes ont au village. Une terrasse suspendue… ! 15
Évariste Solé
Presque aussi grande que sa chambre-cuisine-salon. Il l’a construite lui-même et il en est fier. Elle est suspendue, donc, grâce à deux troncs d’arbre qu’il a fixés dans le prolongement de son plancher, par en dessous. Le sol et le toit sont aussi entièrement recouverts de bambou. C’est un endroit magnifique et il aime à s’y reposer. Une grande ouverture faisant toute la largeur de la maison y donne accès. Il a du mal à s’en éloigner pour aller couper des arbres ! Il s’en va pourtant, pour toute la semaine, travailler près du Canòn del Sumerida. Il est situé à une centaine de kilomètres de chez lui, juste à côté de la ville de Tuxtla Gutiérrez. Ce lundi matin il part avec Jaïme, son meilleur ami, bûcheron lui aussi, pour rejoindre le lieu de coupe de cette semaine. Il prépare son baluchon avec une grande application. Il plie convenablement ses affaires, uniquement celles pour sortir en ville. Là-bas, à Tuxtla, le soir c’est la fête, et il aime à être bien sur soi… En descendant le petit sentier qui mène à la placette du village il se retourne à plusieurs reprises, comme pour saluer sa maison, qu’il quitte à contre-coeur. Il préfère, quand les champs de coupe le lui permettent, de rentrer le soir chez lui, retrouver Mafalda et sa chouette maison. Le kiosque est fermé à cette heure matinale, mais il fait un détour par chez Mafalda. C’est une maisonnette de village, rangée bien alignée contre les autres maisons de la rue Grande. Elle vit avec sa grand-mère qui n’a plus toute sa tête à cause de la disparition de sa fille, il y a une vingtaine d’années. 16
La Chaise
C’était le printemps, elle a été emportée par une crue subite de la rivière alors qu’elle était en train de laver le linge de la famille. Après ce drame, son beau-fils a laissé sa fille pour s’en aller vivre à Mexico City, où dit-on, il se noie aussi, mais dans la tequila, lui… ! Une autre forme de mort. Mafalda a très envie d’avoir sa famille et une machine à laver le linge… ! Cela se comprend… ! Elle l’attend sur le pas du rideau, car il n’y a pas de portes à Las Flores. Elle sait qu’il part ce matin et elle sait aussi que, chaque fois qu’il s’en va pour une semaine ou plus, il passe lui dire au revoir pour l’embrasser et lui caresser les cheveux. « …Tu es magnifique ma belle Mafalda. Je reviens vendredi soir, et on parlera de nous, je te promets. Mais en attendant je dois bosser, tu sais que j’aime mon travail, la nature, la forêt et tout cela… De ton coté occupe-toi bien de Yaya Magdaleina et de ton kiosque, car après ce week-end je crois qu’ils sont aussi vides l’un comme l’autre… Ah ! ah ! ah ! – Arrête de dire des âneries, Yaya n’est pas vide, après ce qu’elle a vécu tu devrais… Tu es idiot parfois. Embrasse-moi et prends soin de toi… Et surtout ne reviens pas avec des maladies de la ville, les filles sont, paraît-il, faciles à Tuxtla… Fais gaffe, Jaïme m’a dit qu’il te surveillerait… (sourire) …Je t’aime Ricardo mon bûcheron… » Il l’embrasse avec volupté sur la bouche, puis dans le cou et sous sa chevelure qui sent bon la femme sortant du lit… « …Moi aussi. À vendredi et porte toi bien… ! » Et il s’en retourne sur la place où les coups de klaxon de Jaïme lui demandent de se dépêcher. Il jette son baluchon à l’arrière du pick-up et s’installe au côté de son ami. 17
Évariste Solé
« … On y go ??? » Jaïme démarre le 4x4, enclenche une vitesse et le véhicule s’ébranle. C’est parti… !
… C’est parti ! Le bus s’arrache du bord du trottoir et s’engage sur le rond-point. Il en fait le tour et repasse dans l’énorme nuage de fumée noire et puante qu’il vient de cracher à l’instant. Tout le monde remercie Igor par des toussotements et des injures. En guise d’excuse, il dresse son doigt le plus long et le pointe au ciel… Le véhicule bringuebale de trou en trou, de flaque d’eau en flaque d’eau, tout en aspergeant à plusieurs reprises des passants emmitouflés et pressés de rentrer dans leurs foyers. Ils ne sont que des images instantanées et furtives. À peine aperçues et aussitôt disparues. L’éclairage public se met à fonctionner, comme par magie, dès que la lumière du jour diminue. Cela a toujours étonné Vernigor. « L’éclairage intelligent, pense-t-il immédiatement. L’intelligence aux choses inanimées et dépourvues d’âme, 19
Évariste Solé
c’est peut-être une bonne chose. À quand pour tous les êtres humains… ? » Cela le fait sourire intérieurement. Arrivée au poste de garde. Arrêt du bus et contrôle des identités. Simple routine en somme, comme le reste, mais cela fait partie du jeu. Bien montré et faire comprendre à tout ceux dont l’esprit est allumé qu’une autorité est là et qu’elle veille… ! Entrée dans l’enceinte de la mine. Autres trous, autres flaques d’eau, mais en plus grand nombre ici. Autres éclairages aussi, mais non publics cette fois. Des énormes néons, par paires, suspendus à des potences et qui une fois sur quatre vous font des clignements d’yeux, comme pour dire : « Allez les gars, courage, on veille sur vous… » Dernier arrêt du bus. Enfin, arrêt est un mot bien faible ! Igor appuie de toutes ses forces sur la pédale de freins et le véhicule s’immobilise instantanément dans un fracas d’acier malmené. Quoiqu’Igor, par bêtise ou méchanceté, le fasse tous les soirs, tout le monde est tout de même surpris et projeté contre le dossier du siège de devant. S’ensuivent des cris et des bordées d’injures de toutes sortes, mettant à mal la moralité de la maman d’Igor… Tout cela fait bien rire le chauffeur et les anciens, assis sur les premiers sièges. Ils ont plus l’habitude et surtout n’ont pas de dossier en face d’eux… Tout le monde descend, qui en se massant le front, qui en se frottant le nez, mais avec une idée commune : un de ces soirs faire asseoir, sans son pantalon, Igor sur son levier de vitesses… Il fait froid et venteux. Malgré le manque d’envie, tout le monde se précipite à l’intérieur du bâtiment. 20
La Chaise
Une lumière vive et froide les accueille. Ensuite une odeur âcre et acide assaille les narines. C’est un mélange de relents de nourriture, de salle d’eau et de vestiaires. L’hygiène n’est pas très satisfaisante. La femme de ménage y est surnommée Babooshka, grand-mère. Personne ne connaît son véritable prénom, et tout le monde s’en fiche en fait ! Elle n’est plus toute jeune, cela est sûr ! Elle effectue péniblement son travail tôt le matin, avant l’arrivée de l’équipe de jour et juste après le départ de l’équipe de nuit. Encore pas de chance ! C’est comme si elle était invisible. Au moment où l’équipe de nuit rentre chez elle, tout le monde la croise mais personne ne la remarque. Elle est peut-être déjà un fantôme, qui sait, mais quelle importance, de toutes les manières son ménage est aussi inexistant que sa personne ! Queue devant la machine à café du local. Toujours pas de gobelets ni de sucre et l’eau est à peine chaude. Mais bon, c’est gratuit, alors ! Vernigor, assis à califourchon sur une vieille chaise recouverte de Formica rouge, boit son café en attendant la sirène qui annonce, quinze minutes avant, le départ des ascenseurs. Il se met à réfléchir tout en profitant de ces derniers instants en surface, avant le rush de la descente, du début de l’excavation, de l’éventration de la terre. « …Et si c’était mieux ailleurs ? Irinha ne cesse de me dire que l’on devrait aller vivre en d’autres lieux. Mais où ? L’Amérique ? L’Europe ? Difficile de savoir sans vraiment connaitre ces endroits. Les seules informations que nous ayons, nous viennent de la télévision. Est-ce vraiment impartial ? Je n’en sais rien, mais elle a raison de dire qu’ailleurs il y a 21
Évariste Solé
certainement mieux ! Pourquoi pas ? Cela me tenterait bien ! Quand je rentre, demain matin, avant qu’elle parte faire ses ménages, je vais lui en parler, sérieusement ! C’est à voir ! Son fils, âgé de trois ans, poserait-il un problème ? Serait-il une entrave à ce voyage sans retour vers une destination choisie plus ou moins au hasard ? Difficile à dire… Et si, au final, elle décide de ne pas franchir le pas, de ne pas partir, de subir ? Et si moi je pars tout de même ? Que deviendra notre histoire, nos rêves ? To, chto der’mo ! Quelle merde, pourquoi c’est toujours si compliqué… ? » Un long cri rauque, assourdissant et allant crescendo se fait entendre. La sirène ! S’ensuit une bousculade de chaises et une nuée d’exclamations… C’est le moment de démarrer, de descendre. Tout le monde se dirige vers les cages d’ascenseur. Il y en a six en tout et elles sont toutes grandes ouvertes. Prêtes à prendre en charge la multitude humaine qui va s’engouffrer et s’ensevelir dans le monde souterrain. Pareils à des fourmis, par rangées doubles, les uns après les autres, sans expression sur le visage, ils s’en vont travailler dans les galeries aux multiples embranchements, multiples niveaux et multiples goulets qui vont devenir, pendant douze heures, leur univers. « Il faut nourrir et engraisser la reine ! La nôtre s’appelle Everstal », se dit Vernigor en entrant dans la cage. Un courant d’air aspirant, venant du fond, lui coupe pratiquement le souffle. « Elle vit grâce à la fourmilière et à toutes ses ouvrières dévouées, qui chaque heure, chaque minute de la journée et de 22
La Chaise
la nuit, creusent, chargent, déblaient, transportent, évacuent le minerai comme je vais le faire d’ici peu. Marre à la fin ! » Le fer, substance essentielle à la vie et à la prospérité de la reine. Entassés dans l’espace restreint de l’ascenseur, les muravyei, fourmis, comme ils se nomment eux-mêmes, se tiennent blottis les uns contre les autres, les bras croisés sur leurs poitrines et la tête enfoncée dans les épaules. La nuit va être longue ! Vers une heure du matin, quand les coups de sifflet du contremaître retentiront, il sera l’heure de la pause casse-croûte ! Un moment de répit et de quiétude, comme une parenthèse, une porte s’ouvrant sur une autre dimension… La dimension humaine ! Des groupes se formeront. Tout le monde, alors, se posera où il pourra à ce moment-là. S’essuiera les mains dans le revers de sa veste de travail et sortira, qui un sandwich, qui des tartines ou encore un récipient en plastique contenant la plupart du temps les restes du repas de midi… Et ce sera la volupté de la nourriture engloutie avec, pour conséquence immédiate, l’apaisement du corps et de l’esprit. Les bouteilles de vin et de bière circuleront à la cantonade et tout cela dans un silence religieux général. Le seul bruit de fond sera le ronronnement des extracteurs d’air. Au fur et à mesure que les hommes auront fini de manger, les discussions vont commencer à se mettre en place dans les différents groupes. Des discussions et des éclats de rire aussi… Le mineur est moqueur et joueur après avoir mangé ! La pause dure en tout trente minutes, et en majorité, tout 23
Évariste Solé
le monde la passe à palabrer. Certains par contre en profitent pour s’allonger sur le sol, des sacs d’étoupes en guise de matelas, et ils piquent un somme réparateur. Trois mille mètres de terre en guise de couverture… ! « Dors ! Mon globule rouge, dors… ! doit penser la Reine. Repose toi un peu car tu as beaucoup de fer à extraire et à faire circuler dans mes veines… Dors je te protège ! » Trois mille mètres de descente, cinq cents mètres à la minute, durée totale six minutes. Au bout de trois on commence à sentir la tiédeur du fond et le courant d’air diminue, cela en devient presque agréable. Presque… !