Le Chant Du Derviche Tourneur

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Le chant Du Derviche Tourneur

Kyrill Nikitine



Le chant Du Derviche Tourneur



Ă Tamara Petrovna Ryssova



Voici le corps auquel je n’attribue aucun mystère Et la chair d’où se sont répandus tant d’amour et de sang, Et la posture même de l’éternel face au digne… Entre les mains de Celle qui, par la Grâce, nous engendre, Voici le fruit qui a vaincu la terre et su rendre à ses entrailles Le libre Verbe dont il tient la perfection. L’homme s’adresse à l’homme, Le père à son fils, Le fils à son frère, Ainsi reposons-nous en Celle qui nous engendre tous Et rien quant à ceux qui en réfèrent à leur illustre Dieu.

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Le chœur « Nous évitons dorénavant les grands chemins, Quand bien même l’exil nous y obligerait... Mais c’est à l’appel de cette créature Qui elle-même s’y contraint, Que nos voix ont enfin pu obéir. Non loin de là, se tient la mésange, Face au sacre, attentive. Nous sommes devant la demeure et le bois Et le lourd sentier qui mène à cette créature prodige. Le feuillage des chênes crépite sur quelques lieues. Les bouleaux gracieux parlent au vent, Se tenant côte à côte, près de la rivière, Tranquille, La forêt a, ce matin, apaisé tous ses habitants. Les oiseaux se taisent, Une pluie légère parcourt la terre nouvelle. Parmi elle, un cheval qui se promène, Son œil est droit, Sa crinière brille. Ici, le sentier prend fin, au bord d’une des deux rives.

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Nous sommes au seuil du levant. Un malheur sans voix ni fin se lit sur le visage de notre femme assise, Il dessine autour d’elle une scène silencieuse. Lorsque la nature terrible s’embrase, Prenant feu, le temps sonne et s’arrête, La rivière, Forte et paisible, emporte les cendres d’un vivant. »

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Sans cesse croît et décroît ton image Et reste égale à notre Foi. Ainsi, que ta puissance devienne fragile, Qu’importe pour l’homme, Là n’est pas le doute si elle demeure toujours, Demeurant en toi. L’homme s’adresse à l’homme, Le père à son fils, Le fils à son frère, Ainsi reposons-nous en Celle qui nous engendre tous Et rien quant à ceux qui en réfèrent à leur illustre Dieu.

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Le chœur « Le vent se tenait debout, près des deux rives. Une mésange vint rejoindre le premier oiseau. Improbable fut ici la présence d’une autre créature Lorsque nous approchâmes l’étroit sentier. Nous vîmes pourtant l’unique forme, Lentement, Comme entièrement faite de verre, Nous ne pouvions poser sur elle notre regard : Tant autour de ce bois que dans les limbes, Nos voix s’empêchaient de parler. Elle assistait également à la scène. S’élançant autour des arbres, D’un mouvement svelte et rapide, Répandant parmi nous l’illusion, Sa voix semblait faire taire notre regard, Comme un ciel, avec tout ce qui le couvre, Fuyant notre œil indiscret. »

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La Bête « Je venais à l’heure où se réjouissent les brumes, Dès que la clarté relaie délicatement la nuit. À l’heure où s’éveille ton œuvre Et de ses aurores l’achève, Je venais offrir mon humble exil. Je déposais mon corps contre le chaume, En sa demeure, Et l’apaisement venait m’embrasser. Il y avait là chaque jour tout un être de bonheur, D’une beauté riche et discrète Parmi les vapeurs du linge qu’elle suspendait. C’était la forêt tout entière qui s’inspirait de ton souffle, Comme chaque matin, Le travail d’une femme jetait ses fruits ! Sainte rareté ! De vérité, en somme, je parle, De l’être d’un souvenir Qui, on ne sait comment, Soutient toute notre vie. Elle portait en elle une simple robe, Un voile de bonheur qu’à peine on aperçoit. D’elle naissait toujours l’acte sûr, Du souci, le juste bien, Un acte dépouillé de tout nécessaire, Comme un don d’amour qui ne se contient pas. 12


Il y avait là toute l’enfance rassurante, Je venais y cacher mon ignorance Et profiter de son don. C’était près de la stèle, Elle y portait une fois l’an nombre de ses fleurs Dont je gardais de chacune l’odeur, Mais dont je ne connaissais d’aucune le vrai nom. Tous attentivement l’écoutaient : Elle portait en elle la mesure du temps. »

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Dis-moi, toi qui reposes en paix désormais, Comme les grands maîtres ne cessaient de le dire, Dis-moi de quelle liberté s’agit-il… Lorsque mère Pour l’énième fois me trouvait les doigts sales, Les recueillant soigneusement Dans ses mains abîmées, Et comme celles d’un père ne respirant que de travail, Me confiait : « Pourquoi m’as-tu donc abandonné ? » Dis-moi, toi qui reposes en paix désormais, De quel labeur s’agit-il… Lorsqu’une mère, courbée jusqu’au soir, Par toutes les saisons que traversait le vieux champ, N’oubliait jamais de déposer la graine de chaleur nécessaire, Soutenant de ses doigts délicats Le poids d’une terre sur laquelle gisent les hommes que tu fis, De quelle compassion s’agit-il… Pour ce vieil enfant à qui le champ millénaire Fut l’unique semblable, Et l’amour et l’absence en un reflet, Cette terre Sur laquelle seule cette femme faisait naître le pain, Le pain dont se repaissent les hommes qui maintenant te chérissent…

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Dis-moi, toi qui reposes en paix désormais, De quelle solitude s’agit-il ?… Lorsque cette mère, achevant un long retour vers son foyer, Ayant, d’une main forte et lasse, Gardé de sa longue journée quelques graines, N’avait que pour seul repos que s’asseoir et attendre Dans une nuit calme et compréhensive, Des oiseaux qui jamais ne venaient… Dis-moi, toi qui reposes à tout instant, Comme les grands maîtres ne cessaient de l’écrire, De quel amour s’agit-il ? Puisses-tu le saisir… Nous soutenant tous les trois d’une seule main, Apaisant entre toi et moi notre guerre terrible, Se soutenant elle-même désormais. Quel nom as-tu donc donné à son salut ? Vois, Si tu es le souffle de grâce Et qu’elle en est le corps assujetti… Pour cette créature que la nature même n’épargne Et sans laquelle tu n’aurais la moindre paix, Comme elle ne cessait de se taire ...Sous l’immense poids de ta perfection, L’as-tu créée pour être son propre fruit ?

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