Le Peintre catastrophé

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Le Peintre catastrophĂŠ


© Francis Gimgembre, 2012. ISBN : 978-2-36673-003-6


Francis Gimgembre

Le Peintre catastrophĂŠ



« L’espèce de civilisation qu’on appelle encore de ce nom – alors qu’aucune barbarie n’a fait mieux qu’elle, n’a été plus loin qu’elle dans la destruction – ne menace pas seulement les ouvrages de l’homme : elle menace l’homme lui même ; elle est capable d’en modifier profondément la nature, non pas en y ajoutant sans doute mais en y retranchant. Devenue plus ou moins maîtresse de nos cerveaux par sa propagande colossale, elle peut se donner, bientôt peut-être, un matériel humain fait pour elle, approprié à ses besoins. » Georges Bernanos



Au terme de ses longues journées de travail, Michael Gane concluait toujours par cette petite phrase qui disait tout et rien à la fois « je crois que c’est pas mal pour aujourd’hui », comme s’il voulait brusquement revenir à la réalité avec une extrême platitude en disant les pires banalités. La nécessité du recours au « je crois que c’est pas mal » relevait chez lui plus d’un besoin de réinvestissement du réel que de l’expression d’une béate satisfaction. Ainsi notre artiste fermait la porte de son atelier pour reprendre le cours d’une vie normale. Cette fois-ci, il avait veillé un peu plus qu’à l’ordinaire, il était soucieux, quelque chose l’avait tourmenté toute la journée, et des douleurs épigastriques lui passant les tripes au lance-flammes lui interdisaient toute tentative d’analyse des événements. Cela étant dit, il fallait avoir l’honnêteté de reconnaître que notre artiste était un angoissé. Le genre qui se plaint tout le temps, en proie à des 9


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tracasseries qui une fois résolues déclenchaient un processus d’auto-anxiété irrémédiablement chronique. Il menait une vie d’opiniâtre, essayant de se faire connaître, passait des journées harassantes à s’épancher sur des tableaux qui ne trouveraient peut-être jamais le chemin glorieux des cimaises. Le quart d’heure de gloire auquel il avait droit, selon la citation d’un certain Andy Warhol, ne lui suffisait pas, il nourrissait d’autres espérances. Michael Gane voulait sa part de lumière. Il ne s’était pas installé comme la plupart de ses amis dans le confort consensuel et syndical du musée, comme il aimait à le faire remarquer, à la sortie d’une expo, au vernissage de tel ou tel m’as-tu-vu, poussé par un suprême sentiment raffiné de provocation. Cette nuit-là, Michael Gane jeta un dernier coup d’œil sur la toile posée sur le chevalet. Tout en essuyant ses pinceaux, dans un chiffon imbibé de térébenthine, il recula de quelques pas, hocha la tête de gauche à droite, puis s’adossa contre le buffet Henri II, qui trônait comme un roi fainéant au fond de l’atelier, et mâchonna une fois de plus son sempiternel 10


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« je crois que c’est pas mal pour aujourd’hui ». Il referma derrière lui la porte de l’atelier, mettant fin à une séance de travail fiévreuse. À quoi bon, il lui faudrait expier encore quelques afflictions, quelques douleurs, avant que cette toile ne s’offre définitivement à lui. Il se sentait désemparé, accablé, incapable de peindre. Et puis il y avait ses maudits maux de tête qui revenaient au centuple au point de le terrasser des jours entiers au fond de son lit dans le noir, tenant sa tête entre ses mains, la suppliant d’arrêter de battre, les calmants n’y faisant plus rien. Michael Gane n’était pas un homme facile. C’était un artiste capricieux. Il avait un de ces heureux caractère qui tient une jouissance de la haine de ces contemporains, un peu râleur, d’humeur versatile, aux impulsions parfois imprévisibles. Il pestait contre tout. Depuis qu’il avait quitté ses Ardennes, triste, pour s’installer à Paris, il avait rencontré une quantité de gens, avait sympathisé avec des réalisateurs, des écrits-en-vain de toutes sortes, s’était entouré de flatteurs enthousiastes, tous décidés à l’aider, mais qui finissaient par 11


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le trouver déprimant, le traitant avec une dédaigneuse condescendance. C’était un pessimiste heureux, un triste qui se voulait drôle, qui pensait qu’il n’y a pas d’art sans liberté, était à fond contre l’art de son temps, réfractaire, à contre-courant, ne faisait pas la différence entre son imaginaire fantasque et la réalité. Il se glorifiait dans le mépris des artistes qui manœuvraient dans les circuits branchés usant d’effets et d’artifices superflus pour mettre en joie le public des foires et des salons. Il s’était fait un petit nom dans le petit milieu de la peinture, même s’il s’en défendait, préférant la place de l’artiste maudit, dénigré. Sans doute un jeu inconscient pour tenter d’être aimé de tous. À vingt ans, il avait fait le rêve fou de créer une communauté d’artistes, une cathédrale de l’art moderne, des créateurs purs, des rêveurs, chasseurs de liberté, pareils aux navigateurs portugais à l’étrave des caravelles poursuivant sur les océans l’idéal du jeune Henri. Il avait quarante-neuf ans. Cette société d’artistes n’avait pas vu le jour. Déçu ? Non ! Il gardait bien au chaud ce projet, il se souvenait de Gauguin créant la Maison du Jouir sur les îles Marquises, réalisant le rêve de 12


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son ami, ce vieux fou de Vincent. Comme lui, il construirait son atelier idéal. Son succès fût aussi foudroyant qu’éphémère, son mauvais caractère y contribua à coup sûr. La chute le préserva du commercial, il n’avait de toute façon aucune disposition pour les affaires, à l’inverse de sa tête de turc Andy Warhol. C’est sur lui qu’il passait ses colères, ne manquait jamais une occasion d’écorcher cette icône, cette vitrine publicitaire de l’hégémonie américaine. Ah ! Celui-là il ne l’aimait pas, ce marchand de soupe « végétale », dandy Warhol comme il le surnommait dans ses discussions avec ses amis peintres. La star académie des contents pour rien. Il s’était fait le vœu de l’approcher, lors d’une de ces foires de l’art à laquelle il était convié chaque année, et où il se rendait avec ce même souci de provocation, ce qui lui avait valu une réputation de fâcheux emmerdeur. Tout le gratin y était, ambiance déglinguée. La Mecque du cinéma, les stars d’Hollywood griffées d’Ior, des actrices du porno au look intello, des couples hétéros formés pour la sortie d’un film, des heureux propriétaires de châteaux collectionneurs d’art, 13


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quelques comédiens vaguement comédiens, qui parlaient en discutant, quelques animateurs de télé animée aussi gâtés que capricieux, des sportifs archi-milliardaires sans cerveau, anabolisés, au regard aussi vide qu’une publicité pour téléphone portable, des m’astu-vu du rien à voir en pagaille, des artistes branchés, faussement artistes mais bien connectés, adeptes du morbide, du légume bio, missionnaires d’un monde meilleur, écolosbobos, anti-lepénistes exemplaires. Sans oublier certains convives qui viendraient se mêler à la soirée, un peu plus tard, un ministre épinglé au col de leur veste, et les indispensables belles gueules, reines de beauté, tatouées sur les fesses, comme des génisses marquées au fer rouge au salon de l’agriculture, pin-up louées pour les grandes occasions, défilant comme des somnambules sur le faîte d’un toit, habillées d’extravagances signées par les grands noms de la tripe à la mode de Caen. Tous bien entendu membres d’un jury de carnaval, venus pour décerner les palmes à la plus exceptionnelle et internationale fumisterie. Alors que l’on ovationnait, claquant des mains, les nouvelles stars de l’art contemporain 14


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que la presse le lendemain s’empresserait de porter au pinacle, un des invités de cette cocasse soirée s’approcha de Michael et lui postillonna à l’oreille. Vous l’avez reconnu, c’est lui, là-bas. Andy Warhol ! C’était bien lui, il venait de faire son entrée. Un cheptel d’artistes plus proche en apparence de mamies décolorées que de chanteurs de rock gothique, l’entouraient, frétillant du derrière comme des anguilles. Visiblement toute l’assemblée était en effervescence, le nom de Warhol circulait sur toutes les lèvres, y compris sur celles gonflées au collagène, qui ne s’ouvraient que pour prodiguer un vocabulaire aussi maigre que la taille d’un top model. Certaines de ces beautés funestes, plus en plastique qu’en chair, étaient proches de l’ébullition, des petites bulles de vapeur se formaient sous le fond de teint qui venaient crever à la surface, le spectacle atteignait des performances de body-art. Les flashes éclataient comme des pets ensoleillés, les invités à l’extrême limite de la béatitude, – au-delà c’eût été le suicide collectif – essayaient de toucher la vedette, comme s’il fût un saint, avec la même fièvre religieuse que des paralytiques un dimanche 15


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à Lourdes. Bref c’était cool. Tous ces bipèdes mondains de la consommation culturelle, entre deux coupes de champagne, étaient pris de petites secousses coïtales devant les boîtes de soupes, paquets de lessives, marteaux géants, et s’échinaient à démontrer que cet aspirateur était plus génial que cette savonnette ou que ce pot de fleur démesuré ou encore ce savon géant en forme de ballon de foot. À l’honneur cette année le carrelage brisé, et la rayure verticale. Que voulez-vous, il faut bien être moderne après tout. Profitant d’un mouvement de foule, Michael se fraya un passage pour approcher le dandy. C’était bien lui, fidèle à sa sérigraphie, le pape du pop art, monsieur bricolage en personne. Il ressemblait à une vieille duchesse dans un costume rose fluo, une sorte d’habit de scène d’Elvis Presley. Son visage fraîchement retendu, le temps n’ayant pas eu pitié de son image, lui donnait un air d’ingénu, à cause de cette bouche entrouverte proche du piano à queue, que lui avait modelé le meilleur chirurgien du gotha. Chaque fois qu’il secouait nerveusement la tête comme une vieille chouette, un nuage de 16


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poudre de riz, dont il se couvrait les joues qui s’affaissaient, retombait en pluie sur le col de sa veste. Il avait l’air d’avoir pris une substance, mélange d’OGM et de Boldoflorine, et se tenait prêt à décoller comme une fusée boudinée dans un costume interstellaire, les cheveux couleur barbe à papa, dressés sur le crâne, effrayé de voir son reflet dans les objectifs des photographes. Une mauvaise fée lui avait sans doute insufflé le goût du ridicule et du travestissement. Michael se fraya un passage parmi ce public d’ego maniaques, et les stands de piercing, scarification au charbon de bois, vente de slips Van Gogh et tee-shirts Che Guevara, pour arriver à hauteur du pape du Pop. Michael, se tenant devant lui, se sentit pris d’une colique verbale. Il se jeta bille en tête sur le papi du Popers. Notre artiste n’était pas du genre à reculer, malgré une certaine timidité, il fonça tête haute, plein pot, les pieds dans la soupe Cambels. Michael s’engagea dans une tirade dont lui-même ne voyait pas le bout, il débitait, noms d’oiseaux, gouailleries, quolibets, allusions épicées à la vitesse d’un ruban de mitraillette, poujadiste, fellateur du néant, lui conseillait de remâcher lui-même ses 17


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restes, qu’il en avait marre de cette ennuyeuse poupée Barbie façon Arcimboldo, de ce raseur homme art à l’américaine. Arcimboldo Warhol souriait d’un rire jaune, il se dressa comme une pie sur son perchoir, et fit choir sa perruque de poupée étheromane, qui semblait avoir infusé depuis plusieurs jours dans une solution formaldéhyde, sur une porcelaine de Jeff Couilles artiste multi médiatique. Hélas nous fûmes privés de la suite de l’inventaire. Deux colosses énormes de bêtises, à tête d’enclume, torses énormes et velus, des biceps irrésistibles, la taille enroulée dans un paréo, costume pour le moins peu probable pour des bodyguard, l’avait empoigné manu militari, et reconduit illico presto vers la sortie. Ce ne fut pas excellent pour sa réputation déjà entachée par ses précédentes incartades. Michael s’en battait l’œil, et bien plus encore, et n’avait que faire d’une poignée de béotiens qui fréquentaient les vernissages, à s’esbaudir devant des croûtes édifiantes, machines idiotes, inventions désolantes, boîtes à merde, squelettes, surexposition de viandes bovines. Michael ne comprenait plus rien à l’art d’aujourd’hui, ni à ces frivoles qui décidaient 18


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de la mode artistique et qui n’aimaient pas ce qu’il avait fait. Il fermait la porte de son atelier, pour aller tout droit plonger dans son lit, espérant récupérer d’une nuit précédente très agitée, suite à la lecture d’une lettre qu’il avait trouvée le matin même au courrier. Il voulait dormir, faire comme si cette lettre n’avait jamais existé. L’enveloppe portait le tampon « Service d’entomologie Muséum d’Histoire Naturelle ». Ne trouvant pas le sommeil, il l’ouvrit et la relut placidement. « Monsieur, Après examen de l’ échantillon prélevé sur l’un de vos tableaux, j’ai détecté la présence de nombreuses larves et de nymphes de coléoptères polyphages. Il s’agit d’une espèce cosmopolite appelée communément Vrillette du pain. Je suis donc en mesure de vous dire que vous êtes victime de l’attaque d’une colonie de Stegobium Paniceum. Je reste à votre disposition… »

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