Les petits animaux
Isidore Poireau
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Les éphémères 9
Au début, c’est une histoire de bottes. Quelque chose de banal et de touchant de cette banalité même. Je suis assis dans ma voiture rouge. La couleur n’a pas d’importance, j’ajoute les détails pour que ça plaise. Je connais déjà cette histoire, pour quoi l’écrire ? J’ai un rendez-vous et je suis en avance. J’aime toujours perdre un peu de mon temps. J’attends. J’écoute la radio. Je suis là et ailleurs, ici et là, c’est un autre rendez-vous que cette émission. Jour après jour
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à la même heure et puis d’autres, non, parce que je ne peux pas. Elle arrive et je la vois de loin. Je la remarque. Une silhouette sur un trottoir un jour de plein soleil, les hommes me comprendront. Les femmes peut-être pas, ça n’a rien de triste, j’en fais le constat. De loin, la silhouette se dessine, se rapproche, se précise. Elle porte des bottes, une jupe à mi-cuisse, un sac de cuir noir, une sorte de cabas brillant, carré, lustré, d’où jaillissent des poireaux. Je me dis « elle porte les poireaux comme personne » et cela me fait sourire, cette phrase. Vous, peut-être pas mais ça n’a pas d’importance. Je ne me souviens plus si j’ai trouvé son regard à ce moment-là. C’est étrange la mémoire, on inscrit les détails, mais pas tous les détails. J’ai gardé les jambes et les poireaux. C’est une histoire de bottes et il attend dans sa voiture. Il se dit, à ce spectacle, que c’est un jour de chance. Je mets « il » mais c’est encore moi, bien sûr. Avec il, c’est
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plus facile. Je peux croire que ça ne m’est pas arrivé, j’en parlerais plus loin. Cette chance, qui est la vie elle-même et qui va décider qu’il a rendez-vous avec elle. Une pensée idiote, magique, un truc de gosse : si je traverse la rue en ne marchant que sur les lignes blanches, elle m’aimera ; si la prochaine voiture qui passe est bleue, tout ira bien. Il a sonné à son nom, le premier de tous. Appelons la Etrangère pour ne pas la citer. Je ne veux pas d’ennui. On n’écrit plus ce qu’on veut aujourd’hui, les avocats veillent, atteinte à la morale des groupes, à la vie privée, tentative de destruction d’un mythe amoureux. J’écris, je suis donc favorable au port du masque. Vous ne pensiez tout de même pas trouver ici la vérité ? Quelle vérité ? Ce trou béant est-il réel ? Etrangère est sortie de là, de chez elle qui sera chez lui. Il est venu visiter l’appartement. Quelque chose ici l’a happé, absorbé et il savait, posant le premier pied dans cette pièce, qu’il y était chez lui. Parce que la cour
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était petite, l’appartement, une minuscule maison de poupée au soleil, parce que les oiseaux, parce qu’elle venait vers lui et que toute cette douceur autour, et l’air et l’eau, le feu, le bleu du ciel étaient dans ce sourire. Il n’est plus question de bottes et partout où il jette un œil, puisqu’il visite, la chambre (« le baiser » de Klimpt sur le mur, à la tête du lit), la salle de bain, les lieux de vie d’un autre, d’une autre, de cette femme capable de faire disparaître des poireaux. Ils se parlent aisément, d’un ton léger qui sied à l’occasion. Son métier dans les hôtels. Il est sur le grand canapé rouge sombre, pas très à l’aise avec son corps et elle, elle ne s’assied pas, ou pas longtemps, un bout de chaise, se relève, parle avec les mains. Elle ignore tout de sa propre beauté, ce que ça fait. Elle offre le champagne. Dans ce qu’il a vécu, dans son imaginaire, c’est festif, occasionnel, un nouvel an, un anniversaire, les grandes occasions. C’est une différence entre eux, qui restera plus tard. Elle offre le champagne parce qu’elle aime ça. Assis
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sur le rouge sombre, il regarde comme il a toujours tout regardé, cette faculté magique à stocker les images. Les jambes, l’œil au-dessus de la pommette, les cheveux derrière l’oreille, les doigts longs et fins… Et il ne se passe rien. C’est à présent chez lui. Elle part vivre avec un autre. Il n’en est pas triste, c’est un fait. Il n’a pas de place en lui pour une tristesse supplémentaire. Il achève un couple, elle en débute un. La vie est ce courant où tout se côtoie, s’entrechoque, s’entrelace, ces nuées d’insectes sous les lampadaires, voletant dans l’air du soir, qui seront morts demain. Mon père est mort carbonisé. Brûlé après coup mais ça ne change rien. Je ne tiens pas tellement à en parler. C’est une chose encore à vif. Une plaie qui se ferme, c’est encore une plaie. Il est parti comme ça. Je me souviens. J’avais la voiture bleue, celle de ma sœur. Un dimanche devant le portail, je lui ai dit « à bientôt » et c’était un mensonge parce que la mort était déjà là, assise sur
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son épaule. C’est mon image, prenez celle qui vous arrange. Je l’ai embrassé. La peau sur les os, et toute jaune en plus ! Il souriait. C’était encore dimanche. Nous avions marché dans le jardin, le potager, les légumes, la campagne alentours, les arbres magnifiques et le bassin. Il m’avait expliqué les poissons rouge, montré la salamandre. Encore dimanche. Il disait au-revoir avec la main en souriant et autre chose aussi mais c’était entre lui et moi. Ma mère était là aussi, à côté, mais ailleurs, un autre monde en parallèle. Je suis revenu plus tard et la maison était vide. Ça n’était pas chez moi. La maison vide, ma mère chez les fous, mon père en cendres et les officiels voulaient des papiers ! C’est qu’on ne meurt pas comme ça ! Les pattes de mouche de mon père. Mais je ne tiens pas à en parler. Plus tard, nous verrons cela, peut-être, ça n’est pas moi qui décide. Je voulais juste dire la crémation, la famille retrouvée là, les oncles, les tantes, les cousins, ils avaient vieilli, un peu changé.
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Ça renvoie à son âge à soi dont je n’ai pas conscience. Je suis dans une ligne droite interminable, un faux plat et peut-être que l’âge, c’est compter les virages. Et puis voyez comme je suis, comme vous êtes, je ne voulais pas parler de la mort de mon père. Pas ici. Vous allez penser et entrevoir et comprendre et dire une sorte de lien morbide entre Etrangère et ce deuil. Et moi, je ne pense pas. Quand j’ai revu Etrangère, un an après les bottes ou peu s’en faut, je n’étais plus triste. Plus en surface. Les lacs souterrains, n’en parlons pas. J’avais envoyé des cartes de vœux à tous, la famille, les cousins. Pour dire : « content de vous avoir revus » mais sans le dire vraiment, je suis d’un troupeau de silence. J’avais l’adresse d’Etrangère pour son courrier, l’administration, le cas où. Je voulais coucher avec elle. Pas avec ma famille, avec Etrangère. Elle me semblait tant et tant inaccessible, trop belle pour moi.
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J’avais beaucoup maigri, réinventé un corps. J’étais comme neuf et zen aussi, avec l’envie d’ouvrir un peu les horizons. Je n’y croyais pas plus. Je me raconte des histoires mais pas tant que ça, pas plus que la moyenne, je pense, mais tout de même, cela tenait du défi et du jeu. Tenir trois jours debout sur un seul pied, bâtir un phare d’Alexandrie en allumettes. Je ne mesurais pas les conséquences, les dégâts collatéraux toujours possibles. L’amour n’est pas un guerre propre. J’ignore pourquoi me rappelant au téléphone, elle s’est mise à me parler. Pourquoi Etrangère s’est confiée à moi. Un fleuve à mes oueds, l’irruption d’une évidence. Et pourquoi ce soir là, déjà, elle faillit me rejoindre. Je vais dire cela. Mais à la vérité, tiens, nous y revoilà, il faudrait raconter comment les lits furent asséchés, comment la poussière au creux, le rien, le silence du monde où je vivais, toute ma vie…
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Ce fut deux jours plus tard. Il y eut cette nuit-là des étoiles, de la lumière, du doux, du bleu, des glissements infinis de silence. Ses yeux, ses lèvres, des cheveux pleins les mains, la peau, le ventre, son rire par dessus tout, fusant, soudain déchirant l’air, un orage bienfaisant. La multiplication du bien, la légèreté, l’abolition définitive du sérieux, le retour à l’enfance, quand on était amis, garçons et filles ensemble, pas isolés, pas séparés, je te montre ma lune, fais-moi voir ta zézette et le langage, là-dessus, le corps comme une burqa de l’âme, les voiles ignorants de leur fonction. Il y eut cette nuit-là, un avant la pomme, avant le serpent, avant le savoir et les questionnements. Une fenêtre fut ouverte sur un ailleurs, un panoramique sur un autre paysage, un autre moi que ce moi-même où je surnage. J’étais athée, cartésien par principe. Et je tenais contre moi et chaude et longue et câline, un ange de lumière. J’allais froisser ses ailes. Cette ange m’étais donnée, se
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donnait à laquelle je ne croyais pas, je ne voulais pas croire, je n’ai pas cru.
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Je quittais le bus près de la vieille ville, non loin du fleuve. Il n’y avait pas de raison à cela, pas plus qu’il n’y en avait de prendre justement ce bus. Le trottoir était étroit, le soleil de sortie, les voitures garées le long. Par dessus les maisons, découpant le bleu pur du ciel, des grues travaillaient à un avenir radieux. Je suivais la foule. Je marchais vite, à force d’habitude, toujours entre deux points, pressé d’arriver au bout des flâneries.