Tous droits réservés. Reproduction, traduction, adaptation complètes ou partielles interdites sauf autorisation de l’auteur. © Eric Fayet, mai 2007.
MAASAI
LEGENDES DE TANZANIE
Eric Fayet avec la collaboration de Ruckya Sanatu-Basseporte
MAASAI
LEGENDES DE TANZANIE
peintures Herman Msole photographies Eric Fayet
Ă Catherine...
Lentement, l’homme s’approcha. Drapé dans une couverture rouge. Sa démarche assurée trahissait l’ancien guerrier. Autrefois, il avait prouvé sa bravoure. Depuis, les années lui avaient enseigné la sérénité. Sans prononcer une parole, il imposa respect et silence. Autour du feu, les conversations s’interrompirent. Ils étaient sept à profiter de la chaleur sécurisante de l’âtre. Ensemble, ils se levèrent pour le saluer d’un hochement de tête révérencieux. Avec déférence, trois moranes le prièrent de prendre place. D’un geste impérieux de la main, il remercia ces soldats et s’assit. Satisfait de voir que, respectueux des traditions, ils avaient planté leurs lances à l’écart du cercle. Les longues lames luisaient. Leurs hôtes pouvaient se sentir protégés. Quatre étrangers lui faisaient face. Toujours silencieux, il porta son regard sur chacun d’eux. Ses yeux malicieux semblaient sonder le tréfonds des cœurs et des âmes. Les ombres dansantes des flammes dessinaient les reliefs d’un visage irréel, maigre, parcheminé de rides profondes, cartographie d’une vie au grand air de la steppe. Une vie libre et nomade qui ne respectait aucune des frontières imposées par les Blancs. Au milieu de son front, une marque, sans doute une cicatrice, témoignait d’un combat lointain contre un lion ou une tribu ennemie. Tour à tour, il observa ses invités inhabituels. Longuement. Convaincu par cet examen minutieux, il consentit à leur ouvrir les portes d’un territoire inconnu. Le sage parla. D’une voix douce. Presque chantante. Chaque mot semblait peser. Il raconta aux curieux pourquoi Engaï avait confié aux Maasaï tous les troupeaux de la terre. Pourquoi ce Dieu créateur de toute chose avait choisi pour résidence une montagne, l’Ol Doinyo Lengaï. Montagne au pied de laquelle ils étaient réunis ce soir. Pourquoi dans la plaine du Serengeti
9
un rocher énorme portait le nom d’un guerrier. Il leur apprit comment un vieillard avait échappé aux cannibales. Comment une jeune fille avait tenu un lion en respect. Comment une belle avait insufflé la jalousie mais aussi le pardon dans le cœur des hommes. Il leur narra l’histoire d’un brave qui seul combattit un démon. D’un couard qui triompha de sa peur des lions. D’un astucieux cueilleur de miel qui trompa le serpent. Il leur conta le lièvre rusé, la hyène perfide et la justice des animaux. Les monstres voleurs de fillettes, les esprits malfaisants capables de changer d’apparence, les loibonok aptes à lire l’avenir. Il leur décrivit leurs croyances et leurs coutumes ancestrales, leur manière d’élever les enfants, de se marier, de s’aimer, de travailler, d’honorer les défunts… Il leur dit son peuple. Et… il se tut. Alors, sans rompre le charme, le noble Maasaï déplia son corps fragile mais toujours fort malgré le poids des ans. Paisible, il adressa un sourire bienveillant à ses auditeurs et, accompagné d’un morane en armes, il s’enfonça dans la nuit africaine.
10
- hadithi, hadithi ! - hadithi njoo...*
* En Tanzanie, quand les enfants veulent que leur père, leur mère, leur grand-père, leur grand-mère… leur raconte une histoire, ils demandent : - hadithi, hadithi / une histoire, une histoire ! Et, certain ainsi d’obtenir l’attention de son auditoire avant de commencer, le conteur répond : - hadithi njoo / l’histoire vient…
Pourquoi tous les troupeaux de la terre appartiennent aux Maasaï
Voilà fort longtemps, bien avant que les Wazungu1 ne viennent en Afrique, les Maasaï vivaient heureux dans des montagnes verdoyantes. Comme une grande famille. Vaches, chèvres et moutons paissaient, paisibles, au milieu d’animaux sauvages que jamais les fiers éleveurs ne tuaient. Ni pour le cuir, ni pour la chair. Engaï, leur Dieu, leur l’avait interdit. Au commencement, le créateur des Hommes et de toute chose avait trois fils. Au premier, il octroya une flèche, les animaux sauvages et le miel. Les chasseurs-cueilleurs étaient nés. Au second, ancêtre des agriculteurs, il offrit une houe et des semences. Au troisième, il confia un bâton de berger et le bétail. Il s’appelait Natero Kop et devint le père des Maasaï. Ce bétail avait glissé le long d’une gigantesque corde tendue entre ciel et terre. Engaï avait ainsi divisé le monde en trois grandes tribus. A chacune il avait accordé des ressources, fruits de son immense bonté. L’harmonie régnait. Jusqu’au jour où, jaloux, un chasseur-cueilleur avait osé demander : - Engaï, donne-moi une part du bétail ! - Non, tu as déjà les richesses nécessaires à ton existence ! Ivre de colère, l’envieux avait alors tranché la corde. A tout jamais. Depuis, il incombait aux Maasaï la noble tâche de veiller sur les troupeaux venus du ciel et de les faire prospérer. En échange, ils pouvaient se nourrir de lait, de viande, de sang et de graisse. Nomades, ils migraient d’un pâturage à l’autre au gré des pluies, quittaient les hautes terres pour les plateaux puis les plaines, remontaient, redescendaient… Usées par les marches et les changements de climat, beaucoup de bêtes moururent. La viande vint à
1. En swahili, la langue officielle de Tanzanie, Wazungu, pluriel de Mzungu, signifie les hommes blancs, les Européens.
15
manquer. L’inquiétude se propagea car, à leur tour, les hommes trépassaient. Devant l’urgence de la situation, certains proposèrent de se séparer, chaque famille devant prendre en charge sa survie. Les plus faibles disparaîtraient. Les plus forts résisteraient. Ainsi la division en plusieurs clans fut-elle consommée. Ceux-là même qui l’avaient suggérée décidèrent aussi de chasser les animaux de la forêt pour les manger. Les autres s’y refusèrent. Ils économiseraient leur famélique cheptel, rechercheraient de vertes pâtures, se contenteraient de racines, préfèreraient mourir si nécessaire mais jamais ils ne tueraient des bêtes sauvages ! Ces Maasaï respectueux des traditions s’engagèrent plus en avant dans la plaine. Là, ils découvrirent plusieurs peuples d’éleveurs. Chaque fois, ils réclamèrent les troupeaux qu’Engaï avait généreusement placés sur leur chemin : - Ces vaches et ces chèvres nous appartiennent. S’il le faut nous nous battrons pour les conquérir ! Et ils se battirent. Souvent. Longtemps. Violemment. Ils tuèrent beaucoup de monde. Victorieux, ils ramenèrent leurs nouvelles têtes de bétail dans les montagnes pour reprendre le cours de leur vie. La belle vie d’avant la disette. Quand les chefs des tribus vaincues vinrent se plaindre : - Pourquoi nous avez-vous volé notre bétail ? Ils répondirent simplement : - Faites savoir à tous que lorsque nous voyons un homme avec une vache ou une chèvre, elle n’est pas à lui mais à nous. Telle est la volonté divine. Aujourd’hui encore, les Maasaï croient que tous les troupeaux de la terre leur appartiennent car Engaï leur en a confié la garde. Quant aux groupes qui, dans l’épreuve, avaient préféré chasser les animaux sauvages, ils furent exclus du peuple maasaï pour avoir rompu le pacte divin.
18
les Hommes qui parlent maa*
* En maa, la langue des Maasaï, « Maasaï » signifient « ceux qui parlent maa ». C’est ainsi qu’eux-mêmes se qualifient. La langue est une valeur identitaire forte. Avec l’élevage extensif, seule activité économique reconnue. Ces pasteurs d’Afrique de l’Est sont divisés en une vingtaine de clans, les Irgilat, et en quinze sections géographiquement distinctes, les Iloshon. Chaque section occupe un territoire de pâturage délimité réservé à ses membres qui, vivant dans des villages permanents ou des campements temporaires, déplacent leurs troupeaux au rythme des saisons selon une transhumance en rotation. Dix sections, environ cinq cent mille individus, occupent le sud du Kenya. Cinq autres, soit trois cent mille personnes, sont installées en Tanzanie : les Kisongo, « les vrais Maasaï », forment la section la plus importante et disposent des terres les plus vastes ; les Saley habitent dans la cuvette du lac Natron et les Letayok dans les plaines du Serengeti ; les Ilarusha, concentrés autour de la ville d’Arusha, et les Parakuyo, plus au sud, pratiquent l’agriculture*.1D’une section à l’autre, des variantes existent dans la langue, l’habitat, les vêtements, les parures, les ornements, l’alimentation, les cérémonies… Cependant, entre elles, les liens et les échanges sont solides, une solidité renforcée par la répartition des clans : à une section ne correspond pas un clan mais les vingt clans sont présents dans chaque section. Les Maasaï croient en un dieu unique, Engaï, un dieu sans visage présent dans le ciel et sur terre, un dieu qui confia à leur ancêtre Natero Kop le soin de veiller sur tous les troupeaux de la terre. Leur société s’organise en classes d’âge et les étapes de l’existence se franchissent lors de rites familiaux ou collectifs. Deux temps forts marquent la vie d’une femme : l’excision, qui détermine le passage de l’état de fillette au statut d’adulte, et le mariage, qui l’amène à s’assimiler à la famille, au clan et à la classe d’âge de son mari. La vie d’un homme comprend trois époques : d’abord enfant et préadolescent, il devient « morane » après avoir été circoncis, puis « aîné » autour de trente ans. Les moranes et les aînés sont divisés en « juniors » et en « seniors ». Plus une personne est âgée, plus elle est respectée. Réunis en conseil, les aînés dirigent la communauté, soucieux du respect des traditions. Aujourd’hui, les plus sages craignent de voir disparaître leurs coutumes, leur culture, leur mode de vie, pourtant adaptés à leur environnement. Envahissant, le monde moderne les a rattrapés…
* Le nombre de sections maasaï varie d’une étude à l’autre. Cette classification est celle choisie par Xavier Van der Stappen dans Les Maasaï, ouvrage de référence en langue française, publié en 2002 aux éditions Renaissance du livre.
Noble, il se tient droit. Seize ans. Peut-être moins. Son allure déjà est celle d’un guerrier. Impassible et calme, il porte sur l’épaule sa lance effilée, prolongement naturel de son bras, continuité de son être. Le morane1 et son arme ne sont qu’un. Sans elle, il ne peut défendre la communauté et les troupeaux, prouver à tous sa bravoure, chasser le lion. Cette chasse qui, pour avoir impressionné explorateurs et écrivains, propulsa son peuple dans les légendes vivantes de l’Afrique. Animé d’une farouche détermination, son regard est celui de ses ancêtres, originaires de la vallée du Nil. Voilà cinq siècles, ces pasteurs nomades abandonnèrent les hauts plateaux éthiopiens pour conquérir puis occuper, au XVIIIe et XIXe, un immense territoire étendu du nord du Kenya au centre du Tanganyika. Hélas, la peste bovine de 1890 et la colonisation mirent fin au développement de cette civilisation. Aujourd’hui, les Maasaï, environ huit cent mille, vivent au sud du Kenya et au nord de la Tanzanie, de part et d’autre d’une frontière qu’ils demeurent seuls autorisés à franchir sans présenter une quelconque pièce d’identité. Aucun douanier n’ose prendre le risque de leur contester ce droit, vestige d’une époque révolue, témoignage d’un esprit d’indépendance sauvegardé, symbole d’une liberté dont la flamme brûle encore. L’histoire l’a trahi. Cependant, dans la steppe dominée par le Kilimandjaro, il demeure un seigneur. Il ne connaît pas la peur. Il ne craint pas la douleur. Il l’a prouvé. Chaque matin de son enfance, alors qu’il n’était encore qu’un layoni2, il a bravé le bush menaçant pour mener paître des bêtes, avec pour consigne de prévenir les guerriers en cas de danger. Chaque soir, il les a ramenées dans
1. Guerrier maasaï. Olmurani en maa. Ilmuran au pluriel. 2. Terme maa désignant un garçon n’ayant pas subi la circoncision. Le pluriel est ilayok.
137
la sécurité du boma3, la maison de son père. Dès cette époque, les hommes de sa famille ont commencé à lui apprendre à surveiller les troupeaux, à survivre dans la savane, à trouver de l’eau, à combattre les bêtes et les hommes… Un jour, les chefs et le conseil des aînés, les ilpayiani, convoquèrent tous les ilayok, les garçons du village4. « Bientôt, ensemble, frères unis par des liens plus forts que le sang, vous renaîtrez ! Vous serez la nouvelle génération de guerriers, les nouveaux moranes, la fierté de notre peuple ! Il vous faut un chef ! » Entre eux tous, l’assemblée choisit le descendant d’une famille illustre depuis plusieurs décennies. Jusqu’à sa mort, il les commanderait, les guiderait, les représenterait auprès des aînés, ferait entendre leur voix, participerait en leur nom aux décisions importantes… Il serait leur porte-parole, leur alaigwanani. Le conseil désigna aussi un aîné réputé pour sa sagesse. Sa mission : leur enseigner les traditions et les règles qu’ils devraient respecter scrupuleusement durant le reste de leur existence. Plus qu’un professeur, il deviendrait un véritable père, leur « père en traditions », leur menyelayok. Quelques semaines plus tard, les loo-menyelayok et les jeunes chefs, venus de tous les villages, se réunirent. Aucun n’aurait manqué ce rendez-vous. Car ce jour-là, parmi les lignées prestigieuses de loibonok, ils choisirent un ol-oiboni, gardien des rituels aux insondables pouvoirs, capable de communiquer avec Engaï, le Dieu des Maasaï. Garant de l’équilibre entre ciel et terre, il veillerait à ce que les actes de leur groupe soient conformes à la volonté divine. Mais il n’était pas encore temps… Adolescent respectueux de ses aînés, il grandissait, attentif aux enseignements collectifs du menyelayok. Il patienta encore deux longues années5. Enfin, les plus hautes autorités maasaï, chefs prestigieux et conseil des aînés, tinrent concile. Après discussions, elles décidèrent du renouvellement des générations. Une nouvelle classe d’âge devait maintenant entrer dans le cycle de la vie. L’ol-oiboni lui octroya un nom. L’heure était venue pour les ilayok de devenir à leur tour des moranes. Mais un layoni ne peut prétendre au statut
3. Ce mot swahili signifiant l’enclos, la palissade, le fortin… désigne aussi l’habitation maasaï traditionnelle, ensemble de huttes protégées par un enclos. Le terme maa est engang. 4. Le village maasaï se constitue d’un ensemble de boma dispersés sur un vaste territoire, séparés les uns des autres de plusieurs centaines de mètres voire de quelques kilomètres. 5. Les notions de temps et d’âges sont approximatives.
138
de guerrier sans avoir accompli le rite de l’emurata, la circoncision. Aussi l’assemblée proclama-t-elle ouverte la période de l’engipaata : durant les huit ans à venir, tous les garçons déjà nés en ce jour pourraient être circoncis. Alors dans son village, comme dans chaque village de Tanzanie, la communauté organisa l’engipaata, cérémonie préparatoire à la circoncision. Jeunes et anciens, hommes et femmes, tout le monde participa, tout le monde pria Engaï au rythme des danses et des chants. L’hydromel coula. La viande grilla. Au plus fort de la fête, les aînés demandèrent au « père en traditions » si ses « enfants » étaient prêts. Fier d’avoir accompli sa mission, mission qu’un homme ne peut accepter qu’une fois seulement dans sa vie, le menyelayok répondit par l’affirmative. Ensuite le Conseil se tourna vers les ilayok : « Etesvous prêts ? ». « Oui, oui, oui, nous sommes prêts ! », crièrent les jeunes, portés par un unique élan de courage et de fierté. « Oui, oui, oui, ils sont prêts ! », reprit en chœur l’assistance. A la fin de la cérémonie, les familles rejoignirent leur boma respectif. Il appartenait à chacune de décider d’une date pour le rite privé de l’emurata. Ses parents invitèrent chez eux voisins et amis. Certains vinrent de loin, les bras chargés de couvertures et de vêtements. Les plus fortunés offrirent du bétail. Son père sacrifia une vache, deux chèvres et un mouton. Les femmes préparèrent de l’hydromel et des vibuyu6 de lait. Le soir, les convives prièrent, chantèrent et dansèrent. A l’aube, lui, son frère et deux de leurs cousins furent allongés sur le sol, nus. Des quatre, il était le cadet. Il devait avoir quinze ans. Moins âgés, ses autres frères attendraient encore car même si, une fois ouverte la période de l’engipaata, la règle autorise la circoncision de garçons plus jeunes, l’emurata est généralement pratiquée entre seize et vingt-deux ans ; les exceptions restant cependant nombreuses. Sa famille avait requis les services de l’un des rares experts en la matière. L’alamuratani, cet homme qu’il ne connaissait pas, se pencha sur lui et, armé d’une lame tranchante spécialement forgée et consacrée à cet effet, accomplit sur son corps les gestes ancestraux.
6. Mot swahili, vibuyu est le pluriel de kibuyu. Le kibuyu, petite calebasse allongée, sert de gourde. Récipient le plus utilisé par les Maasaï.
141