La BĂŞte de Paname
Eleanor Gabriel
La BĂŞte de Paname
Eleanor Gabriel
La BĂŞte de Paname
« Le quiproquo, c’est d’abord la vie même qui en est un, et le plus compliqué de tous. » Luigi Pirandello
Partie i
Il y a des jours où l’on ferait mieux de rester chez soi ! Quoique…
Chapitre I — Prologue
Allez savoir pourquoi, je décidai ce jour-là de m’aventurer dans les profondeurs de la Capitale, bien résolu à affronter cette Bête infernale dont tout le monde parlait avec tant de passion et que je n’avais jusque là jamais osé approcher : le métro de Paname et ses galeries tentaculaires. J’enfilai à cette occasion ma veste en tweed du dimanche et mes pantalons en laine d’Écosse fraîchement repassés, ainsi que des chaussures ouvragées de chez Swann, dernière boutique à la mode qui tenait salon à ses heures dans la Grande rue. Après inspection de la tenue de mes moustaches, je recoupai de-ci de-là un poil ou deux puis lissai mes cheveux à l’aide d’un baume aux senteurs de lavande offert tantôt par ma vieille tante. J’étais fin prêt. L’homme dont j’apercevais la silhouette élégante dans le miroir méritait bien qu’on le salue. Je baissai donc la tête en signe de courtoisie respectueuse, oubliant un instant que je me saluai moimême…
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Je claquai ensuite la porte de ma demeure, impatient de rencontrer le monstre légendaire et encore ignorant de ce que j’allai découvrir. Pour me rendre à la gare qui me permettrait d’emprunter un train de banlieue, je dus emprunter un bus qui s’avéra particulièrement lent. De fait, il vomissait à chaque arrêt une tripotée de vieilles femmes dont les pauvres jambes avaient du mal à franchir les marches, et accueillait en retour quelques mères de famille affublées de marmots turbulents prenant un malin plaisir à se chamailler. L’un d’eux, dégoulinant de morve, tentait fébrilement de s’essuyer sur la jupe de sa grande sœur. Celle-ci, somme toute peu charitable, lui refusait ce réconfort à grands cris et le repoussait sans ménagement pour éviter le contact répugnant. Leur mère ne parut pas y prêter attention, bien trop occupée à réprimander ses autres rejetons dont les cris perçants crevaient maintenant la carlingue du bus, pas plus qu’elle ne prêta attention au subtil manège de son petit morveux lorsqu’il agrippa en désespoir le bas de sa robe pour y délester son gluant paquet. Très fier, il afficha un sourire de satisfaction lui remontant jusqu’aux oreilles. J’avais toujours été fasciné par les enfants, mais je dois dire que ce petit-là valait son pesant d’or. Je dus malheureusement m’arracher à cette fascinante scène de famille car nous arrivâmes devant une gare de banlieue où ronronnait un train en partance pour Paris.
La Bête de Paname
Sa locomotive me parut poussive comme une vieille carne abandonnée à son triste sort, s’assoupissant à chaque halte puis hoquetant bruyamment au moment de repartir. L’engin faisait à chaque arrêt un bruit fumant de vapeur qui me semblait tout droit sorti d’une autre époque, ce qui n’était pas pour me déplaire. Malgré ces lenteurs un peu agaçantes, le voyage se passait plutôt bien jusque là, si bien que je décidai de m’accorder un peu de détente. Je m’étirai alors l’échine avec nonchalance et délice, ce qui eut pour effet de faire vibrer mes moustaches d’un frémissement subtil, puis de les projeter en avant telles des antennes électrisées. C’était là le signe familier de ce qu’une grande satisfaction m’habitait. Cependant, à mesure que j’approchai de la gare d’arrivée, j’eus la désagréable sensation de sentir mes vibrisses s’étioler. Je fus ainsi rapidement submergé par le curieux pressentiment que les choses ne seraient pas aussi simples que je l’avais imaginé. Le ventre de la Bête me réservait sans nul doute quelque piège sournois, et je n’avais pas pris le temps d’évaluer le danger.
Chapitre II — L’arrivée
Dès que je mis un pied sur le quai de la gare SaintLazare, je compris à l’effervescence qui y régnait que quelque chose d’inhabituel était en train de se passer. Je ne savais pas exactement de quoi il s’agissait, mais mon intuition me soufflait qu’un événement important allait se produire. Les gens autour de moi couraient dans tous les sens, semblables à des fourmis désorientées par un ennemi ayant pénétré dans la fourmilière. Certains, l’air contrarié, bougonnaient à voix haute, tandis que d’autres affichaient une mine défaite comme s’ils venaient de rater le dernier train. Nous n’étions encore que le matin, et le soleil rayonnait au-dehors. D’autres individus papillonnaient avec leur nez, postés telles des sentinelles sous un immense panneau d’affichage posté très haut au-dessus des quais, baladant leur tarin de l’écran à leur poignet de montre, puis de leur poignet de montre à l’écran. Sans aucun doute, quelque chose de capital allait se produire d’un instant à l’autre dans la gare même où je venais de débarquer.
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Chacun devait donc s’efforcer de finir à la hâte sa tâche pour pouvoir assister à l’événement, qui serait apparemment annoncé sur le panneau géant. J’attendis donc quelques instants moi aussi, les yeux figés sur le panneau et les oreilles bien tendues pour pouvoir capter toute information qui pourrait me renseigner. N’osant pas interpeller dans leur course certains individus très affairés, je décidai de m’adresser à ma voisine de droite, une dame fort bien mise, et l’interrogeai sur un ton faussement désintéressé : — Chère madame, pardonnez-moi de vous importuner, mais auriez-vous la bonté de me préciser ce que vous attendez exactement ? 18
Celle-ci, manifestement surprise, tourna la tête vers moi et me dévisagea des pieds au chef. Puis elle s’exclama sur un ton qui me fit prendre la mesure de mon impudence : — Mais enfin, monsieur, je ne vois pas le moins du monde en quoi cela peut… Mon interlocutrice s’arrêta subitement comme si elle venait de réaliser que le détail de ses protestations était un luxe qu’il lui était inutile de prodiguer, puis décréta sur un ton un peu sec : — Mon mari, figurez-vous !
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Après quelques secondes pénibles où je sentis mes idées patauger dans une épaisse bouillasse, l’eau de mes pensées devint limpide et je me mis à comprendre. Même si cela pouvait paraître incroyable, je venais de m’adresser à l’épouse même de l’illustre personnage dont tout le monde attendait la venue ici ! Confus et soucieux de ne pas attirer davantage de soupçons sur mon ignorante personne, je m’empressai d’ajouter sur le ton le plus avisé possible : — Bien sûr, chère madame, excusez je vous prie ma maladresse. Je vous concède que j’aurais pu trouver meilleur à propos, mais je souhaitais en fait vous témoigner mon profond respect, ainsi que vous prier de transmettre mes hommages les plus vifs à votre éminent époux… L’épouse parut fort satisfaite de ma tirade car son masque de cérémonie tomba aussitôt, faisant apparaître un visage rayonnant tel celui d’un enfant à qui l’on tend un bonbon rouge. Je ne reconnaissais que trop ce sourire entendu emprunt de mystère et de complicité que l’on échange tel un moment de grâce volé au quotidien. D’évidence, les mots étaient inutiles entre nous. La noble dame brûlait en cet instant de cette joie sereine de se savoir reconnue par un homme de son rang, respectueux des traditions et bien au fait des convenances.
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Bien entendu, et vous l’aurez compris, j’ignorais totalement qui pouvait bien être cet époux dont l’arrivée prochaine suscitait tant d’effervescence et de fébrilité dans notre gare. N’étant toutefois pas censé l’ignorer, je me fis fort de contenir ma curiosité. Je fus bien inspiré, car un individu peu fréquentable, portant barbe de trois jours et pantalons crasseux, s’approcha de l’épouse et lui demanda sans cérémonie : — Il n’est pas encore arrivé ? Il y a un problème, hein ?!
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L’épouse, grande dame, aucunement indisposée par tant de familiarité, feignant même d’ignorer la mine peu engageante de son interlocuteur, répondit avec une simplicité incroyable que rien de spécial n’avait été signalé et qu’Il allait arriver d’une seconde à l’autre. Et elle ajouta : — Il aura sans doute deux ou trois minutes de retard, mais pas plus je pense, Il est assez ponctuel d’ordinaire. Quelle bonté ! Quelle modestie ! C’était bien là un contre-exemple de la médisance des gens qui accusent les grands de ce monde de manquer d’humilité et de ne rien vouloir connaître du quotidien des pauvres gens. L’âme emplie de gratitude pour cette noble dame, je la saluai avec respect, puis quittai sans plus attendre la place.
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Il m’avait suffi de savoir qu’un Illustre allait débarquer dans la gare d’une minute à l’autre pour que ma curiosité naturelle retombe. Tant qu’il n’était pas question de guerre ou d’attentat ou d’un quelconque événement susceptible de semer la panique dans la population, rien ne s’opposait à ce que je continue mon aventure. Il était temps pour moi d’amorcer la descente aux enfers et de me diriger vers cette Bête dont j’allais bientôt sentir le souffle chaud se promener sur ma carcasse.