J'aurais tellement voulu vous raconter une belle histoire d'amour

_J’aurais tellement voulu vous raconter une belle histoire d’amour...

Philippe E. Goyon

J’aurais tellement voulu vous raconter une belle histoire d’amour

Philippe E.Goyon

J’aurais tellement voulu vous raconter une belle histoire d’amour

Bien comme il faut !

Lourd et gris, le ciel écrase le paysage d’une chape de plomb terne et gelée. Toute la rigueur infernale de l’hiver s’est concentrée ici, au centre de la ville.

Les cris gutturaux des hommes en manteaux noirs, les claquements sourds des coups sur les corps squelettiques, les aboiements des chiens écumant de haine, tous ces bruits effrayants semblent se fondre en une seule et même musique, une musique de mort, de peur, une symphonie étrange, glauque et funeste, écrite par quelque chevalier teuton ivre de mépris et de puissance.

Ma mère serre convulsivement ma petite main gelée au creux d’une paume craquelée d’engelures profondes, je tremble autant de terreur que de froid, maman me chantonne une comptine avec le vain espoir de me rassurer. Mais j’ai neuf ans, déjà l’âge d’une survivante en ces temps barbares qui submergent le monde, et je comprends l’essentiel de la situation. Enfant juive à Therezienstadt, le 24 mars de ma dixième année, mon existence se réduit à peu de chose : tenir quelques mois dans le meilleur des cas, mourir sans trop souffrir au bout du compte, et n’y pas trop réfléchir pour conserver une infime chance de voir le lendemain. Durant les

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trop longues semaines déjà passées ici, j’ai assimilé les principes élémentaires de survie au ghetto : redouter les appels impromptus comme celui d’aujourd’hui, éviter les Allemands, trouver de la nourriture, devenir transparente, absente, de toutes ses forces, de toute sa volonté et surtout ne pas penser à la mort, comme si l’oublier pouvait la faire fuir. En fait, j’ai appris ce dernier précepte de mon père, avant qu’il disparaisse : « Katia, m’a-t-il dit le soir de son départ assis sur le bord de mon lit, si tu crois très fort en quelque chose, cela se produira, mais si, au contraire, tu oublies bien comme il faut ce que tu n’aimes pas, cela finira par disparaître de ta vie. Pour toi, ça n’aura jamais existé ! » Deux ans ont passé depuis ce jour, mais j’ai bien retenu la leçon.

Alors, j’oublie, « bien comme il faut », beaucoup de choses : la douleur ; et j’ai moins mal ! La peur ; et je suis rassurée ! La faim ; et mon ventre semble moins vide, moins dur ! Jusqu’à la mort, pourtant omniprésente, qui parait m’éviter, probablement pour ne pas disparaître complètement tellement je m’applique à ne pas la considérer, tellement je la nie. Évidemment, ma mère ne comprend pas bien mon raisonnement. Elle me trouve inconsciente et écervelée, mais pense que c’est mieux pour moi de ne pas regarder la réalité en face. Elle feint donc de ne pas remarquer mon entêtement à refuser la vérité, et j’en fais de même, m’acharnant à ignorer ses efforts. Je vis dans un monde illusoire au milieu de l’enfer et maman me protège comme elle peut.

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Ce matin-là, un rassemblement-surprise nous a tirés du sommeil aux premières heures du jour, et nous tentons de nous mettre en rang sur la grande place de la ville. Après deux heures d’exercices douloureux, lorsqu’enfin nos gardiens sont satisfaits du résultat, un officier SS monte sur une estrade en bois, et prend la parole. « Juifs — comme il n’a pas hurlé le mot, comme il n’a pas encore menacé, l’atmosphère se détend un peu, pas de catastrophe dans l’air. Pas de punition (en général toute punition entraîne la mort !), pas de sélection — le grand Reich vous engraisse à paresser depuis trop longtemps.

Il est temps de rembourser votre dette au Führer en informant le monde entier de sa mansuétude. Un de vos artistes dégénérés, le sous-homme Kurt Gerron, a bénéficié d’une occasion exceptionnelle de racheter ses crimes en étant choisi par notre bien-aimé Führer pour réaliser une œuvre cinématographique sur la ville que nous vous avons offerte : Therezienstadt. Et, j’ai une bonne nouvelle : vous serez les acteurs de ce film. Les témoins de la bonté de la race supérieure envers votre engeance de parasites. » Il rajoute quelques phrases bien senties sur la grandeur d’âme des nazis en général, nous détaille par le menu le génie créatif d’Adolf secondé par ce brave docteur Goebbels, et ne manque pas de nous rappeler à chaque coin de paragraphe que nous sommes pires que des pourceaux, indignes de respirer le même air que lui, que sa bonté le perdra, mais qu’on ne se refait pas… Après ce ramassis de fadaises qui n’émeut plus aucun d’entre nous, souriant de contentement comme

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s’il venait de faire une bonne blague, il conclut son intervention d’un coup de stick sur la tige luisante de sa botte, nous toise d’un regard hautain puis, ménageant ses effets comme le mauvais acteur d’un film médiocre, descend de sa scène improvisée.

Quelques murmures parcourent le troupeau. Personne ne sait s’il doit rire ou pleurer devant l’absurdité énorme de l’annonce. La visite récente d’un représentant de la Croix Rouge et les travaux qui l’ont précédée : construction de fausses écoles, d’un faux jardin d’enfants, pose de faux robinets sur de faux tuyaux, faux sourires pour de faux espoirs (notre visiteur ravi caressa quelques têtes blondes d’enfants martyres, dégusta de délicieux gâteaux « confectionnés tout spécialement par de braves mères juives », écouta d’absurdes discours sur le respect de la dignité humaine et la bienveillance du Reich, puis s’en retourna expliquer au monde, qui avait bien d’autres soucis, qu’à Therezienstadt, de bons Allemands veillaient sur le bien-être de leurs bons juifs !) nous ont confortés dans notre scepticisme relatif aux « bonnes » nouvelles. Dans ces circonstances, nous nous taisons donc et courbons l’échine en attendant le pire… qui ne tarde jamais à se produire.

Durant ce bref instant de flottement, un nouveau personnage monte sur les planches disjointes. Petit et comme dégonflé, il flotte dans des vêtements trop amples passablement usés : le régime du ghetto est efficace ! Cet homme a été rond et puissant, il est encore habité par cette impudence des gens de pouvoir, de ceux que l’on

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admire, qui signent des photos à la porte des théâtres.

Il n’est pas dans notre ville depuis très longtemps, mais nous le connaissons déjà tous, au moins de nom. Kurt Gerron, l’acteur, le metteur en scène, le chanteur. L’ami de Fritz Lang, de Von Stroheim, de Marlène Dietrich, le juif important qui a refusé de quitter son pays de peur de ne plus pouvoir travailler, de ne plus pouvoir créer, celui qui a cru que son talent serait plus fort que la haine de Hitler, comme s’il existait quelque chose de plus fort !, celui qui fait toujours rêver ma maman et de nombreuses autres femmes, avec son regard de braise et sa voix chaude. Interprète de « l’opéra de quat sous1 », acteur dans l’Ange Bleu, metteur en scène de théâtre, de music-hall, de cabaret et de cinéma, touche-à-tout de génie, intime des plus grands, respecté et estimé… mais juif.

Du haut de mes neuf ans, je suis un peu triste de voir cet homme rabaissé à accomplir les basses besognes du Docteur Goebbels. De manière diffuse, sans savoir l’exprimer clairement j’ai compris ce qu’était la propagande, le mensonge d’état, comme un décor pour camoufler l’horreur, et je plains cet artiste qui accepte de participer à ce misérable piège. Par peur de mourir, peut-être. Par envie de tourner encore un film, pourquoi pas ! J’en suis là de mes réflexions lorsque ma mère me ramène à la réalité. « Écoute, ma chérie, il va parler. » Elle a mis tant de ferveur dans ces quelques mots, comme de l’espoir...

1 L’opéra de Bertolt Brecht fut créé le 31 août 1928 (générale le 28 août) au théâtre Schiffbauerdamm de Berlin. La distribution était composée, entre autres, de Lotte Lenya, la propre épouse de Kurt Weill, le compositeur, et de Kurt Gerron.

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« Amis, nombre d’entre vous me connaissent et savent qu’ils peuvent compter sur moi pour réussir une belle œuvre sur notre ville. Mon équipe et moi-même allons choisir celles et ceux qui auront l’honneur de participer à ce film. Je compte sur vous pour rendre compte au quotidien de la chance que nous avons d’avoir été rassemblés ici dans ce lieu unique où les Juifs sont bien traités. Nous commencerons le tournage dès demain matin. J’ai reçu des assurances de nos bienfaiteurs allemands comme quoi les participants à cette œuvre seront largement récompensés. Mes assistants vont circuler dans la cité et vous indiqueront où auront lieu les différents tournages. Certains ont-ils des questions ? » Un silence prudent d’une indéniable éloquence répond à cette dernière phrase. Nous avons tous des questions, mais nous savons aussi qu’en général, la réponse la plus répandue est douloureuse, rapide et définitive. À peine surpris, l’orateur conclut alors : « C’est parfait. Donc, à demain et merci de votre attention. » Puis il descend et disparaît dans la foule compacte. L’ordre de dispersion est donné et chacun retourne à ses occupations.

Maman me tire par le bras : « Viens vite mon amour, nous allons nous faire belles. Il faut qu’ils nous choisissent. » Je la regarde, surprise : « Mais pourquoi ? Je ne veux pas jouer dans ce film ! » À son tour, elle s’étonne et me sermonne un peu sèchement, se moquant de ce qu’elle considère comme de la fierté mal placée : « Mademoiselle Katia aurait autre chose à faire de plus important. Mademoiselle Katia est trop supérieure pour s’abaisser à jouer dans un film de Kurt Gerron. Mad-

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emoiselle Katia est peut-être prise par ses mondanités… » Dans ces moments-là, je sais qu’il ne faut pas discuter avec elle. Je prends l’air triste pour la radoucir et acquiesce mollement. J’espère que nous ne serons pas du casting !

*** Malgré ma mauvaise volonté manifeste (ou peut-être à cause d’elle), le maître nous a choisies, mère et fille.

Je ronchonne, maman minaude. Le passage tourné ce matin fait l’objet d’une mise en scène succincte. Plusieurs enfants, dont je suis, sont attablés dans un semblant de réfectoire (faux, bien sûr, dans la fausse école !) et s’apprêtent à déguster une tartine de beurre pour leur petit déjeuner. Aucun d’entre eux ne se souvient vraiment du goût que peut avoir le beurre fondu étalé sur une tranche de pain frais trempée dans un bol de lait. Pétrifiée, je contemple ce festin, les yeux exorbités et l’estomac douloureux. Les éclairagistes crient, les cameramen s’affairent, quelques soldats menacent, les chiens bavent, soufflant leur haleine brûlante sur nos maigres mollets. Nous, convives hypnotisés, attendons le signal du départ pour nous jeter sur cette aubaine. Mais rien ne vient. Kurt Gerron organise, déplace l’un, recoiffe l’une, pousse un siège, fait reculer un garde (qui obtempère sans rechigner), le temps passe, le supplice est à son paroxysme… Trop pénible, insupportable, alors je craque et dévore goulûment ma tartine. Comme soulagés, les autres en font autant et en un clin d’œil la table est nettoyée. Un orage de violence éclate. Mais il est trop

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tard et rien n’y fait, les menaces, les insultes, les coups, tout nous laisse indifférents. Nous savons déjà que nous sommes des porcs, des rats, des poux, des sous-hommes et, injures suprêmes, des voleurs et des goinfres. Mais nous avons momentanément moins faim et le reste est égal. Kurt intervient enfin. Il calme la chiourme nazie et fait servir de nouvelles tartines. Il se tourne vers moi et dans une esquisse de sourire semble me dire : « C’est ma tournée ! ». Cette prise sera la bonne.

De jour en jour, patiemment, mais avec autorité, le réalisateur avance dans la confection de son œuvre. Les acteurs sont de plus en plus disciplinés et l’encadrement allemand de moins en moins nerveux, comme rassuré par la bonne volonté affichée par l’équipe de tournage.

Pour ma part, je ressens un curieux mélange de soulagement et de tristesse. Ces simagrées pour faire croire à notre bien-être, à notre douceur de vivre, m’emplissent d’amertume. Je me sens complice d’un ignoble et méprisable mensonge. Je tente désespérément de me faire toute petite, je me concentre « bien comme il faut » sur ma propre absence, sur ma transparence comme si je pouvais ne pas impressionner la pellicule. Mais je goûte aussi avec plaisir à ces courts moments qui me rappellent mon bonheur passé, à ces tranches d’une existence meilleure que je déguste avec une totale attention, essayant d’en savourer la moindre miette, avec la volonté tenace de les revivre un jour, pour de vrai.

Par instant, je me sens complice de l’affreuse supercherie, la minute suivante je suis voleuse d’espoir, je berne Adolf qui tient tant à m’en priver. Et ça, c’est bon !

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Kurt Gerron m’intrigue. Je ne le comprends pas.

Volontaire ou victime ? L’autre jour, par exemple, nous sommes sortis de la ville et avons été rassemblés dans un champ voisin. Certains ont cru à un voyage sans retour, mais notre réalisateur a tant fait qu’il a fini par les rassurer et les détendre. Et sur ce morceau de prairie, cerné de fusils prêts à tuer, il a même réussi à nous amuser, nous faire rire, jouer, blaguer. Et les caméras ont tourné. Et l’artiste veillait à tout, avec passion, professionnalisme, rigueur. Aucun détail ne lui échappait, lumière, angle, distance, cadrage… À mes yeux d’enfant, son zèle dépassait la simple soumission. Pour quoi faire ?

Aujourd’hui, nous sommes rassemblés dans le faux réfectoire pour fêter la fin de l’aventure. Demain, c’est le dernier jour. Nous filmerons dans la salle de concert.

Il y aura de grands musiciens et le spectacle devrait être grandiose, dixit maman, qui finit par mélanger la fiction et la réalité. Peut être mieux instruite de la duplicité des adultes je reste lucide. Nous sommes encore juifs, que je sache, et les nazis ne sont pas nos amis. Ils veulent nous détruire. Tout ce qu’ils font et disent ne sert qu’à défendre leurs intérêts au détriment systématique des nôtres.

A bientôt dix ans je n’ai aucune illusion. Pourtant, il est tentant de s’accrocher aux rumeurs les plus folles : Hitler aurait décidé de gracier les participants au film.

Certains parlent même d’une tournée en Europe, du désir exprimé par le Führer lui-même d’infléchir sa poli-

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tique raciale, et, après avoir offert une ville aux juifs, de leur donner un pays. Les mieux informés citent pêlemêle Gibraltar, la Palestine, la Nouvelle-Calédonie.

Ces noms ne me disent rien. Ils ont l’air vrais, mais je ne parviens pas à y croire. Gerron vient s’asseoir à mon côté : « Alors Katia, tu veux y vivre dans le pays des juifs ? » Surprise, je ne sais quoi répondre. C’est la première fois qu’il s’adresse à moi directement. Je pensais avoir réussi à devenir invisible. Depuis l’épisode de la tartine, j’espérais qu’il m’avait oublié. Je ne voulais pas être dans son film, dans ce pathétique chef-d’œuvre sur la ville des juifs. J’avais lutté de toutes mes forces, de toute ma volonté, « bien comme il faut », pour ne pas exister, pour ne pas compter, pour que les regards me traversent sans me voir. Et là, en quelques mots, il vient de réduire mes efforts à néant. Non seulement il me voit, mais il me connaît, il me parle et me demande mon avis. Il me sourit, gentiment : « N’aie pas peur ! » Sans réfléchir, je réponds : « Je n’ai pas peur, j’ai honte ! » C’est son tour d’être surpris : « Honte ? Mais de quoi ? » Comment expliquer ? Je n’ai pas les mots.

Il poursuit : « Cela n’a plus d’importance. Tout sera terminé demain. Nous passerons à autre chose. La vie continuera comme avant. J’aurais fini mon dernier film, j’espère qu’il remportera du succès. Longtemps, très longtemps. J’espère que les gens comprendront, qu’ils apprécieront mon travail, qu’ils verront ce que j’ai voulu faire. » Il ne me parle plus. Il soliloque. Affreusement seul. Puis il se tait. Le murmure de la foule nous enveloppe. Moi, l’inconnue, lui, la vedette, perdus dans

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nos pensées. Cinq longues minutes sans rien dire. Il se lève, se penche vers moi : « Tu veux être gentille et obéissante… pour une fois. » Là, il se moque de mes nombreuses effronteries. Je rougis, vexée devant mon lamentable échec alors que j’avais imaginé devenir invisible. Impossible, avec mon fichu caractère ! Il répète sa question. J’acquiesce en baissant les yeux. « Ne viens pas demain. Reste chez toi. Ne discute pas, ne cherche pas à comprendre. Je t’expliquerai plus tard… ou d’autres t’expliqueront. » Affectueusement, il passe sa main dans mes boucles noires puis s’éloigne.

*** Ce jour-là, j’ai obéi. Plus de soixante ans plus tard, je ne sais toujours pas pourquoi, mais j’ai obéi. Le lendemain, ma mère me chercha, en vain. De peur d’arriver en retard, elle me griffonna un mot qu’elle déposa au pied de notre lit. À ce soir, ma Katiouchka. Je te raconterai.

*** Lumière. La salle de projection s’éclaire. Mon hôte s’approche : « Alors Mme Hingenzburg, ce ne fut pas trop pénible de regarder ce film ? » La vieille dame que je suis devenue sourit paisiblement. « Non, au contraire. C’est la première fois que je le vois. On me l’avait proposé, mais jusqu’ à aujourd’ hui je n’avais pas trouvé assez de courage.

Grâce à vous c’est fait, enfin ! Je vous en remercie. » Malcolm C., cinéaste canadien, prépare un documentaire sur Kurt Gerron et son film : Le Führer offre une ville aux

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Juifs. Je ne sais comment, mais il m’a trouvé, moi une des dernières survivantes, et m’a demandé mon témoignage sur le ghetto et le tournage. J’ai accepté, mais en retour j’ai voulu assister à la projection de l’œuvre de Gerron sur Therezienstadt. Malcolm me fixe avec insistance. Il hésite. Puis, comme un enfant qui saute du plongeoir des dix mètres : « J’aurai une dernière question. Vous savez que quelques jours après la fin du tournage tous les participants au film ont été assassinés à Auschwitz.

— Question de pure forme, il sait que je sais. — vous êtes donc la seule survivante de cet épisode tragique. » Il pèse chacune de ses paroles, bredouille, tourne autour du pot… Je viens à son secours : « Et vous voulez savoir comment j’y ai échappé. » « Oui, s’il vous plaît ! » « En fait, je viens de comprendre. Le dernier jour, les nazis ont enfermé ensemble les participants au film dans la citadelle de la ville utilisée comme prison par la Gestapo.

Mais, pour être certains de n’oublier personne, ils ont visionné le documentaire, repérant ainsi avec certitude d’éventuels absents. Dans ces conditions, et même bien cachée, j’aurais eu du mal à leur échapper. Au début, j’ai cru que le réalisateur, en m’évinçant, m’avait sauvée, volontairement ou non. Ensuite, apprenant toute l’histoire, je n’étais plus sûre de rien, je ne comprenais pas la négligence des Allemands, pourquoi ils m’avaient oubliée, moi et moi seule. Alors, pendant toutes ces années, j’ai douté et j’ai eu honte. Honte d’avoir abandonné ma mère, honte de vivre alors que les autres… Il parait que ce sentiment existe chez de nombreux rescapés. C’est bizarre à dire, mais il me manquait une raison, une

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bonne raison de mériter ma chance, ma survie. J’avais besoin d’une explication, d’une justification. Or, grâce à vous, je viens de la trouver. » Je marque une pause.

Encore sous le coup de l’émotion, je cherche les mots justes. « Voilà, j’ai bien regardé le film, j’ai scruté chaque visage, chaque regard. J’ai reconnu ma mère, quelques amis, des personnalités juives de la ville, mais pas moi. À aucun moment, dans aucune scène, je n’apparais à l’écran. Cela n’a aucun sens, c’est un mystère. Mais c’est ce qui m’a sauvé la vie. – un sourire. – C’est certainement dû à mon entêtement et aux conseils avisés de mon père ! » Mon interlocuteur se tait. Je vois bien qu’il doute de ma santé mentale, de la fiabilité de mes souvenirs, de mon histoire, en somme. Quelques minutes plus tard, il se consacre à d’autres invités, à d’autres mondanités. Il m’a déjà rayé de sa mémoire. Il n’est pas le premier.

C’est sans importance. J’oublierai moi aussi notre rencontre. Il suffit que je le veuille… « Bien comme il faut » !

R etour aux sources

Depuis déjà trois semaines je traînais mes mocassins usés dans le vieux Sud. John Fridget, mon rédacteur en chef m’avait pourtant prévenu : — Votre idée est originale, Billy, malheureusement je pense que vous ne trouverez rien d’intéressant. Les gens du Sud sont muets sur ce sujet, et avec votre accent new-yorkais à couper au couteau, il y a peu de chance que vous vous fondiez dans le paysage. Cela dit, je vous donne un mois, ensuite les élections commencent, et là, je vais avoir besoin de vous.

Dans cette fournaise à sucer des cailloux, je regrettais amèrement de ne pas l’avoir écouté. Mon costume en toile de lin me collait à la peau, mes yeux rougis se brouillaient de chaleur et les cent cinquante mètres parcourus pour me rendre de mon hôtel au « King of Beer » avaient eu raison de mes dernières forces. À peine entré, un frisson glacial me pétrifia, je ne m’habituais pas à cette climatisation bruyante poussée à fond, et le choc thermique m’assomma devant le comptoir.

Georges Washington, patron du lieu, avait déjà rempli mon verre de Bud glacée. Je le vidai d’un trait.

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— Alors petit blanc, m’entreprît-il aussitôt, ces esclaves, tu les as trouvés ?

— Eh non, mon gros ! De toutes les façons, tu es le seul black rencontré dans ce bled pourri en trois semaines. Entre nous, vu ton poids, il n’existe pas un esclavagiste qui aurait les moyens de te nourrir.

Il éclata d’un rire de gorge qui se termina en un hoquet ridicule et retourna à sa vaisselle sale.

C’est à ce moment précis qu’entra Jonathan Ridell.

Pas très grand, mais très guindé, cet aristocrate décati vint s’asseoir sur le tabouret situé à côté du mien.

— Un cassis à l’eau, s’il vous plaît.

Plus que son physique c’est sa voix de fausset qui me fit sursauter. On aurait dit une petite fille un peu enrouée.

Je me tournai vers lui. Il n’exprima rien, se contentant de me fixer de ses grands yeux noirs. Je ne bronchai pas. Ce duel dura de longues secondes. Je n’étais pas franchement à l’aise, mais mon métier m’avait au moins appris quelque chose : ne baisse jamais les yeux. Il céda le premier.

— Monsieur Goyman, journaliste, je présume ?

Je serrai la main tendue. Moite et molle. Un vrai bonheur ! Le bonhomme reprit la parole : — Vous enquêtez donc sur l’esclavagisme. (Ce n’était pas une question !) À mon humble avis, vous perdez votre temps. Bien que je le regrette, cette pratique, ce mode de vie, devrais-je dire, n’a plus cours de nos jours.

Sinon, nous ne serions pas si pauvres, si déshérités.

En voilà un, pensai-je qui a au moins le courage de ses opinions, j’allais rétorquer que le mode de vie qu’il

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défendait avait quand même ses limites, mais il ne m’en laissa pas le temps, reprenant aussitôt la parole : — Je sais ce que vous allez dire. Un discours moralisateur sur les droits de l’homme, le respect des libertés et autres fadaises judéo-chrétiennes. Je connais tout cela. J’ai entendu mille fois ces propos frileux et bien pensants. Mais un détail vous échappe, à vous, les pourfendeurs de l’esclavage.

Il laissa un blanc (sic !) espérant une réaction de ma part. Je ne voulus pas le décevoir.

— Effectivement, il y a un détail qui m’échappe.

Comment parvenez-vous à débiter autant d’âneries ?

Vous allez bientôt m’expliquer que l’esclavagisme est dans la nature de l’homme, que le blanc est scientifiquement supérieur, que c’est Dieu qui l’a voulu, etc.

Franchement je ne suis pas certain que vous puissiez me persuader avec ce type d’arguments.

Il me gratifia d’un sourire condescendant.

— Et pourtant, Monsieur Goyman, je crois que mon argumentation va vous surprendre. Mais, si vous le voulez bien, j’ai quelques affaires à régler en ville, alors je vous propose de passer chez moi en fin d’après-midi, nous pourrons échanger nos points de vue. Je suppose que vous n’êtes pas opposé à une véritable discussion.

J’acquiesçai d’autant plus facilement que j’étais là pour ça et que je tenais enfin un sujet à traiter. Comme je comptais quitter ce bled pourri le soir même, rentrer à New York avec une interview en bonne et due forme m’arrangeait plutôt. Au moins, je ne passerai pas pour un imbécile auprès de mon patron ! Par pure conven-

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tion, je remerciai Rydell qui m’indiqua son adresse, à quelques miles de la ville, dans une ancienne plantation de coton.

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Le décor correspondait au discours, une véritable plantation avec tout ce que cela comporte de dorures, de meubles savamment ouvragés, bref comme dans les livres. « Gone with the wind », pensai-je, en moins flamboyant. La vérité m’oblige à dire que j’étais impressionné. Ridell avait réussi sa mise en scène. Les tableaux aux murs représentaient des scènes de chasse d’un autre temps, les couleurs sudistes étaient omniprésentes et le décorum se prêtait parfaitement à un bal anti-abolitionniste durant la guerre de Sécession. Mon hôte me faisait attendre dans un hall impressionnant et le laquais qui m’avait accueilli était, comme par hasard, un Afro-Américain de pure souche.

— Mais c’est mon journaliste préféré !

Sa voix interrompit mes pensées. Il vint vers moi et me tendit une main beaucoup plus ferme que le matin.

Il était sur son terrain, à l’aise, sûr de lui, prince en son royaume. « Si tu comptes me bluffer, mon coco, tu as du boulot ! » pensai-je.

Pourtant, il avait tous les atouts en main pour me désarçonner. Et je n’étais pas au bout de mes surprises !

Il me fit asseoir dans un fauteuil d’époque et sonna, à l’aide d’une clochette en métal précieux, son serviteur qui nous apporta un plateau de cocktails divers. Lorsque

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nous eûmes nos verres en main, il daigna reprendre la parole.

— Avant toutes choses, je tiens à répondre à la question que vous ne m’avez pas encore posée : Charles est salarié et rien ni personne ne le contraint à travailler pour moi. C’est un homme à tout faire — il insista bizarrement sur le mot « tout » — qui a choisi librement de se mettre à mon service. Il a droit à ses week-ends et à ses congés payés. Je suis un patron exemplaire.

Il me souriait, un brin moqueur. Je ne savais pas trop quoi dire. Il me tendit la perche.

— Si nous reprenions notre discussion où nous l’avons laissée.

Muet, j’acquiesçai d’un signe de tête. Où voulait-il en venir ?

— Donc, Monsieur Goyman, comme je vous le disais tantôt, l’esclavage était un mode de vie, une véritable empreinte de civilisation. Bien entendu, je ne parle pas ici des brutes qui abusaient de leurs gens. Les maltraitaient ou les violaient. Non, je veux évoquer ceux qui avaient, dans un ordre établi et légal, créé une véritable relation, une harmonie dans laquelle chacun trouvait sa place.

— Mais, si nous admettons aisément que certains esclaves furent bien traités, on ne peut quand même pas tenir pour harmonieux que des hommes aient eu droit de vie et de mort sur d’autres hommes, qu’ils les aient possédés.

Il me fixait maintenant avec insistance, un sourire satisfait au coin des lèvres, apparemment heureux d’avoir

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