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Pascal stĂŠPhan
La route du destin
La route du destin
ISBN : XXX © Pascal Stephan, La route du destin, 2014.
Pascal Stephan
La route du destin
« La terre n’appartient pas à l’ homme, c’est l’ homme qui appartient à la terre » Sitting Bull
1 A LISON MOFFAT
Le soleil commençait à décliner dans le ciel et l’ombre gagnait le fond du canyon, étroit à cet endroit, à peine une dizaine de mètres. Depuis des heures, Alison Moffat suivait le lit asséché de la rivière sans savoir vraiment où il menait. Elle avait perdu la piste principale qui aurait dû la conduire vers « Phantom Point », le seul point mentionné sur sa carte indiquant un campement ; le dernier espoir de trouver une source. Chez Alison, l’eau virait à l’obsession, une idée si obsédante qu’elle l’avait conduite à se lancer dans une quête périlleuse. Dans ce dédale de gorges, il était impossible de s’orienter et elle se savait perdue. Si elle ne trouvait pas un moyen de sortir de ce piège, les vautours qui planaient au dessus de sa tête, feraient un festin de sa carcasse. Triste consolation pour cette écologiste convaincue. Depuis qu’elle marchait sur ce plateau déserté, sillonné de profonds canyons asséchés, Alison n’avait croisé âme qui vive, seuls quelques rares mammifères et des reptiles
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survivaient dans cette nature meurtrie. En observant les hautes falaises de grès rouges, elle se demandait comment on pouvait habiter un tel désert. Pourtant des indiens Anasazi avaient vécu dans cette région, dans des grottes aménagées dans la paroi, à l’abri des raids des autres tribus. Pour une raison encore inconnue, ils avaient disparu en l’espace de quelques années, laissant derrière eux le mystère de leur disparition. William Earth, son mentor, lui avait dit qu’elle pourrait y trouver refuge en cas de besoin. Elle sentit la température chuter et décida de presser le pas dans l’espoir de trouver une sente lui permettant de s’extirper du fond de ce canyon avant la tombée de la nuit. Après avoir marché encore une centaine de mètres, la gorge s’incurvait brusquement vers l’ouest et les parois se resserrèrent à l’entrée d’un chaos de blocs, transportés par une ancienne et brutale crue de la rivière. La piste semblait s’arrêter là. L’obscurité entre les parois étroites progressait irrésistiblement et une nuit d’encre sans espoir d’une clarté de lune l’entourerait dans moins d’une heure. Elle se retourna mais n’eut pas le courage de rebrousser chemin. Elle aurait pu dormir au pied de cette falaise mais l’endroit restait sacré pour les Indiens. L’homme qui l’avait prise en stop la veille, lui avait expliqué que des cérémonies mortuaires étaient encore pratiquées par les descendants Anasazi qui enterraient leurs morts dans les grottes en pleine paroi du canyon rouge. Elle espérait avoir pénétré ce lieu sacré où il lui avait formellement déconseillé d’entrer. À moins d’appartenir à la communauté indienne, la zone était in-
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terdite. Ici, elle se savait à l’abri de la police. Elle resserra les sangles de son sac à dos et commença à s’aventurer à travers les blocs. Le cheminement évident au début devint rapidement chaotique et difficile. Avec la nuit qui gagnait, Alison devait redoubler d’attention pour ne pas tomber au fond d’un trou ou se casser une jambe, ce qui lui aurait été fatal dans cet endroit désolé. Après un ultime ressaut, Alison comprit que le chaos prenait fin et après une courte désescalade, elle retrouverait le lit de la rivière asséchée. Mais son pied ne foula ni la terre ni la roche, mais le corps d’un cadavre recroquevillé au pied du dernier bloc de grès.
2 MIKE BARNES
La nuit était encore sombre mais l’aube pointait déjà à l’est. La serveuse remplit sa tasse de café alors qu’il finissait son petit déjeuner. Mike Barnes avait sillonné les rues pendant toute la nuit pour empêcher les voleurs de pénétrer dans la ville. Leur nombre ne faisait que croître et il savait que cela allait mal finir. Il ne voyait pas comment ils allaient pouvoir endiguer ce flot sans user de la force avec le chômage qui poursuivait sa course folle. Rien que pour cette nuit, il en avait vu sept, sans compter tous ceux qui attendaient le passage de sa voiture de police pour se faufiler derrière lui comme des ombres de passage. Une partie du pays se cherchait un nouvel Eldorado. Seul un avenir incertain les attendait. Il feuilleta rapidement le journal du matin et son attention fut attirée par un article sur un gang de motards qui échappait depuis des semaines aux efforts conjugués de toutes les forces de l’Utah. Autoproclamé « les pirates de la route », il venait de piller un supermarché dans la
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ville de Kanab à quelques miles d’ici. Dieu merci, ils avaient encore été épargnés. Mais jusqu’à quand ? Les yeux rougis de fatigue, Mike Barnes parcourut du regard le café qu’il fréquentait depuis des années. Seules deux tables étaient occupées par des routiers qui repartiraient dès le jour levé. À cette heure matinale, le bar était désert. Jack le barman ne l’ouvrait pas avant onze heures et fermait l’établissement entre deux et trois heures du matin selon l’humeur et la fréquentation des clients. Mike Barnes avait plus d’une fois quitté les lieux avec lui. Quand il avait trop bu, les jours où le whisky n’avait pas réussi à noyer son blues, Jack l’aidait alors à regagner sa voiture. Il regarda sa montre. Trop tôt encore pour rentrer chez lui, sa femme Sarah s’y trouvait encore. Il voulait éviter de croiser son regard ce matin, sentir le parfum de son amant sur son corps et l’émanation de leurs ébats dans leurs draps. Il remit son spencer sur son crâne chauve, remplit à nouveau sa tasse de café avant de sortir humer les senteurs de l’aurore. Le vent sec de la veille s’était calmé mais la journée s’annonçait chaude encore. Adossé à sa voiture, il hésitait sur la destination à prendre quand sa radio grésilla. Un appel pour un contrôle au sept boulevard Drive, deuxième étage où des bruits suspects avaient été entendus par un témoin anonyme. Il décrocha pour leur répondre qu’il s’y rendait, l’adresse était juste à un bloc plus loin. Quand il arriva à l’adresse indiquée, tout semblait calme. Un vieil immeuble de huit étages construit dans les années 80 se dressait là, adossé à d’autres édifices plus récents. Plongé dans une obscurité totale. Muni
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de sa lampe torche, il monta les marches qui conduisaient à la porte d’entrée. Elle n’était pas verrouillée. Il dégagea son arme de son étui et pénétra lentement dans le corridor. Il n’entendait rien d’autre que le souffle de sa respiration, lente et régulière. Rien ne se produisit quand il tenta d’allumer l’éclairage dans l’escalier qui grinça sous son poids. Avec précaution, il poursuivit sa progression jusqu’au deuxième étage où il tomba sur trois portes closes. Même si pénétrer dans une propriété privée sans mandat pouvait lui coûter une remontrance du juge, il passa outre ses réticences. La première était fermée mais la seconde s’ouvrit sans problème. Il se figea sur le seuil, saisi par les odeurs qui affluaient de l’appartement, un mélange de sang et d’encens dont les effluves provenaient de coupelles disposées aux quatre coins du salon. Le faisceau de sa lampe balaya l’espace sans révéler personne. Avant de parvenir à la fenêtre qu’il voulait ouvrir pour aérer la pièce, il trébucha sur un corps. Merde, ne put-il s’empêcher de jurer en tombant avant de se rattraper au canapé. Alors qu’il se retournait pour observer le cadavre à terre, son regard tomba sur une inscription peinte sur le mur, en lettre de sang : « La terre n’appartient pas à l’homme, c’est l’homme qui appartient à la terre. »
3 K ARL JANKOVSKY
Aujourd’hui Johanna s’ennuyait. Assise sur les marches de la véranda, elle regardait d’un œil morose ses deux sœurs qui jouaient à même la terre sans se préoccuper le moins du monde de sa présence. Elle entendait par moment le son de la télévision lui parvenir atténué à travers les vitres de la maison. D’habitude à cette heure de l’après-midi, son père, Manuel Fendes, n’était pas encore rentré du travail. Que pouvait-il bien faire à la maison alors que d’ordinaire il travaillait à la mine de potasse qui se trouvait à l’entrée de Moab ? Elle trouvait le temps trop long. Même si ses parents n’avaient jamais eu les moyens de les emmener en vacances, elle avait toujours su s’occuper, à traîner devant la télé ou se défouler sur ses jeux vidéo. Elle préférait néanmoins retrouver ses potes pour traînailler ensemble à Moab et vagabonder à travers la vaste contrée qui les entourait. Une fois par trimestre, son père l’emmenait à Las Vegas. Pendant qu’il vaquait à ses
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occupations si secrètes, elle sillonnait le « Strip » au son déjanté des derniers hits en faisant du lèche-vitrine pour lorgner les fringues qu’elle pourrait s’offrir plus tard, enfin devenue riche. La nuit, elle admirait les couples à l’élégance clinquante, franchir comme des stars les portes des palaces. La crise économique qui frappait le pays, ne semblait pas les concerner et les nantis continuaient à dilapider des fortunes dans l’ambiance feutrée des casinos, à l’abri des regards désabusés des millions de chômeurs. Johanna n’avait pas vraiment conscience de cette injustice. D’ailleurs la présence incongrue de son père avec son salaire de misère dans cette ville du luxe et de débauche ne la surprenait pas plus. Il devait avoir ses raisons qui ne l’intéressaient pas. Johanna ignorait tout de sa vie passée. À cette époque il appartenait au gang des Pumas pour le compte de qui il exécutait des trafiquants de drogue qui tentaient de les concurrencer à Ciudad Juárez. La violence était quotidienne. Des dizaines des morts étaient dénombrées chaque jour. Depuis, la situation s’était encore aggravée, les gangs ayant pris le contrôle de la plus grande partie de la ville. Elle savait seulement qu’ils étaient venus s’installer dans ce coin perdu de l’Utah dans l’espoir d’un travail stable après des années d’errance dans leur nouveau pays d’adoption. Telle était l’histoire que ses parents lui avaient toujours racontée et elle n’avait aucune raison de la remettre en cause. Hier, elle avait surpris sa mère pleurant dans la cuisine. Ils avaient dîné dans une ambiance morose à
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l’atmosphère si pesante qu’elle était montée rapidement dans sa chambre après le repas pour y échapper. Elle vit arriver de loin le véhicule qui soulevait derrière lui des volutes de poussière rouge. Alors qu’il s’approchait sur la piste conduisant à leur maison, elle ne reconnut pas la voiture parmi celles des connaissances qui leur rendaient d’ordinaire visite. Quand l’imposant 4x4 s’arrêta juste devant ses sœurs qui l’observaient avec curiosité, Johanna fixait sa plaque d’immatriculation se demandant ce qu’un plouc du Texas pouvait bien faire ici. – Salut les petites, salua Karl Jankovsky en leur faisant face sous le soleil cuisant. – J’suis pas petite, répondit-elle sans lui rendre son salut. – Je vois que tu as sacrément poussé depuis la dernière fois que je t’ai vue. Comment s’appellent tes sœurs déjà ? – Vous venez de quel coin du Texas ? On dit que vous gardez tout votre foutu pétrole pour faire grimper artificiellement le prix de l’essence ? continua-t-elle sans se démonter le moins du monde. – Mais mademoiselle Johanna semble bien renseignée même si ce sont des foutaises véhiculées par les médias, lui répondit-il en écrasant sa cigarette par terre. Il est là ton père ? – Comment le savez-vous ? lui dit-elle, surprise qu’il connaisse par avance la réponse. – Les nouvelles vont vite et les langues se délient aussi facilement que celles des crotales.
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Alors que Karl Jankovsky pénétrait dans la maison, elle se dit qu’elle n’aimait pas ce type. De toute manière elle pensait que tous les Texans étaient de gros ploucs. Tandis que ses sœurs s’étaient remises à jouer, elle décida subitement d’examiner ce modèle de 4x4 qu’elle n’avait jamais vu dans la région. Avec son salaire de misère, son père n’avait pas les moyens de s’en offrir un. C’était un gros modèle, un Dodge Ram 3500 avec un moteur de six litres, qui devait aux bas mots faire du cent kilomètres à l’heure en moins de dix secondes. Elle adorait les voitures. Elle s’installa à la place du conducteur pour admirer le tableau de bord. L’odeur agréable, mélange de fragrances de tabac et de cuir conservait encore un arôme de neuf. Elle caressa délicatement le volant mais le siège était trop éloigné pour lui permettre d’atteindre la pédale de frein. Alors qu’elle s’agrippait à l’accoudoir central pour observer la banquette arrière, celui-ci s’ouvrit automatiquement. À l’intérieur était rangée une étoffe blanche sur laquelle une croix noire avait été brodée. Tout en gardant un œil vers les fenêtres du salon où devaient se trouver son père et son visiteur, elle déplia cette étrange capuche. Où avait-elle déjà vu des hommes porter de telles cagoules blanches ? Dans son livre d’histoire qui la ramenait vers les heures les plus sombres de son pays, à l’époque où le Ku Klux Klan sévissait encore.
4 EMILY DOYLE
Quand le taxi la déposa dans le quartier de « Fisherman’s Wharf », la nuit était déjà tombée sur la baie de San Francisco. Malgré cette heure tardive, la foule restait dense aux abords des anciens quais et il flottait comme un air d’allégresse qu’elle ne s’expliquait pas. Mais qu’importe puisque l’important ce soir était de prendre du bon temps. En pénétrant dans le bar, l’ambiance festive la saisit délicieusement et elle sentit un chaud picotement au creux de ses reins. Quelques visages connus la saluèrent alors qu’elle se faufilait vers le comptoir où elle s’installa, juchée sur un inconfortable tabouret en bois. – Tiens Mlle Doyle, ravie de vous voir ici ce soir, l’accueillit chaleureusement le barman qui la connaissait depuis plusieurs années. – Salut Steve. On dirait qu’il y a du monde aujourd’hui. Tu ne pourrais pas me trouver une petite
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table avec vue sur la baie pour déguster tranquillement mon Irish Coffee ? – Hum, dit-il en observant la salle. Dans 15 minutes, le couple là-bas va libérer la table. Je vous la réserve et en attendant je vous offre un verre de Chardonnay bien frais à déguster avec quelques crevettes. Cela vous tente ? – Allez va pour les crevettes au vin blanc, répondit Emily en lui souriant. La notoriété se mesurait à ces petits avantages. Durant ce quart d’heure qui s’éternisa un peu plus que prévu, plusieurs connaissances se déplacèrent pour venir lui dire un petit mot. Elle discuta avec Gus, plaisanta avec Chuck, trinqua avec Bob et Wendy. Steve lui servit un deuxième verre de vin blanc. Emily éclata de rire en entendant la dernière blague sur les gays du quartier. Elle était enfin détendue. Le barman l’accompagna à sa table et l’aida à s’installer confortablement, face à la mer, son Irish Coffee au creux de la main. – Emily Doyle ? La fameuse journaliste ? – Oui, enfin à une époque un peu lointaine, répondit-elle en regardant le jeune homme qui venait de l’aborder. – Garry, avec deux r, dit-il en s’installant à ses côtés. Je suis un de vos plus fervents fans. – Un fan ? reprit-elle avec un brin de malice dans la voix. – J’ai lu tous vos articles. Impressionnant. Vraiment pro ! Je suis moi-même étudiant en journalisme et j’apprécierais si vous me donniez quelques conseils.
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– Des conseils maintenant et dans cette ambiance de fête ? dit-elle en l’observant attentivement. Vous n’êtes pas sérieux ou trop peut-être ? – Bien sûr que non ! Je vous ai vue au bar mais je ne savais pas comment attirer votre attention. Maintenant que les présentations sont faites, je vous offre un verre ? – Pourquoi pas ! poursuivit elle sur un ton amusé. – Vous êtes encore plus jolie que sur les photos. Très belle même ! – N’exagérons rien. Elle lui montra sa canne et sa jambe. – Et alors. Cela ne vous empêche pas d’être désirable. – Ben merde alors ! Tu es en train de me draguer ou je me trompe? – Non, vous ne vous trompez pas. – Je pourrais être ta mère. – J’aime les femmes mûres. Malgré son jeune âge, Emily comprit que Garry était un vrai dragueur, à la fois charmeur et charmant. Elle se laissa charmer. Le lendemain matin il dormait encore quand elle quitta son appartement pour se rendre à son travail. Emily regarda une dernière fois son joli petit cul qui dépassait de sous les draps. Ils avaient fait l’amour deux fois et elle se sentait un peu fatiguée mais pleinement satisfaite de sa nuit. Même si elle avait pris beaucoup de plaisir avec Garry, Emily ne souhaitait pas que cette relation dure plus d’un instant. Elle lui avait laissé un petit mot lui demandant de simplement fermer la porte en partant.
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