[mit]
Š Mit, MÊlissa Prat, 2015 Illustration de Marynn
MĂŠlissa Prat
[mit]
roman
À Marcelle,
(sans qui rien n’aurait jamais commencé)
I
Tout commence par un cri. Le cri d’être en vie. La première chose qui arrive. Crier pour exister, pour vaincre, pour défendre une idée. Le cri de ce nourisson car ses poumons se remplissent d’air pour la première fois. Le cri de cette femme qui s’est battue toute la nuit contre cette douleur dans le ventre, cette douleur qui lui arrache tout à l’intérieur, qui la dévaste. Elle lutte pour faire sortir ce cri. Celui-là aussi qui remplit les murs du salon parce que la dame et le monsieur ne sont plus d’accord sur rien, ne se comprennent plus et malgré ça, s’aiment encore. Le cri de cette demoiselle qui regarde partir cet homme avec son cœur sur le dos. Tout commence par un cri, oui. Le mien arrive aujourd’hui. Je suis devant cette prestigieuse école de théâtre. Un petit morceau de papier est collé sur les portes. Sur le papier est écrit quelques noms. Parmi ces noms, le mien. Mon nom. Mon cri. Les autres personnes autour de moi crient aussi, des cris de rage, de victoire, de peine, de revanche. Je pars en courant, peut-être parce que je ne supporte plus tous ces cris sur ma peau, peutêtre parce que je les aime trop. Je me sens vivante. Je
me sens naître. Je sais que je dois partir. Pour mon petit nom écrit sur ce petit bout de papier collé à la porte de cette école. Quelqu’un veut de moi quelque part. Il m’aura tout entière. Je m’appelle Erine, j’ai vingt ans, je suis élève-comédienne au Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique depuis trois minutes, je pars vivre à Paris. Pour entendre ce cri, ça a été toute une histoire. Concours… Lorsqu’on est étudiante en théâtre dans une petite ville paumée en province, on n’a qu’une seule option : se battre. Les professeurs nous forment comme des bons petits soldats dans un seul but : rentrer dans l’arène. Et attention, on dit que ce sont de sacrés fauves qui nous attendent là-bas ! Alors, on apprend à montrer les crocs, à grogner, à défendre notre bout de territoire, à devenir exceptionnel. L’important n’est pas le talent, l’important est d’être une exception. On nous répète les mêmes contes avant de s’endormir, ces actrices qui crèvent la dalle, qui ne seront jamais personne, qui pourriront dans cette putain de course à la gloire. Je n’ai jamais espéré devenir une star, pas pour moi le rang d’étoile, je me contente assez de mon statut de mortelle. Je veux seulement pouvoir être sur scène tous les soirs qu’il me reste à vivre. Et puis après, qu’on m’oublie. Qu’on me foute la paix et qu’on me laisse mourir seule. Les concours de théâtre, c’est pleins de rapaces qui sentretuent pour se faire une petite place quelque part. Les plus dangereux, ce sont ceux qui sont assis derrière la table du jury, qui dissèquent chaque partie de mon 12
anatomie à la recherche du défaut qui les rendra un peu moins frustrés de leurs petites vies merdiques. Plutôt être une star que de finir rapace. Pour en arriver à mon nom écrit sur le morceau de papier, il s’est passé plusieurs années, des dizaines de concours, des dizaines d’échecs. Des épreuves auxquelles je n’étais pas assez préparées. Car on a beau écouter les belles histoires des professeurs, les contes de ces filles qui se sont faites manger toutes crues, on ne peut pas s’y préparer. On ne peut pas croire en cette boucherie avant de l’avoir vraiment vécue. Ces longues minutes d’attente devant cette porte noire qui ne s’ouvre pas, un numéro à l’épaule, à imaginer ce qu’il peut se passer dans cette salle muette. Et puis enfin, la porte finit par s’ouvrir, une candidate pâle en sort. On dirait qu’elle s’est battue une vie entière. Elle passe devant moi sans me voir, elle ne voit plus personne, elle veut juste rentrer chez elle et oublier. Dans la salle, une atmosphère glaciale, un espace plongé dans l’obscurité, un projecteur qui inonde une petite scène de lumière. Ailleurs, c’est le noir. Je soupçonne l’existence d’une longue table quelque part à cause des petits bruits discrets qui s’échappent, un stylo qui gratte du papier, un murmure, une chaise qui se déplace. Personne à qui parler. Une éternité se passe avant qu’une voix ne m’assomme. Je ne suis pas encore dans la lumière, je leur fais perdre leur temps. Leur petit temps précieux. C’est déjà foutu pour moi. Je le sais. Ils le savent. Les gens derrière la porte le savent aussi. Mon corps est passé en mode automatique, je dis mes répliques d’une 13
voix qui n’est pas la mienne, ma vraie voix est partie en courant depuis longtemps. Je répète les gestes travaillés, je me déplace comme prévu, sans réfléchir. Je suis un minable pantin. Tout d’un coup, un portable sonne dans le noir, quelqu’un répond, une voix de rapace qui rigole. J’ai l’impression d’être un guignol qui gueule pour leur montrer que j’existe, que moi aussi je peux être exceptionnelle. Ils s’en foutent, ils ne sont pas là pour trouver des actrices, ils sont là pour recaler des numéros. Chaque seconde c’est du fric, ils ont faim, la pause déjeuner est dans trois numéros. Et puis, qu’estce qu’ils en ont à foutre de cette gamine provinciale venue du sud qui s’est tapée sept heures de train pour trois minutes d’essai ; toute minuscule sur la scène qui bafouille ses mots, qui jouit d’être dans l’école de théâtre la plus réputée du pays, elle pourra le raconter à ses petits enfants après tout ! Non franchement. Mais qu’elle y retourne dans le sud et qu’elle y reste ! – Merci, ils disent. Leur merci ça veut surtout dire ta gueule. Je reste sous la lumière. Ce n’est pas déjà terminé. Je n’ai même pas eu le temps de montrer mes crocs. – Vous êtes encore là ? C’est la voix de la rapace qui a répondu au téléphone. Je ne pleurerai jamais devant des animaux. Je suis humaine.
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II
Retour dans le sud. Ici, tout se fait à l’habitude. Je vis en province. À vingt ans, c’est le mot qui me rend dingue. Quand je l’entends, j’ai envie de crever. Impossible de savoir par quelle entrée de mon corps ça arrive. Je suis seulement désaxée. La province que je connais, c’est ce lac qui brille à la surface à cause du soleil, mais qui rumine dans ses profondeurs des horreurs. C’est la chaleur qui s’empare des rues, les peaux qui luisent et l’ennui qui est plus contagieux que toutes les MST réunies. J’ai vingt ans. Et c’est un cri que j’entretiens à l’intérieur de mon corps. Une envie de crier si forte que parfois je cède. Je veux hurler. Hurler à en faire crever tous les vieux de la ville d’un arrêt cardiaque. J’ai tous les jours un caillou dans la tête, un tout petit caillou qui tomberait de ma main dans le lac et qui réveillerait un milliard de cadavres. Mais je n’ose pas. Tout est calme en province et moi je gueule. Alors, quand tu reviens de Paris avec ton petit nom écrit sur un morceau de papier collé à la porte de l’école la plus connue de France, on t’accueille en vainqueur. Réussir à montrer que le soleil ne réchauffe pas que
les cerveaux, qu’il peut aussi gagner là où les autres échouent, ça c’est du grand cinéma. Mon professeur a souri, les autres élèves se sont pressés autour de moi pour m’observer, m’embrasser, me serrer contre eux, me lancer des compliments qu’ils ne pensaient pas. Des fleurs fânées en plein dans la tronche. Ils m’espionnaient pour comprendre pourquoi moi, j’avais réussi. Et pas eux. Quant à ma famille, c’est une autre histoire... Là où les autres ouvrent grand les yeux, mes parents ne voient rien que du flou, sûrs que la vie parisienne va m’engloutir toute entière. Artiste c’est pas un mot français pour eux, comédienne ça veut dire fin tragique sous un pont, sans un sou, sans vêtement, mort fatale. Le kiffe total, quoi. Les histoires tristes, ils les connaissent pas cœur. Mais alors, ils te les récitent sans aucun problème ! – Qu’est-ce que tu crois ? Tu te prends pour Fanny Ardant ? La phrase favorite de mon géniteur. Fanny Ardant, oui. De toutes les actrices les plus connues, mon père a choisi Fanny Ardant. Je n’ai jamais su pourquoi. Elle se prend pour une actrice, ils soufflent dans mon dos. Elle veut être différente, elle pense être exceptionnelle. Ce qu’ils ne savent pas, c’est la merde que tu ressens quand tu te dis : un jour, je serai comédienne. Pour accepter cette idée merdique et tarée, pour bien vouloir te lever tous les jours en te disant qu’il n’y a pas d’avenir pour toi. Avant de pouvoir le crier haut et fort, il faut d’abord réussir à se le chuchoter. – Je deviendrai comédienne. 16
C’est une petite phrase tellement nulle. Je sais ce qu’ils pensent… elle n’est pas sortie de l’enfance, c’est encore une gamine, elle ne sait pas ce que c’est la vraie vie, les factures, les prêts, les banquiers, les huissiers, les chèques en bois, les dettes, les Responsabilités. On ne peut pas prendre au sérieux quelqu’un qui veut faire du théâtre son métier, qui compte gagner sa vie en faisant le mariole sur scène. Oui, c’est sûr, c’est une idée complètement débile. – Tu fais quoi dans la vie ? M’a dit un jour un homme à un arrêt de bus. – Du théâtre. – C’est bien ! Mais sinon, tu fais quoi ? – Du théâtre. – Ok. Mais c’est quoi ton métier ? – Comédienne, connard. – Sérieusement ? – Non. Pour rire. L’homme m’a fixée, puis il a ri. Oui, je sais, c’est très drôle. Les hommes considèrent ma vie comme une blague. Et cette blague doit être forcément très bonne puisqu’elle fait rire tout le monde, à chaque fois. Sauf moi. J’ai été choisie pour partir. Tout à coup, la blague est beaucoup moins drôle et les gens te regardent tristement. Ils compatissent. Avec presque toujours un pli entre leurs sourcils, un petit pli très discret qui s’appelle Inquiétude. Un mélange d’angoisse et d’envie. Car si les hommes se moquent des artistes, il y en a très 17
peu qui ne vendraient pas leur mère pour avoir notre place juste une heure. Le jour, les hypocrites gueulent sur tous les toits que c’est un métier à la con mais la nuit… ils se masturbent en pensant à ce qu’aurait été la vie s’ils avaient eu les couilles de l’affronter. Malheureusement, un hypocrite ne peut pas connaître un tel honneur car il en faut du courage pour regarder la vie en face et lui péter la gueule. Un artiste n’est pas un homme de talent, c’est d’abord un homme qui n’a pas peur. Le jour du départ approchait et j’en profitais pour regarder une dernière fois la rue dans laquelle je passais tous les matins pour acheter mes cigarettes, saluer le restaurateur en bas de chez moi beaucoup trop bavard, écouter une fois de plus ses rêves de grandeur. – Je suis un de vos admirateurs Erine, persévérez, surtout persévérez ! Des admirateurs, j’en avais beaucoup. Des personnes qui me considéraient comme leur dernier espoir, qui désiraient ma réussite surtout pour me faire plaisir. – Vous savez, moi aussi j’ai fait du théâtre au lycée ! A répété une énième fois le restaurateur, les joues roses de fierté. Mon professeur pensait que j’aurais pu devenir acteur. – Pourquoi vous n’avez pas pu ? – Eh bien, sûrement parce que je suis une merde. Vous savez… on est môme, on a du rêve plein la tronche, on pense que le monde est à notre portée, que les barrières n’existent pas, qu’elles ne sont qu’une invention virtuelle de l’homme ; et puis on grandit, on 18
obtient des diplômes, on nous prend au sérieux et ça nous plaît, alors on commence à se prendre au sérieux aussi. L’âge nous amène la peur du lendemain, la peur du vide, du manque, car désormais on aime la sécurité, le confort du petit 40m2 qu’on loue avec son chauffage central et ses voisins retraités. On ne prend plus le risque de ne pas pouvoir faire le chèque du loyer, on s’endette de crédits parce qu’on n’est pas riche et que, très souvent, on l’oublie. Le temps passe et on a enfermé à clé les rêves du gamin qu’on était quelque part, caché très loin, d’ailleurs on ne veut pas savoir où pour ne pas être tenté de le recroiser. On rencontre une femme moyenne, comme le con de mec moyen que l’on est devenu, bonne sous tout rapport, pas belle, pas moche, avec des seins moyens, un cul moyen, un compte en banque moyen. L’éclate. On se dit que quitte à crever, autant avoir quelqu’un à ses côtés alors on l’épouse. On lui fait grossir le bide trois fois. Deux fois pour lui faire plaisir. La troisième, c’est pour la forme, parce qu’elle se fait chier, que les deux autres sont grands maintenant et que, du coup, c’est beaucoup moins fun. Pendant ce temps, on se casse le cul à bosser quarante heures par semaine, pour un job dont on en a rien à foutre, qui s’est présenté tout seul et qu’on a accepté parce qu’il faut bien faire vivre bobonne et ses trois mioches. On se fait traiter comme de la merde toute la journée par des connards, on se fait emmerder par nos gosses en rentrant chez soi parce qu’ils ont grandi et que désormais, leur principale activité est de nous sucer notre fric jusqu’à 19
la moelle, on se fait envoyer chier par madame qui ne veut plus baiser car elle dit qu’elle n’a plus l’âge pour ces conneries... alors qu’en réalité, elle s’éclate au pieu tous les après-midi avec son connard de dentiste. Enfin bon, on vieillit quoi. Après réfléxion, j’aurais peut-être dû écouter mon professeur et tenter ma chance dans le théâtre… Qu’est-ce que vous en pensez, vous ? En réalité, je ne posais jamais la question. Je sais que ce n’est jamais très agréable de devoir se mettre la gueule dans sa propre merde. Alors, je souriais. – Je réussirai pour vous. Surtout pour moi et un peu pour vous. Jour J. Sur le quai de la gare, mes parents, la grandmère, quelques amis, moi avec plus de valises et de sacs dans les mains que de fringues sur le dos. On s’enlace très vite, je n’éprouve pas l’envie de m’accrocher une seconde de plus. Ils n’aiment pas les au revoirs. Le train arrive, je m’installe dedans, je regarde leurs visages un peu tristes par la fenêtre, le regard grave de mon père, rempli de souci, ma mère qui pleure des fausses larmes pour la forme, mes amis et leurs sourires puant d’envie. Ils ne me manqueront pas. Je suis déjà tellement loin d’eux. J’ai vingt ans et le monde entre mes mains, eux sont coincés dans leur petite ville perdue et ils s’en contentent largement. Nous ne pouvons pas nous comprendre. Je rêve de grandeur, d’espace, de sommets et ils ne peuvent que m’applaudir à moitié, persuadés qu’ils ont raison de rester en bas de la montagne. 20
Au moins, ils ne risquent pas leur vie, eux. Ben non, voyons, quelle idée sordide ! Mieux vaut ne prendre aucun risque et attendre lentement la mort. C’est plus raisonnable. Le train démarre, enfin. Adieu, plages emmerdantes qui ne servent à rien qu’à faire beau, petites rues aux pavés qui se dorent la pillule, habitants désabusés qui ne pensent qu’à leur repas du soir et au cul de la serveuse que leurs yeux blasés viennent de croiser. Aux bus qui roulent au rythme des octogénaires remplissant la zone piétonne le samedi après-midi pour lécher les vitrines dorées, aux touristes pétés de thune qui s’éclatent juin, juillet, août, à bouffer des glaces Häägen Dazs, à s’en foutre plein les doigts et la gueule remplie d’autobronzant, avec leurs mioches qui braillent et qui nous foutent des migraines. Adieu, mon petit conservatoire qui a vu grandir la femme que je deviens, mes camarades de galère qui m’avez poussée à me surpasser, à n’avoir peur de rien. Vous, justement, qui ne partirez jamais par manque de talent, peut-être, ou par manque d’envie. Parce que c’est tellement plus simple de travailler ici, que rien ne contrarira votre petite route dorée, parce que vous finirez sûrement intermittents du spectacle et que ça fera le bonheur de vos parents, parce que vous ne connaîtrez que des théâtres de cinquante places, et que cinquante places c’est déjà bien. Et puis à Paris, il fait gris. C’est chiant. 21
Adieu à ce putain de soleil qui vous fait croire qu’il fait toujours beau et chaud dans vos vies, qui vous aveugle au point de vous convaincre que le bonheur n’est qu’une question de météo, qu’il n’y a rien de plus important qu’un bon rayon de soleil sur la tronche pour se sentir au paradis. Aux 18 degrès constants qui vous poussent à faire la sieste tous les après-midi, qui font transpirer votre graisse été comme hiver, vous font luir à l’image des vers de terre que vous êtes. Adieu à ces femmes qui polluent vos rues, russes, suédoises, anglaises, monégasques, italiennes, trop blondes pour se souvenir de votre nom, leurs culs parfaits qui se dandinent sur la plage devant vos yeux ébahis de mari séquestré, juste pour pour vous rappeler que vous êtes un gros con de looser qui n’a jamais pu et ne pourra jamais les baiser, parce que vous êtes fauchés, et donc sans intérêt. À vous qui préférez la mort à la vie parce qu’elle ne vous demandera aucun effort et ne vous emmerdera pas. Adieu.
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III
Paris. Cinq lettres qui font frémir d’envie toute la populace française. Moi, je me les offre aujourd’hui sur un plateau d’argent. Arrivée Gare de Lyon, mon cul bouillonne depuis six heures enfermé en deuxième classe avec, pour voisins, une vieille et ses trois mioches qui n’ont qu’une motivation dans la vie : gueuler dans mes oreilles donc me pousser pendant trois cent soixante minutes à imaginer tous les plans les plus machiavéliques pour arriver à une seule fin… les exterminer. Je me délecte à la pensée d’une pendaison, d’un étouffement pendant que la vieille va pisser, ou encore d’un calibre pointé dans leurs gueules criardes... le mieux étant encore de les jeter du train en marche. Toutes ces pensées d’homicide volontaire accompagnent mon trajet sous un ciel bleu qui me dit au revoir pour rencontrer un ciel gris tirant au marron merde qui m’accueille à bras ouverts. Gare de Lyon donc, les passagers sont priés de descendre du train et de ne rien oublier dans les wagons. Moi, j’oublie volontairement la provinciale que je suis depuis vingt ans sur mon siège. Une nouvelle ère est là. Je la respire à
pleins poumons, elle et l’air pollué parisien avec. Il pue mais je l’aime déjà. Il règne sur le quai une agitation qui me cloue sur place. J’hésite à descendre du wagon, par peur de me retrouver écartelée par les centaines de personnes qui se pressent, et courent, et poussent la mêlée humaine. Tout de suite, je me demande qu’elle peut bien être la raison qui exige à tant d’hommes d’être si incroyablement préssés. Un pied posé sur le sol, une valise me roule les orteils avec une blonde qui la tire en gueulant à toute vitesse comme une machine qui déraille : – Pardon ! Pardon ! Pardon ! Moi, j’entends : – Dégage ! Dégage ! Dégage ! C’est normal que mon pouls soit bien plus bas que le vôtre ? C’est une impression ou il y a marqué plouc sur ma tronche ? Ça se voit à cent kilomètres que je ne suis pas comme vous, hein ? Juste réussir à rentrer dans leur rythme. C’est comme une marche funeste au pas de course jusqu’aux portes du métro. Après, ça ira. J’entre dans la danse, me laisse porter par cette masse d’individus au visage triste, moi aussi j’ai froid, moi aussi je veux rentrer chez moi. On me pousse, on m’entraîne, ça gueule quand je ralentis un peu. Il faut marcher à notre vitesse. T’as pas le choix. C’est ça ou crève ! Je m’applique à être comme eux, disparaître dans le troupeau. Ici, si t’es différent, c’est bien simple : on se fera un malin plaisir de te marcher dessus. J’arrive dans la gare et me laisse distraire par un formidable 24
spectacle, une immense place remplie d’un million de fourmis qui s’activent, chacune à leur petite besogne, se rentrent dedans parfois, ne prennent pas le temps de s’excuser, un brouhaha assourdissant de mots, de rires, de téléphones qui sonnent, de jurons qui s’élèvent, un manège incroyablement orchestré, qui ne m’attend pas, qui ne m’attendra jamais ; à moi de m’incruster dans le tableau. Personne ne me tendra la main, personne ne m’y invitera, ici personne n’a jamais le temps pour personne d’autre que soi-même, et encore ! À moi de faire le premier pas. Ok. Je prends une grande inspiration et rentre dans la danse. C’est pas de votre faute si ma mère ne m’a jamais inscrite à un cours de danse. Faudra faire de son mieux pour improviser. Ma feuille de route pour rentrer chez moi, je la serre fort dans ma poche. Il s’agit maintenant de décrypter le réseau des transports en commun parisiens. Et croyezmoi, pour une fille qui débarque de nulle part, c’est une épreuve. L’itinéraire RATP m’a indiqué le chemin le plus rapide : RER A Gare de Lyon, direction Cergy-leHaut, arrêt Châtelet-les-Halles, stop. RER B Châteletles-Halles, direction Mitry-Claye, arrêt Gare du Nord, stop. Métro ligne 4, direction Porte de Clignancourt, arrêt Château Rouge, stop, stop, stop. Un langage que je ne connais pas, qui me paraît hors de moi, hors de mon cerveau rabougri par les vingt années de soleil qu’il s’est paisiblement octroyé, hors de mon corps engourdi par les six heures de train et les trois cent soixante minutes de braillements des mioches, brûlé par le vent, les dix 25