Elisabeth Martinez-Bruncher
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ISBN : 978-2-36673-104-0 © Élisabeth Martinez-Bruncher, Méline, 2014.
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1 La famille Dambert habitait un quartier qui lui ressemblait en tous points. Situé au cœur d’une grande ville, il respirait l’aisance et les principes. Peuplé de hauts fonctionnaires de différentes administrations, il alignait de vastes appartements anciens dans lesquels ces familles modèles reproduisaient de façon immuable les schémas mentaux de leur classe sociale. On venait de fêter chez les Dambert les 50 ans de Pierre, le père. Malgré l’âge et la routine usante du labeur quotidien, il avait gardé une allure juvénile dont il se serait bien passé et qui était due à sa petite taille, à sa démarche curieusement sautillante et au regard faussement émerveillé de ses yeux de myope. La fête avait été poussive malgré les efforts convenus des autres membres de la famille. Chacun était visiblement absorbé par ses propres problèmes et mau-
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dissait intérieurement la soirée fichue à faire semblant de fêter un mari ou un père dont la seule compétence reconnue était de ramener régulièrement les fonds nécessaires à la perpétuation de l’espèce. L’écharpe noire, très chic et « signée », avait précisé Charlotte, avait amené le sourire attendu sur les lèvres de l’heureux époux. Quant au stylo-plume doré choisi rapidement et sans danger par Juliette, il avait rejoint sur la table l’agenda habillé de cuir, cadeau original d’Alexandre. Pierre pensait avoir mis une intonation particulièrement affectueuse et réussie dans le « merci, chers enfants » qui accompagna la remise des cadeaux obligés. Tout le monde avait bien joué son rôle et personne ne songea à Méline qui, sur un regard de sa mère, avait commencé à débarrasser la table. M. Dambert étira ses petites jambes, alluma un gros cigare et en regarda voluptueusement les volutes pendant que Madame raccompagnait ses deux grands enfants, pressés de retrouver leur vie agréable de jeunes adultes comblés par l’existence. Alexandre, à 23 ans, partageait un bel appartement avec sa compagne, issue d’un milieu évidemment équivalent. Il menait nonchalamment à terme des études de droit commercial. Juliette avait obtenu pour ses 20 ans un petit studio dans une résidence sécurisée qui lui permettait de faire semblant de
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jouer à l’étudiante, en attendant de ferrer le bipède mâle conforme à ses attentes. Tout allait bien.
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Rose habitait à un angle du même quartier, exactement au même niveau que les Dambert, avec une vue imprenable sur leur salon et sur une toute petite pièce qu’au fil du temps, elle avait identifié comme étant la chambre de la plus jeune des filles de la famille. Les autres pièces, visiblement plus spacieuses, échappaient à son regard. C’était une déformation éminemment professionnelle et Rose n’avait aucun scrupule à essayer de percer le mystère des vies qu’elle croisait. Journaliste pendant plus de trente-cinq ans, elle venait de prendre sa retraite après avoir hérité de ses parents le bel appartement qu’elle habitait et une somme coquette dont le placement sans risque augmentait agréablement sa pension somme toute modeste. Elle alluma une cigarette et entrouvrit la fenêtre de son bureau pour fumer, accoudée à la barre en bois. Comme souvent au mois de décembre,
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il bruinait et l’air était saturé d’humidité. Pas moyen de se protéger du froid et de la grisaille. Rose aimait le spectacle de ses congénères pressés de rentrer en ce soir débutant. Il devait être à peu près dix-huit heures, estima-t-elle. Les vitrines des trois magasins de cette rue peu commerçante attiraient mécaniquement le regard par le flot de lumière qu’elles déversaient. Tout brillait là-dedans. Pas de place pour une ombre protectrice. L’éclat de la féminité pour la parfumerie, l’éclat du luxe pour le magasin spécialisé dans les articles en cuir et l’éclat du diamant pour la bijouterie. Les gens riches ne mangent pas, se dit Rose. Pas de supermarché, d’épicerie ou même de boulangerie dans ce monde parfait. Ne nous méprenons pas : Rose Sautère n’avait aucune haine pour ces échantillons inoffensifs de vanité satisfaite. À 61 ans, elle savait qu’il y avait peu de chance qu’elle assiste au grand soir et elle détestait les règlements de compte et le sang versé, quelle qu’en soit la raison. Très engagée politiquement, très cultivée et naturellement élégante, elle comptait sur la poignée d’intelligences sûres qui, à intervalles réguliers, faisait progresser l’humanité. Les marionnettes qu’elle regardait dans la rue lui offraient un spectacle changeant grâce auquel elle entretenait un imaginaire florissant, mais elle les maintenait à bonne distance,
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peu soucieuse de leur sort et indifférente à la médiocrité revendiquée de leur vie. Tiens, la mère et la fille Dambert. L’œil de Rose prit une acuité particulière. La mère caracolait en tête, sous un beau parapluie au manche en bois. Derrière elle, tête nue, sans manteau ni imperméable, la petite portait deux sacs à l’enseigne de magasins de grande marque, visiblement lourds des emplettes maternelles. Il y a quelque chose qui cloche, là-dedans, pensa Rose, comme chaque fois d’ailleurs qu’elle observait ses proches voisins. Les sourcils froncés, elle se ralluma une cigarette.
3 Le froid était incisif et gagnait du terrain sur son corps assez peu couvert. Son professeur d’anglais l’avait retenue pour la féliciter de la qualité de son travail et avait dû s’étonner de l’impatience visible de Méline, à la lisière de l’impolitesse. Si la bonne s’en va, je suis fichue, se répétait-elle en boucle. Son cerveau avait douloureusement mémorisé la longue attente qu’elle avait déjà vécue, à demi abritée sous le maigre auvent de la porte d’entrée du hall sécurisé, protection efficace contre les indésirables de tout poil, démarcheurs, clochards et autres parasites insupportables. Ce jour-là, personne ne l’avait prévenue de l’absence de Mathilde, retenue chez elle à cause de la rougeole de son fils. Elle avait attendu le retour de sa mère savamment permanentée de quinze heures à dix-sept heures dix-huit exactement. Statufiée, oscillant entre l’espoir de voir entrer ou sortir
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quelqu’un et la honte d’être surprise dans un tel état d’abandon, elle s’était peu à peu engourdie, refusant de penser et de pleurer. Elle avait sursauté à la voix de sa mère qui lui demandait de se dépêcher d’entrer, sans manifester la moindre surprise ni pitié. Méline avait grimpé mécaniquement l’escalier et avait gagné sa petite chambre, presque heureuse. Rose aussi se souvenait. Elle était venue cent fois ce jour-là à la fenêtre, protégée par son fin rideau de voile. La jeune fille l’intriguait depuis longtemps et elle l’aimait bien, sans la connaître. Elle identifiait sur le fin visage hâlé, à moitié dévoré par une chevelure frisée luxuriante, les marques d’une solitude orgueilleuse. Méline arborait souvent un regard sombre et des mâchoires serrées et Rose se demandait quelle lutte intérieure dévorait sa jeune voisine. Ce qui intriguait surtout l’ancienne journaliste à l’intuition aiguisée, c’était la distance, sensible pour qui prenait le temps de regarder, que les autres membres de la famille instauraient avec la dernière représentante. Plutôt blonds et grassouillets, ils formaient un bloc homogène à chacun de leurs déplacements coutumiers que Rose avait mentalement notés et retenus. Depuis qu’elle habitait ce quartier, depuis quatre ans exactement, elle en connaissait pratiquement tous les habitants, inscrits dans des habitudes régulières em-
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blématiques de leur classe sociale. Elle souriait des visites furtives l’après-midi qui permettaient parfois à quelques épouses désœuvrées de s’encanailler en toute discrétion, croyaient-elles. Quand les Dambert revenaient de la messe ou du théâtre ou d’une visite quelconque, Rose ne pouvait s’empêcher de songer à la légion romaine et à la formation en carré. Le père et la mère devant, suivis de façon rigoureusement identique par les deux aînés, fille et garçon, marchaient du même pas. La petite dernière était un électron libre, satellite du groupe, mais jamais intégrée à ce dernier. Bouche souvent ouverte et chevelure au vent, elle incarnait pour Rose une sorte d’allégorie de la liberté entravée qui la mettait mal à l’aise et lui donnait immédiatement envie de fumer. Méline était une énigme.
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Quand je marche, je vais mieux. Elle n’avait pas voulu que Roland la raccompagne, prétextant que sa mère l’attendait pour aller faire des courses. Cela lui avait coûté, elle le reconnaissait. Roland parlait de choses intéressantes avec une belle voix posée et grave, surprenante pour son âge. Leur entente avait été immédiate, dès leur entrée commune au lycée. Sans être à proprement parler amoureux l’un de l’autre, ils éprouvaient indéniablement un sentiment mutuel fort qu’ils ne cherchaient pas à analyser. Fils unique d’une mère remariée, disait-on, Roland avait vécu quelques remous familiaux qui l’avaient endurci et aussi rapidement désillusionné sur la permanence des émotions humaines. Il aimait encore beaucoup sa mère dont il soupçonnait la fragilité intérieure et qu’il protégeait à sa façon. Il ne se plaignait pas de son beau-père, pion inodore et riche qui n’ennuyait
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personne et se montrait somme toute fort généreux. Il aurait toutefois bien aimé connaître son père, mais là, les choses se gâtaient. À 17 ans, il n’osait pas encore transgresser le tabou devant l’agitation extrême de sa mère, sa pâleur singulière quand, une seule fois, il avait balbutié la question qui l’obsédait et avait provoqué un silence inquiétant qu’il avait vite comblé en lui demandant comme s’il s’agissait de sa propre survie si son pantalon de sport rouge avait été lavé, pantalon fétiche sans lequel aucune victoire au tennis ne pouvait être sérieusement envisagée. Roland grandissait au cœur de ce mystère, sans grand dégât apparent. Très observateur, il avait remarqué que les familles de ses amis et camarades, instantanés du bonheur parfait, offraient dans les coulisses un spectacle pitoyable. Les mères surtout prenaient de plein fouet les vibrations induites par la mise en tension d’une existence factice mise à mal par les contingences de la vie quotidienne. Empêcher les lignes de bouger et garder immobile le tableau familial du bonheur avalait toute leur énergie. Dans ce milieu pathogène, véritable bouillon de culture de névroses en tout genre, on n’abordait jamais les problèmes en face, on les niait. Les chagrins, les angoisses et le sentiment du vide étaient soignés à Courchevel, au Club Med et parfois, pour les cas les
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plus graves, en Suisse, dans le néant salvateur offert par les somnifères de luxe. Roland trouvait que Méline était vivante, très différente en tout cas des filles prévisibles de leur âge. Pas de fond de teint, pas de mascara, des cheveux en bataille, presque crépus. Il trouvait drôle que Mme Dambert ne fasse aucune réflexion à sa fille sur son manque d’apprêt et il lui en savait gré. Pour le reste, Méline arborait des vêtements simples, par goût, mais chers, aux marques reconnues. Sa mère lui accordait tous les trois mois une somme suffisante et ne jetait pas un regard sur les affaires achetées par sa fille. Méline avait intégré tous les codes en vigueur dans son milieu et nul n’aurait pu dire à quoi elle pensait réellement.
5 Trois fois en un mois, c’est beaucoup. Rose s’interdit de réfléchir et descendit. L’escalier lui avait toujours plu. Il sentait la cire et le tabac froid, odeurs familières à Rose, qui pratiquait le ménage compulsif, une cigarette vissée aux lèvres. Elle mit de l’ordre dans ses cheveux et vérifia le boutonnage de son imperméable. Elle savait qu’elle en imposait aux autres de façon immédiate et elle tenait particulièrement à réussir son entrée en cette fin de matinée, comptant sur ses dons d’improvisation et sur la bonne volonté de sa partenaire, pour l’instant seule en scène devant la porte fermée. Méline ne l’entendit pas arriver et sursauta quand Rose lui tapota l’épaule : « Vous devriez marcher plutôt que de rester ainsi exposée au froid et à l’angoisse de l’attente. Je vais finir par vous donner une de mes clés. » Rose n’éprouvait aucune gêne à intervenir dans la vie de la jeune fille
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qu’elle observait avec un intérêt croissant. De près, Méline semblait beaucoup plus vulnérable. Ses yeux sombres étaient largement cernés et deux ébauches de rides futures encadraient sa bouche juvénile. Elle ne montrait aucun étonnement et Rose la félicita intérieurement pour sa maîtrise d’elle-même. Elle doit hésiter entre la vieille folle curieuse et l’assistante sociale inquisitrice, se dit-elle, ou une fonctionnaire de police en civil. Elle laissa traîner le silence, tout en dévisageant la jeune fille. « Il n’y a jamais un chat le matin dans cet immeuble. Vous pouvez rester comme cela des heures. Pourquoi oubliez-vous toujours vos clés ? » Rose était patiente dans ces cas-là. Dans sa carrière, il lui était arrivé d’interroger des gens sortis de prison ou victimes d’horreurs de toute sorte et elle connaissait le poids du silence et le prix des mots. Les personnes qui pépiaient continuellement la fatiguaient et elle ne leur accordait aucun crédit. Il fallait attendre qu’elles se taisent pour que leur pensée puisse se constituer et prendre une certaine densité. « Vous fumez toujours comme ça ? » Rose acquiesça. Elle en était à son troisième mégot jeté sur le trottoir. L’intervention de Méline l’agaça. « Tu as peur pour ma santé ? La fumée te gêne, ça fait mauvais genre ? » La petite éclata de rire et Rose se détendit en se traitant de vieux chameau
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atrabilaire. « Vous laissez votre cigarette tenir toute seule entre vos lèvres et vous la faites circuler de droite à gauche tout en parlant ; je n’avais jamais vu une femme fumer ainsi, c’est tout. Je pourrais vous regarder fumer pendant des heures, c’est fascinant, ce petit bout rouge qui se balade. » Midi approchait et la rue gagnait en animation. À plusieurs reprises, les deux femmes saluèrent des voisins pressés de rentrer. Peu d’hommes toutefois. Les épouses de ce quartier préféraient déjeuner seules chez elles, sur le pouce, sans mari ni enfants. Les écoles privées proposaient d’excellentes cantines et les bureaux côtoyaient des restaurants d’affaires qui permettaient à ces irréprochables fonctionnaires de ne pas perdre trop de temps. Mme Dambert semblait ne pas vouloir revenir. Méline déclina l’invitation de Rose qui lui proposait de partager une pizza. Elle n’avait jamais faim à midi d’ailleurs. Et puis, les cours reprenaient à treize heures. « Téléphonez à votre maman pour la prévenir », insista Rose. Méline ajusta son sac de classe sur l’épaule droite et dit posément : « je ne sais pas où est maman et je ne vois pas de quel droit j’irais la déranger. Il n’y a aucun problème, Madame, rien qu’un petit contretemps. Je vous remercie de votre sollicitude à mon égard et du temps que vous avez bien voulu m’accor-
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der. Je vous souhaite une bonne journée. » Elle partit sans attendre de réponse. Rose sourit à ce discours de petit perroquet bien élevé. Ma pauvre choute, tu es seule à crever, pensa-t-elle en regardant s’éloigner la chevelure sautillante.
6 La lumière était grise quand elle ouvrit les yeux. Elle s’accorda quelques minutes d’errance intellectuelle pendant lesquelles défilèrent des centaines d’images souvent interdites de séjour quand la raison reprenait les rênes. Le visage fané de sa mère incisait douloureusement la chair à vif de sa mémoire et elle se sentait submergée par un flot irrépressible de culpabilité qui la ramenait au tréfonds de son enfance angoissée et solitaire. Cette solitude qu’elle continuait de revendiquer n’arrangeait pas les choses et l’image renvoyée par le miroir en pied de la salle de bains la forçait à une lucidité cruelle. Elle restait belle pour une vieille, tranchait-elle avec cruauté. La vie redevenait pourtant acceptable, au bout de dix minutes de désespoir total. Seuls les gens qui touchent le fond peuvent en avoir une conscience aiguë. Elle s’étira et se concentra sur la chance de
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