Petites histoires (pas) vraies
Š Sabine Huchon, 2014
Sabine Huchon
Petites histoires (pas) vraies
L’attrape-nigaud C’était un brocanteur de temps. Chez lui, on pouvait entendre une minute de silence, voir un instant inoubliable, dénicher une heure de perdue ou un moment d’inattention. Un jour, une cliente, qui vivait à deux cents à l’heure, lui demanda : « Combien pour cette montre ancienne ? - Cinq minutes. - D’accord, mais cinq minutes de quoi ? - De votre vie. - Mais qui donnerait cinq minutes de sa vie pour une vieille montre ? - Vous pouvez payer en cinq fois une minute si vous êtes à court. - A court de quoi ? - De temps, pardi. - Mais j’ai tout mon temps, s’indigna la cliente. - Alors pourquoi courez-vous toujours ?
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- Pour échapper au temps. La montre les vaut-elle au moins ? - C’est une montre à remonter le temps. - Comment faire, alors pour la payer ? - Vous mourez cinq minutes avant votre heure et je vous donne la montre. - Vous me donnerez la montre quand je serai morte ? - Vous oubliez que c’est une montre à remonter le temps. Une fois morte, vous retarderez la montre de cinq minutes et vous referez ce que bon vous semble de votre vie. La cliente, dubitative, réfléchit longuement. - Mais qui me dit que vous garderez cette montre jusqu’à ma mort ? - C’est trois cents euros de réservation. Je vous donne un reçu, vous me le rapportez une fois morte. - Marché conclu. »
Le coucou Je roulais vite. L’autoroute défilait, monotone, avec ses panneaux lumineux. « Attachez votre ceinture », « Faites la pause ». Tôt ce matin-là, j’avais eu envie de prendre l’air. Ni une ni deux, un léger sac de voyage dans le coffre, direction la côte normande. Dieppe, Cabourg, Deauville ? Peu importait, l’air y serait toujours plus pur qu’à Paris. J’hésitais encore, quand un panneau lumineux particulier annonça : « Si tu es pressé, fais un détour », avec une flèche signalant la prochaine sortie à deux kilomètres. Etais-je vraiment pressée ? Pressée d’arriver à destination, certes. Mais laquelle ? Alors pourquoi pas celle du mystérieux panneau ? Sans plus réfléchir, je mis mon clignotant, sorti de l’autoroute. A partir de maintenant le destin choisirait le lieu où je passerai ces quelques jours
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de repos enfin accordés par mon entreprise. Et le destin se mit au travail sans tarder. Il me fit traverser quelques bourgades et villages, jusqu’à entendre mes jambes et ma nuque contester : « Il est temps de faire la pause ». Plus efficaces que les panneaux de l’autoroute !
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J’étais à La Saussaye, un joli petit village normand paraissant très ancien, où je décidais de me dégourdir un peu. Je me promenais donc au hasard des rues. Un grand rassemblement plutôt bruyant et dissipé devant la mairie m’attira. Les conversations allaient bon train : - Voilà où mènent les manipulations génétiques, ruminaient les vieux. - Evidemment ! A force de construire des centrales électriques ! disaient les écolos. - C’est à cause des fusées russes, criait une grand-mère. - Dis, papa, ça veut dire quoi coucouiller ? demandaient les enfants. - Rentre à la maison, répondaient les mamans. Toute cette drôle de cacophonie m’empêchait de comprendre ce qui se tramait dans le village.
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J’en demandais la cause à un jeune homme plus calme. Il s’étonna. - Vous ne savez pas ? - Non, je viens d’arriver. J’habite à Paris. - Tous les médias du coin en parlent : le coucou a muté ! Tout le monde accuse réchauffement climatique, les pesticides ou les insecticides. En vrai, personne ne sait rien. N’empêche que les coucous ne chantent plus « coucou ». Ils « coucouillent »... Là, j’eus besoin de m’asseoir sur le premier banc qui se présentait. Un message bizarre sur l’autoroute, des coucous mutants… - Monsieur le Maire, Monsieur le Maire. Le maire sortait sur le seuil de la mairie ; je m’y ruais avec le reste de la foule. - Voici la décision du conseil municipal. Afin de régler notre problème de coucous, nous convoquons immédiatement les plus grands savants : des mathématiciens, des philosophes, des professeurs, des médecins et des vétérinaires, des écrivains, des grands médiums et des
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sorciers. Nous les accueillerons à la salle des fêtes dès cet après-midi. Dans les heures qui suivirent, la salle des fêtes fut prise d’assaut et l’on vit des journalistes camper parmi la foule sur les pelouses. L’affaire était sérieuse. Elle ne serait pas résolue le soir même. C’est donc à La Saussaye que le destin avait choisi mon lieu de vacances. Dans ces circonstances, pas facile de trouver une chambre libre. J’en trouvais ma foi une dans un village à proximité. 14
Trois jours s’étaient écoulés dans l’excitation la plus désopilante et les coucous coucouillaient toujours sans discontinuer. Le quatrième jour, des dizaines de camionnettes de livraison déchargèrent un tas de matériel hétéroclite à la salle des fêtes, d’où filtrait désormais une ribambelle de sons métalliques incongrus. Puis tous les coucous disparurent. On n’entendait plus « coucouille », mais on n’entendait toujours pas le doux coucou des coucous.
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Jusqu’au lendemain, où le chef des savants sortit de la salle des fêtes, un large sourire triomphant affiché sur son visage : - Nous avons trouvé la solution. Quelques hommes en gilets jaune fluo ouvrirent les portes de la salle des fêtes, et poussèrent vers l’extérieur une grande forme mystérieuse posée sur un socle à roulettes, entièrement recouverte d’une espèce de drap vert. Le silence régna soudain. - Je tiens à féliciter l’ensemble des personnes ayant participé à notre effort visant à éradiquer le coucouillement des coucous. Comme vous avez pu l’entendre, nous avons fabriqué une grande machine dans laquelle nous avons mis tous les coucous. La machine a effacé de leur mémoire toutes les lettres de l’alphabet, hormis le C, le O et le U. Ainsi, lorsque nous les libérerons, les petits volatiles chanteront à nouveau « coucou ». Il fit un signe discret aux gilets jaunes qui tirèrent à eux le drap géant. Les premiers oiseaux s’envolèrent timidement et silencieusement d’une sorte de machine infernale. A cet
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instant, un coucou surgit de la machine, se posa sur l’épaule du savant et se mit à chanter : - Cocu, cocu, cocu… Les rires crevèrent immédiatement le silence. Les coucous sortaient par dizaines de la machine et s’envolaient très haut et très loin pour que plus personne ne puisse jamais les rattraper. Je pense que l’histoire s’est arrêtée là. Je ne sais pas ; j’ai repris l’autoroute vers Paris. Mais quand je revins l’année d’après, une rumeur courait : plus une seule femme ne trompait son mari à La Saussaye, de peur qu’un coucou ne se pose sur l’épaule de celui-ci.
Petite morale écolo C’était un dimanche soir, très tard. Un livre m’a ouvert ses pages et un papillon s’en est échappé. - Que fais-tu là ? lui demandai-je. N’es-tu pas mort d’être resté si longtemps dans ce livre ? - Justement, me répondit-il, toi et les tiens m’avez exterminé. Avec tous vos produits chimiques, vos pesticides, vos centrales nucléaires, vous avez éteint ma race. Donc je m’en vais. Quelle raison ai-je de rester dans ton livre ? Je n’existe plus… J’ai aussitôt ouvert mon dictionnaire pour vérifier si le papillon y figurait encore. Mais là se sont enfuis non seulement les papillons, mais aussi les abeilles et les libellules, les koalas et les pandas, les lions et les tigres, les cachalots et les baleines. J’ai vite refermé le dictionnaire, de peur que l’Homme ne s’en échappe à son tour.
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Les murs
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Dans sa maison elle avait écrit partout. Sur les murs, les plafonds, les sols, même sur les meubles. Quand on entrait chez elle, c’était comme si on entrait dans un dictionnaire. Des mots. Des mots partout. Mais uniquement des mots que je ne comprenais pas. - Inculte, ignorant, me disait-elle. Ses mots m’exaspéraient, me déstabilisaient. Avant de devenir complètement fou, je me suis installé chez elle avec un dictionnaire. Un vrai. La tâche allait être longue et laborieuse, il y avait des centaines de mots. Le premier mot n’existait pas. Ca commençait mal. Le deuxième mot non plus. Pas plus que le troisième. Mais j’insistais. Au centième mot, je me rendis à l’évidence : aucun des mots n’était réel.
Furieux, je fermai violemment le dictionnaire et m’écriai : - Vous n’existez pas ! Vous n’êtes là qu’à travers elle. Personne d’autre qu’elle ne vous fait vivre. Vous n’existez pas ! Alors je l’ai tuée. Aussitôt les mots ont disparu. J’étais apaisé.
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