Christophe Mangeol
LA PUISSANCE DU
S NDWICH
La puissance du sandwich
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La puissance du sandwich
Prologue
Je suis mort en regardant le soleil se lever. Mais je ne me plains pas. C’est vrai, j’aurais très bien pu mourir en m’étouffant avec un sandwich, à deux heures du matin, tout seul chez moi. C’est quelque chose qui aurait pu arriver. On rigole, mais des gens sont morts en s’étouffant avec un sandwich. Et c’est pas glamour. D’ailleurs, si vous vivez seul, faites pas n’importe quoi, mâchez correctement. Donc je suis mort en regardant le soleil se lever… Ce vendredi-là, je m’étais installé très tôt sur la plage pour fixer l’horizon.
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Quand j’ai senti que le soleil n’allait pas tarder, j’ai sorti mon attirail et j’ai commencé mon rituel. J’ai cherché la veine, comme d’habitude. J’ai attendu comme ça, bêtement, la mâchoire serrée sur ma ceinture, le doigt sur le piston, regardant droit devant moi, le visage au vent. Les minutes sont passées lentement, les premières lueurs, rougeâtres et orangées, plus que quelques secondes... Je pourrais essayer de vous le décrire, mais je n’en ai pas l’intention. Après tout, je ne suis pas écrivain et additionner les adjectifs n’aura jamais la puissance d’une telle apparition. Je peux juste dire que lorsque je l’ai vu, j’ai compris que le jour où l’humanité s’éteindra, cela n’aura rien d’une tragédie. 8
Deux heures plus tard, j’ai été retrouvé par un type dont je ne connais que le surnom (Mowgli) qui était sorti dehors pour – d’après le témoignage exact qu’il donna à la police – calmer une désagréable envie d’uriner. J’étais déjà mort depuis trois quarts d’heure quand il appela les secours. Et il composa le 17 au lieu du 18... La véritable tragédie dans tout ça, c’est qu’à aucun moment je n’ai eu l’intention de mourir. Je voulais juste planer tranquille en regardant le soleil. Peinard. Et maintenant je suis mort. Si Dieu existe – et ce n’est pas parce que je suis mort que j’en sais plus, le type se planque toujours autant ici –, je le giflerais bien.
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Je ne lui mettrais pas de coup de tête, je ne couperais pas chacun de ses doigts au sécateur, je le giflerais. Une gifle bien bruyante. Fort à parier qu’il n’en a encore jamais reçu. Et ce sera un aller-retour. Faut pas pousser. Si je pouvais être le premier à l’humilier de la sorte, alors je pourrais lui pardonner. Bon, maintenant, très rapidement, je vous explique un peu de quoi il est question ici et on y va. Gregory, notre personnage principal, est responsable des ressources humaines dans une PME qui a pour objectif de dominer le marché de la serviette en microfibre. OK, je sais très bien ce que vous êtes en train de vous dire (« Mon Dieu, quelle horreur, arrêtons-nous vite de lire cette merde ! »), mais ne soyez pas si impulsif et ne jugez pas si rapidement. L’histoire de Gregory n’est qu’une histoire parmi tant d’autres, mais elle me tient particulièrement à cœur. Pour faire court, Greg et moi nous nous connaissions depuis l’âge de cinq ans, nous avons fait un bout de chemin ensemble – les meilleurs amis du monde, vous voyez le topo. Petite description de Greg : Greg est brun, il a vingt-huit ans, il fait un mètre soixante-dix-neuf et il n’est pas moche. Il peut même être séduisant quand il fait l’effort, mais il ne le fait que très rarement, voire jamais. Pour lui, il faut attendre un évènement suffisant légitime pour passer trois quarts d’heure devant le miroir.
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Les mariages et les enterrements... ce genre de chose. Mais attention, rien de catastrophique, loin de là. Prenez Guillaume Canet, grossissez un peu les traits et enlevez-lui une bonne dose de charme et vous avez Greg. Pas de quoi crier au scandale. Pas de quoi sauter au plafond. Tout simplement Greg… Le problème, c’est que depuis quelque temps, il ne mène pas la vie qu’il devrait. C’est pourquoi j’ai décidé de le ramener dans le droit chemin... Parce que j’étais son ami. Lui faire comprendre que se lever tous les matins à 7 h pour aller vendre des serviettes n’est pas la seule alternative. Ce n’est pas la seule alternative…
Partie 1
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Connexion psychique & coiffeur
Ce matin-là, Gregory Dukovic arriva sur le parking de Bourdon Furniture avec une dizaine de minutes d’avance. Il s’apprêtait à rester dans sa Clio pour profiter un peu du dernier CD qu’il avait acheté récemment lorsque Roger Laffiette fit son apparition. Son patron se tenait là, tout sourire, avec sa grosse tête, faisant des moulinets vigoureux avec la main pour inviter Greg à baisser la vitre de la portière. Bien sûr, cela faisait plus de quinze ans que les vitres électriques avaient envahi le monde, mais Roger Laffiette était la preuve vivante que les habitudes ont la vie dure. Acceptant sobrement son sort, Greg éteignit l’autoradio, prit son attaché-caisse et sortit de la voiture. – Ça va, Gregory ?! – Ça va pas mal... – Cigarette ?
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C’était une habitude chez Laffiette. Dès qu’il lançait « cigarette ? », il fallait comprendre que c’était l’heure de venir l’écouter déblatérer pendant qu’il fume. – Non merci, j’essaye de réduire en ce moment. – Pourquoi ça ?! Greg hésita quelques instants, comme s’il cherchait la réponse à la question, puis il dit : « Le cancer... la mort... le prix du paquet… » Son patron se mit à rire. – Il y a huit ans, le fils d’un de mes amis est devenu aveugle en jouant au foot. Il a juste repris le ballon de la tête et paf, aveugle comme une taupe le pauvre gamin. Et bien vous savez quoi ? Greg haussa les épaules, ne souhaitant pas vraiment savoir. – En aucun cas, j’ai interdit à mon fils de jouer au foot... Laffiette laissa le silence s’installer, hochant la tête. Il sortit ensuite son paquet pour en tendre une à Greg. – Alors ? Cigarette ? Ils allumèrent leurs cigarettes avant de se diriger vers l’entrée du bâtiment. Roger Laffiette était une personne sympathique, mais c’était aussi un homme capable de vous énumérer rigoureusement chaque modèle de voiture Peugeot sortie depuis les années 70. Cela faisait de lui quelqu’un de vraiment fatigant. Ce coup-ci, le monologue croisait les prévisions météorologiques et la recette de la tourte à la pintade. Alors Greg hochait la tête, approuvait en souriant, écoutait les blagues en
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tentant de déterminer s’il s’agissait de la chute ou s’il fallait attendre encore un peu pour rire. Il était écœuré par cette hypocrisie sous-jacente qui mâtinait leurs échanges, mais il savait bien qu’elle était de rigueur. Tout était une question d’équilibre. Se faire bien voir du patron sans pour autant se mettre à genoux. Vous l’aurez compris, adopter le comportement adéquat avec Laffiette était une chose éprouvante, et, lorsque ce dernier s’attaqua à la médiocre performance de Depardieu dans son dernier film, les mains de Greg commencèrent à trembler de plus en plus. Il écrasa son mégot dans le cendrier tandis qu’une évidence lui traversait l’esprit : fumer une cigarette en compagnie de Roger Laffiette était un acte qui nuisait considérablement à la santé. Comme souvent, ce fut avec l’envie débordante de faire volte-face et de rentrer chez lui en courant qu’il rentra dans le bâtiment. Il prit l’escalier jusqu’au deuxième étage, passa devant la réception et traversa d’un pas rapide le brouhaha ambiant de l’open-space. Il était partagé en deux parties distinctes : un côté était occupé par les vendeurs tandis que l’autre partie de la salle regroupait le personnel du marketing. Greg entra dans son bureau et ferma la porte derrière lui. Au moins, il disposait de son propre bureau. Il était petit, mais il lui permettait quand même d’éviter les regards accusateurs de ses collègues lorsqu’il abusait du solitaire et du Freecell. Dans le même ordre d’idée, il avait vue sur le parking et sur l’entrée principale du bâtiment. Un simple coup d’œil dehors lui indiquait si la voie était
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libre pour aller fumer une cigarette. Il se pressait alors vers l’ascenseur priant pour que Laffiette n’ait pas la même idée que lui durant ce court laps de temps. Bien qu’il appréciait son bureau pour ces quelques points positifs, il ne l’avait pas décoré et aucune photo ou objet personnel ne s’y trouvait. La pièce semblait totalement dépourvue d’âme, mais Greg n’y accordait aucune importance. Il ne souhaitait pas avoir l’impression de s’être installé ici. Il voulait conserver le sentiment d’être de passage dans cette entreprise. Car, au fond de lui, sa véritable passion ne l’avait jamais vraiment quittée. Et malgré LA fâcheuse mésaventure arrivée il y a sept ans, un jour, il retrouverait le courage nécessaire pou... On toqua à la porte. Réalisant qu’il se tenait négligemment au milieu de la pièce en regardant par la fenêtre, Greg s’assit rapidement à son bureau en enlevant sa veste et donna l’ordre d’entrer. Micheline Rivart pénétra dans la pièce. Elle arborait son chemisier beige et son pantalon de tailleur trop serré qui imposait ses jambes maigrichonnes à la face du monde. Un fard à paupières rosâtre complétait le tableau. Cette femme donnait l’impression d’avoir quarante-cinq ans alors qu’elle venait tout juste de passer la trentaine. Micheline avait passé ces deux dernières années à démarcher les clients par téléphone et cela expliquait en partie son allure fatiguée, son teint grisâtre et sa haine envers les personnes heureuses en général. Dans l’esprit de Greg, le fait qu’elle vive chez sa mère et qu’elle soit probablement encore vierge était égale-
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ment en cause. Ou peut-être était-ce une conséquence, personne ne pouvait vraiment savoir. Greg avait souvent affaire à cette femme, car elle venait deux ou trois fois par semaine dans son bureau pour se plaindre de sujets divers et variés. Ce jour-là ne dérogea pas à la règle, elle s’assit et commença sans attendre : – Monsieur Dukovic... nous ne pourrons jamais respecter les objectifs quotidiens fixés depuis mardi dernier. Nous ne sommes pas des machines. Cette première remarque fit sourire Greg tristement. Passer ses journées à lire un texte d’une voix monocorde était d’un certain côté une tâche prédestinée aux machines. – Je sais bien Micheline, dit-il, mais vous ne sembliez pas trouver ces objectifs insurmontables pourtant... Elle bredouilla quelque chose et reprit : « Oui, mais après quelques jours, je me rends compte que des objectifs pareils, c’est de la folie ! Et en plus de ça, mon problème de cou n’est toujours pas réglé ! » Il respira profondément et décida de jouer le jeu. – Vous ne deviez pas voir votre médecin ? – Figurez-vous que je l’ai vu, mais il m’a prescrit de la vraie camelote ! Même une gamine de dix ans ne sentirait pas les effets de ces cachetons ! J’ai regardé sur l’Internet et je suis à peu près sûre que j’ai une cervicarthrose... Greg ne s’était pas préparé à une scène pareille, il était encore trop tôt. Mais dans le fond, il ne blâmait pas vraiment Micheline, déjà parce qu’elle passait pro-
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bablement ses rares jours de congé à faire des puzzles, mais aussi parce qu’aucun homme n’était là pour lui dire la vérité sur ce fard à paupières. – Je vais voir ce que je peux faire pour les quotas... – S’il vous plaît ! Je ne vois pas pourquoi on devrait rappeler les coiffeurs seulement deux jours après le premier démarchage, on va les effrayer en faisant ça ! Et puis, je ne vois pas pourquoi nous vendons ces serviettes à ce prix-là ! J’ai regardé hier le catalogue de la Redoute et... – Ce n’est pas de mon ressort Micheline, coupa-t-il, j’ai encore du mal à distinguer la différence entre une serviette en microfibre et une serviette classique… Elle se mit à brailler tout à coup : « La microfibre a un taux d’absorption jusqu’à trois fois et demie supérieur et... – OK Micheline ! s’écria-t-il avec un geste de la main, ce n’est pas là où je voulais en venir... – D’accord, mais vous allez parler à Monsieur Laffiette… ? » Il décida de se lever pour mettre fin à tout ça. – Oui, je vais parler à Roger et je vous informe de ce qui se décidera pour la révision des quotas. Il l’invita ensuite à sortir, se gardant bien de laisser paraître sa lassitude. Et lorsqu’elle se décida enfin à quitter les lieux, il referma la porte derrière elle en se demandant si briser la nuque d’un être humain était aussi facile que dans les films. Après cet échange, Greg décréta que c’était l’heure du café, bien que pénétrer en salle de pause était une
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véritable épreuve pour lui. Cela finissait toujours par déboucher sur des échanges verbaux avec ses collègues et c’était quelque chose qu’il essayait de vivre le moins possible. Il faut dire qu’il ne s’était pas attiré la sympathie de tout le monde en décrochant ce poste. Malgré ses vingt-huit ans, il occupait un poste à responsabilités, la direction des ressources humaines se trouvant au siège de Bourdon Furniture, dans le XV arrondissement de Paris. Il gérait donc seul l’administration du personnel, sous la houlette de Laffiette, qui lui avait accordé sa confiance totale dès son arrivée. Certaines personnes s’en offusquaient. Il avait jusque là toujours évité les affrontements ou les petites mesquineries de bureau, choses qu’il n’avait jamais cru vivre un jour, mais il s’était quand même résigné à faire profil bas et à délivrer le moins de cartouches possible à ces potentiels ennemis. Il faut bien dire que du point de vue professionnel, il était un peu l’ennemi de tout le monde. C’était chez lui qu’on venait se plaindre et c’était celui qui ne faisait pas avancer les choses. C’était celui qui connaissait chaque dossier, celui qui était au courant des petits secrets de chacun. Malheureusement pour lui, il ne pouvait pas sortir de son bureau en trombe et hurler à la cantonade qu’il n’en avait absolument rien à foutre de tout ça. Pour sûr, la vasectomie de X ou les deux mois de prison avec sursis sur le casier de Y étaient bien le cadet de ses soucis. Il était bien trop occupé par la bataille qu’il livrait quotidiennement contre lui-même, se retenir de regarder l’heure toutes les vingt minutes.
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Il alluma son PC et consulta son planning journalier. Rédiger un mail d’information concernant les demandes de congés pour cet été, faire passer un entretien d’embauche à onze heures et demie, classer quelques dossiers… Il avait ensuite prévu de déjeuner avec Julia, une amie qui travaillait dans un magasin de meubles, situé à quelques rues de Bourdon Furniture. L’espace réservé aux activités de l’après-midi était vide. Aujourd’hui encore, il allait avoir le temps d’hésiter entre le solitaire et le Freecell.
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Durant la matinée, Greg se surprit à regarder plusieurs fois par la fenêtre, mais il résista à l’envie d’aller fumer une cigarette. Ce qu’il avait dit à son patron en arrivant était vrai, il essayait de réduire. Vers 11 h 30, Vanessa, la réceptionniste, l’informa qu’un certain François Lousse était arrivé. Il ouvrit rapidement le CV qu’il avait reçu par mail quelques jours plus tôt et quitta ensuite son bureau. À la réception, il découvrit un garçon d’une vingtaine d’années, en costume, bien propret, une pochette de papier posée sur ses genoux. Malheureusement pour lui, la chaleur du mois de juin étant particulièrement redoutable cette année, le gel coiffant avec lequel il s’était englué la tête lui coulait en abondance sur le front. Le genre de détail qui vous ruine deux heures de préparation acharnée. – Bonjour, je suis Gregory Dukovic – la main du jeune était très moite – c’est avec moi que vous passerez l’entretien. – François Lousse, bredouilla ce dernier.
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Une fois dans le bureau, Greg invita le jeune homme à enlever sa veste et à s’asseoir. – Vous n’avez pas chaud ? – Euh, si... un peu... enfin, c’est l’été quoi..., répondit-il en tentant vainement de s’essuyer le front. Cela ne faisait nul doute que le stress commençait peu à peu à le gagner. Greg s’assit dans son fauteuil et jeta un rapide coup d’œil au CV qu’il venait d’ouvrir quelques minutes plus tôt. Il était quasi-vierge. La seule expérience professionnelle se résumait à une période de vendange qui s’étalait sur cinq jours. En parallèle, dans une section intitulée « centres d’intérêt », on pouvait lire : Voyage – Domino – Chien. Greg se frotta lentement le menton. – Alors, Monsieur Lousse, vous avez postulé pour un poste en télémarketing... – Oui... c’est bien ça... – Je vois que vous sortez tout juste d’un BTS commercial. – Oui... c’est ça... – Vous êtes presque surqualifié pour ce travail !, lança Greg en riant. Le jeune se mit à rougir et à marmonner quelque chose d’incompréhensible. – Non... plus sérieusement, vous savez quels produits nous représentons ? Le jeune homme haussa les épaules en faisant craquer nerveusement ses doigts avant de chevroter : – J’aurais dû me renseigner, mais je n’ai... enfin... je n’ai pas…
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– Aucun problème, croyez-moi, je comprends, dit Greg. – Non, mais j’ai fait des recherches, seulement... je ne me rappelle plus... euh... des chiffres... – OK... ce n’est vraiment pas un problème. – Non, mais je vous assure, j’ai été sur le site de Bourdon Furniture hier soir... – C’est une excellente initiative. Ce type commençait à l’ennuyer profondément. Et pourquoi se mettre à mentir ? Ce n’était pas comme si sa vie en dépendait. Il s’inquiéta alors. Et si, au contraire, ce type ne mentait pas, s’il était vraiment allé consulter les différents types de microfibres, les taux d’absorptions et les différents coloris sur le site internet ? Il pouvait le voir, dans sa chambre d’étudiant, avec pour seul éclairage son écran d’ordinateur dernier cri, consultant avec avidité les différents produits proposés par Bourdon Furniture. Victime de son imagination, il s’interrogea ensuite sur la manière qu’allait employer le jeune pour mettre fin à ses jours s’il ne décrochait pas le boulot. « Cet enfoiré trouverait même le moyen d’écrire une note avec son sang pour dire aux enquêteurs que c’est de ma faute ! » pensa-t-il, horrifié. François Lousse lui déclara alors d’une voix faiblarde : – Je n’ai pas regardé en détail la différence entre la microfibre et le reste quand même... vous pourriez peutêtre me renseigner là-dessus ? Ce fut comme un soulagement pour Greg. Ce jeune n’était peut-être pas encore irrécupérable. Puis il
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comprit que le garçon attendait vraiment une réponse et qu’il était totalement incapable de la lui donner. Sa brève dissertation sur les objectifs de l’entreprise, la naissance de ce nouveau marché et la recherche ininterrompue de profit parut malgré tout satisfaire son interlocuteur. Par la suite, ce dernier se détendit même, exposant en boucle ses motivations. Greg puisa beaucoup d’énergie pour ne pas bâiller. Au bout d’une dizaine de minutes, il décréta qu’il était temps d’en finir. – Bon... et bien je pense que nous avons fait le tour... Le jeune homme hocha la tête, parvenant enfin à respirer convenablement. Greg reprit : – Je vous rappelle dans la semaine pour vous tenir au courant... mais je pense qu‘il n‘y aura pas de problèmes. Par contre, n’hésitez surtout pas à me relancer si je vous oublie... vous avez mes coordonnées. Greg ne vit pas l’incrédulité se dessiner sur le visage du garçon, il était trop occupé à réunir discrètement ses affaires pour aller manger. Le soleil rayonnait dehors et Greg décida de marcher jusqu’au restaurant. Il avait déjà remarqué l’enseigne auparavant, mais il ne s’y était jamais risqué. D’après lui, un restaurant italien n’était pas censé servir du couscous. Mais ce jour-là, c’était Julia qui avait choisi et elle avait tenu à venir ici. Ils s’étaient rencontrés lors de
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l’anniversaire de la sœur de Greg, il y a un an et demi. Depuis, ils déjeunaient souvent ensemble et choisissaient l’endroit à tour de rôle. Au début, Greg s’était laissé impressionné par cette (fausse) rousse très sure d’elle, qui parlait fort et riait aux éclats sans se soucier du regard des autres. Cela lui procurait un certain charme et l’idée de coucher avec elle lui était bien entendu passée par la tête. Mais elle disparut relativement vite. Il apprit tout d’abord qu’elle était mariée (et alors ?), mais surtout, il découvrit très rapidement que pour Julia, la véritable culture se réduisait à savoir combien de fois Ross et Rachel avaient officiellement rompu. Et à côté de ça, Greg avait changé. Depuis sa dernière rupture il y a sept mois, il n’était plus vraiment capable de coucher avec une femme de façon purement primale. Une sorte de blocage s’était produit chez lui et en absence de – comme il disait – connexion psychique, le désir ne se pointait pas. Cela finissait toujours de la même façon : « Un 95C ne compense pas un vide cérébral pareil. » « Il y a une énorme différence entre faire l’amour avec passion à la femme que l’on aime et tirer son coup vite fait afin d’assouvir un besoin primitif... Tu me le copieras cinquante fois pour demain ! » Voilà ce que sa mère ne lui a pas assez répété. Pff... connexion psychique...
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Il entra et on l’installa à une table près de la porte vitrée qui donnait sur la rue. Julia n’était pas encore arrivée, comme à son habitude. Il jeta un œil autour de lui. Excepté un homme seul à quelques tables plus loin, le restaurant était vide. Des fanions aux couleurs de l’Italie étaient accrochés çà et là et l’énorme écran plat suspendu au mur contrastait avec la tapisserie vieillissante. Quelques tableaux y étaient accrochés, on pouvait d’ailleurs voir le prix sur certaines toiles, souvent une ou deux centaines d’euros. Ils représentaient tous la Tour de Pise, mais celle-ci était intégrée dans divers environnements. La Tour de Pise rongée par les flammes, la Tour de Pise perdue en pleine forêt vierge, la Tour de Pise flottant dans l’espace… De véritables horreurs. Lorsque Laura Pausini vint envahir le fond sonore, Greg prit conscience qu’il ne remettrait sans doute plus jamais les pieds ici. Il sentit son téléphone vibrer dans sa poche. C’était un SMS d’un ancien ami qu’il avait rencontré à l’université : « nouvelles œuvres exposées à la galerie vendredi à 20 h » Il lutta avec son smartphone pour tapoter une brève réponse. Son ancien Nokia 3510 venait de le lâcher et il se retrouvait maintenant avec un appareil high-tech dont il ne connaissait pas la moitié des fonctions. Pour lui, le plus dur à digérer était l’écran tactile. On lui disait souvent qu’il commençait à accumuler un retard consé-
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