Revenant de Waterloo par GrĂŠgoire Noetinger
Revenant de Waterloo
GrĂŠgoire Noetinger
Revenant de Waterloo
Prologue
Les blés étaient toujours aussi beaux, comme dans son souvenir. François imaginait des chevaux invisibles, gravissant sans fin la douce pente du plateau en direction du nord. Les épis ondulaient sous un vent qui semblait venir du fond des âges. Le cycle de la vie avait rétabli son empire. Au loin, des paysans étaient aux champs, pareils à de tout petits jouets, maigres soldats de plomb se reflétant dans les yeux verts perçants de l’ancien officier de l’armée française. A en juger par leur silhouette, il devait s’agir d’un homme, de sa femme et d’un de leurs gamins. Ils faisaient danser, sereins et harassés, de grandes faux dans les airs. L’été était déjà presque arrivé et, avec lui, le début des moissons. C’était le temps d’une nouvelle génération, le temps d’une régénérescence. Pourtant. Le corps, lui, n’avait pas oublié. À mesure qu’on était revenu, il s’était contracté, tétanisé, souvenu. L’épaule droite. Le soleil dans un sabre soudainement dégainé. Le hennissement furieux du cheval gris tacheté sous la lame. Les sens de François se réveillaient lentement, faisant remonter à la surface, en salves éclatées, les impressions de cette journée folle. Cette journée folle qui semble‑ rait n’avoir jamais été, pour qui passerait pour la première fois par ici, sur la route de Bruxelles, entre ces champs paisibles, à moins d’une demi‑lieue au sud de la petite ville belge de Waterloo. Rien ne semblait plus étranger à toute cette campagne que les tremblements de l’histoire, ses évolutions effrénées, ses chemins de fer,
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ses fers qui s’entrecroisent au prix du sang. Pourtant, il y avait eu ce 18 juin 1815. La bataille… « Vingt‑deux ans demain, déjà… », pensa‑t‑il. « Comment cela a‑t‑il pu passer si vite ? » Le regard de François bascula dans l’absent. Ça sentait la poudre noire, la foudre, le nuage… « Feu ! » À vous en enivrer les sens. Qu’on avait appris à l’aimer le fusil modèle 1777, alors. C’était partie du spectacle. Et le cœur gonflé par la musique. « La victoire est à nous ! ». En cadence ! Le bras tendu, l’épée brandie. « En avant ! » Puis l’inquiétude. Les chevaux. La mitraille. La criaille. La déban‑ dade. Et alors, le silence. Plus le tambour. Personne. Et le cheval, surgi de la mort, l’œil rond, sous son uniforme rouge sanglant. La baïon‑ nette… La lame… Au terme du long voyage qu’il avait décidé d’entreprendre en Belgique, il était de retour. Enfin. Les cheveux sous la brise pliaient… Ils avaient commencé à gri‑ sonner. Les plis de son vieux manteau râpé qui lui faisait comme une cape se soulevaient de temps à autre, alors que le soleil commençait à tomber. Et François restait immobile. Une larme s’était formée au cœur de son œil gauche. Elle coulait lentement le long de sa joue. Il lui fallait accomplir ce pour quoi il était venu. Retrouver l’endroit, l’instant. Il toucha sa poitrine… Avait‑il pu disparaître sous la terre, s’envoler dans les cieux, s’échapper de ces lieux que François reconnais‑ sait de tout son corps comme étant ceux‑là… Il devait en avoir le cœur net. Il allait remuer ciel et terre, tout. Telle était sa mission, son devoir, son besoin. Il ne pouvait plus laisser le passé le ronger.
Dans son uniforme flambant neuf du 2e régiment de dragons de l’armée britannique, ces intrépides cavaliers d’Ecosse que l’on appelait les Scots Greys, le lieutenant Thomas Tremblay n’avait plus guère le temps de tergiverser. Accoudé à la petite table en bois de sa chambrée, l’encrier dans la main gauche et une plume dans la main droite, il se mit à écrire, alors que son sabre, pendant de sa ceinture, et d’une lame bien rangée dans son fourreau, venait épisodiquement chatouiller le sol en terre dure en esquissant comme une étoile. « Northfleet, le 14 avril 1814, « Mother, Pour la première fois de sa vie, il allait tout falloir quitter, havre de paix, douce compagnie, pays… Tout ça pour le Duc. Et l’aventure ! Depuis qu’il en rêvait, du haut de ses vingt‑ans prêts à tout embraser. Mais son cœur se serra légèrement. Il reprit son écriture : « Me voilà dans l’obligation de m’ éloigner de vous tous. Je pars demain… » Cette fois, cela ne serait pas pour les charmes de Buenos Aires, où étaient partis certains de ses amis, il y a quelques temps, pour en revenir auréolés d’histoires et de soleil, non. Le continent. Ostende… « pour le continent européen, où nous devrons faire face aux Français. »
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Tel était le prix d’une vie d’engagement. Telle que Père l’avait voulue. Lui qui lui avait acheté sa charge d’officier, comme cela se faisait alors dans l’armée britannique. De lui, il avait aussi hérité d’un corps solide. D’un regard vif sous des cheveux couleur laine de mouton noir. Comme lui, il taillait, désormais, chaque jour, une moustache fine et stricte. La guerre se précipitait, avec ses voyages, ses rencontres, ses incer‑ titudes. « Je reviendrai bientôt, et je l’espère, victorieux. » Ce n’était pas tous les jours qu’on levait le camp pour aller af‑ fronter « l’Ogre » insatiable. Ce général Buonaparte, ce Guillaume, ce Cromwell qui avait fait trembler l’Europe pendant quinze ans… Vaincu un an plus tôt par toutes les armées de l’Europe coalisées contre lui, avant d’être accroché à son rocher de l’île d’Elbe dont on l’avait fait roi, celui‑ci avait réussi à s’enfuir, à débarquer en Provence, et à reconquérir son trône sans un coup de fusil. Fascinant personnage tout de même. On allait enfin le voir pour de vrai… pour le vaincre. Il se prit à rêver : « et si, moi aussi, après vous avoir vaincu, je devenais ce général, ce héros, ce nouveau Robert Bruce… ». Il sourit, en levant les yeux vers le plafond. « Père… ». « Tendres baisers. Thomas »
« Allez, tiens bon ! » murmura‑t‑il à son cheval, lancé dans un galop pénible. Comme si cet encouragement était aussi et avant tout pour lui‑même. Et il la voyait souffrante, la bête, fléchissante. Pas le choix. Il fallait fendre la nuit à tout rompre, au grand galop. Encore et toujours la nuit. Ça valait mieux que les uniformes noirs lancés à sa poursuite. Leur échapper. A tout prix. Et il filait comme un bagnard cavalcadant sous le feu de ses geôliers, lui, le fugitif traqué. Quel drame ! Un coup du sort… En quelques heures à peine, son sort s’était scellé. « Qu’on me donne une bataille ! Une seule autre bataille… », pria‑t‑il, alors que dans le fin fond des ténèbres, un canon tonna tout à coup comme la foudre. Tellement fatigué, il avait oublié ses jambes et tenait inconsciem‑ ment les rênes, les épaules rentrées, la tête baissée, le menton contre sa poitrine. Il imaginait des étincelles sous les sabots heurtant le sol tellement ça fracassait la nuit, ça vous trimbalait de haut en bas, de poumon en rate. C’était à se demander qui peinait le plus entre la pauvre bête de somme assise et celle qui la supportait sur son dos. Il était peut‑être temps d’arrêter le cheval et d’en finir avec tout ça, une fois pour toutes. Après tout, il était encore possible de faire demi‑tour. L’issue n’était pas si loin… L’épée. L’honneur. L’histoire. Et puis non. Il ne pouvait pas, il ne devait pas en être ainsi.
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Alors… la fuite. Comme de la vulgaire canaille… Ces fichus jean‑foutre ! Cette satanée boue… « Non mais regarde‑toi… » se dit‑il dans un élan de désespoir, blessé dans son amour propre. Et dans le même temps il regardait son ombre défilant sur le sol. « Peux‑tu n’être plus qu’une ombre, toi ? » ne put‑il s’empêcher de penser. Comme pour appeler à sa propre révolte. « Ah ! Joséphine », fit‑il, en pensant soudainement à sa première femme. Il caressa son cheval, un magnifique pur‑sang arabe qui répondait au nom de Tauris. Brave bête… Il n’en pouvait plus. « Halte ! » hurla‑t‑il, usé de tout.
Cela devait être à quelques centaines de mètres à peine… Quelle sacrée bataille que celle‑là, entre toutes, Parbleu ! C’est qu’on en avait vus des paysages avec l’Empereur, mais des champs de blé comme ceux‑là… C’était à vous rendre le Brabant mé‑ morable, immémorial… C’était si paisible au départ, pourtant. Ça n’avait rien demandé à part continuer à vivre tranquillement sa peine du jour, à la traîner de saison en saison, d’une année sur l’autre, comme elle était passée d’une génération à la suivante. Et plus personne ne fauchait dans les champs. Tout était redevenu calme, du calme de cette nature qui n’a cure de nos guerres, dans sa sagesse de l’éternel renouveau. « Ne l’avions‑nous pas été pourtant, ce renouveau ? » se demanda François. Il poursuivit : « Faut croire qu’on avait fait notre temps, nous aussi. Combien t’en avais vu mourir comme ça, criant comme autant de nouveaux nés… » Ils s’en étaient allés, à Dieu‑va, renouer avec toute la mer énorme de ceux qui dorment déjà là‑dessous depuis des lustres sous nos pieds à nous, hommes de maintenant. Ils en étaient revenus à l’éternel. C’était aussi pour ça qu’il fallait vivre et continuer. Pour eux. Arrachant délicatement un épi de blé de la main droite, il baissa son regard sur sa poitrine, sur cette Légion d’Honneur qu’il avait si souvent portée. Il l’imaginait encore, sur son dernier uniforme : celui de lieute‑ nant du 45e régiment d’infanterie de ligne, de 1815, de Waterloo. Elle n’était plus tout à fait droite, alors, sa croix. La couture était à refaire.
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Usée par les années… Tanné par les batailles et les campagnes, et le temps qui érode tout, le métal avait quelques branches cassées. Mais, à tout perdre, des branches, c’était toujours mieux que le cœur. Et on la préférait comme ça, à la rigueur. Ça ne lui enlevait rien. Ça lui ajoutait même du cachet. Il pensait malgré lui à ces gamins rigolards sur le bas‑côté vers Villers‑Cotterêt qui lui avaient dit une fois, en regardant sa décora‑ tion : « Tu paieras pas grand‑chose avec ta babiole ». Ce devait être pendant la campagne de France, en 1814, quand tous les ennemis de l’Empire déferlaient sur Paris comme pour se venger d’avoir si longtemps vécu sous le joug de Napoléon. « Babiole »… Elle avait peut‑être vu plus de kilomètres qu’ils n’en verraient jamais, ces pauvres gosses… jusqu’aux confins de l’Empire. Ah ! Et celles de tous ces vieux soldats, tout ce qu’elles avaient pu traverser… Toutes ces contrées des plus moroses aux plus magiques, des Pyrénées la peur au ventre, à Moscou les pieds en sangs mais enivrés. Elles en avaient bu jusqu’à plus soif des drames à l’eau de vie, de la liesse humaine. Elles étaient aussi restées avec tant de vieux compagnons là‑bas, ces croix, dans le froid brûlant de la Russie, en Silésie, à Saragosse… sur des poitrails. Elles y poussaient peut‑être même en fleur nouvelle maintenant… Il ne la portait plus. Elle avait tout de même orné sa vie… qui aurait été prête à se sacrifier sur un ordre, pour cette idée qu’il se faisait, à l’époque, de ce que c’était que d’être un homme de cœur, au service de son pays. Cette vie, qu’il devait vivre, en pensant à toutes ces fleurs qui étaient restées en terre, ici, ou ailleurs. Il était le témoin vivant de ce tremblement. Etreint par l’émotion, il regarda l’épi de blé qu’il tenait dans sa main droite. Le soleil était tombé. Il commençait à faire frais. Il allait bientôt falloir rentrer à l’auberge. Mais avant cela… Il revint par le chemin qu’il avait emprunté sur la route de Bruxelles et regarda sa montre. Là, il s’arrêta, restant fixe quelques instants, avant de commencer à faire les cents pas, comme s’il attendait quelque chose. Ou quelqu’un. « Puisse‑t‑il faire vite… » se dit‑il en lui‑même, en se frottant les mains.
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Un cheval au triple galop ne tarda pas à se faire entendre… Enfin. François reconnaissait la robe marron du pur‑sang. « La Débrouille ! » pensa‑t‑il. La Débrouille, comme on l’appelait alors, était un ancien du 45e. Comme François. Un vieil ami. Celui‑là connaissait tous les chemins de traverse, le moindre raccourci, chaque taillis. Grâce à lui, François était parvenu à en rentrer entier, quand tant avaient dû cavaler à tout rompre pour espérer sauver leur peau, quand ils ne l’avaient perdue, devant les Prussiens qui avaient eu pour ordre de pourchasser les Français en pleine déroute. L’ironie de l’histoire avait voulu que ce soit là, pendant cette triste retraite vers la France, que les deux hommes se connussent. Après tout, la mort ne vous courait pas après tous les jours. Alors, ça créait des liens. Un vrai filou que celui‑là… On aurait pu penser que c’était parce qu’il connaissait l’endroit, mais du tout ! La Débrouille avait toujours su s’en sortir. C’était peut‑être ce qui le définissait le mieux. Il n’y avait pas un pétrin duquel il ne se soit pas tiré, en cinq ans de guerre sous l’uniforme français. De fait, il était de ces soldats agiles et générale‑ ment de petite taille qui étaient vos anges gardiens sur le flanc gauche, ceux qu’on pouvait envoyer en éclaireur sur les positions adverses pour tirailler, et qui pouvaient cavaler sous le feu ennemi en virevol‑ tant comme un chat, increvable et intrépide. On les appelait les vol‑ tigeurs. Habiles tireurs entre tous, ils n’avaient qu’une seule faiblesse : les combats au corps à corps, qui étaient souvent, hélas, le dénouement inévitable de toutes les batailles. Il était de ces hommes qui regardent toujours la mort avec un regard amusé, peut‑être parce qu’ils l’ont longtemps côtoyée de très près, suscitant la rage de leur ennemi, en le poussant à la faute. Comme si le chat qui paraissait sommeiller en eux leur confiait dans les moments de danger qu’il ne fallait pas s’en faire, qu’ils avaient toujours une autre vie. Il y avait comme une croyance en son propre destin, une confiance totale dans la vie capable de déstabiliser n’importe quelle ligne adverse. C’était à se demander s’ils vivaient dans une ironie lucide ou bien dans une insouciance enfantine. Mais, pour lui, la guerre à laquelle il avait été obligé, était, au fil du temps devenue un jeu, une façon plus parlante de vivre. Et il vous regardait aujourd’hui
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avec le même sourire, la même frimousse de gamin qui sourit à l’exis‑ tence, qu’à la veille de son incorporation. François et lui avaient entretenu une correspondance régulière depuis 1815, et La Débrouille était venu accueillir l’ancien officier, la veille, alors qu’il s’en revenait des Flandres. Du croisement de la route, et comme le cavalier approchait à vue d’œil, le voyageur lui fit un signe de la main auquel l’autre, tout en tenant les rênes, ne tarda pas à répondre de dessous une ample capote envolée dans le vent et un sombre chapeau. Il était arrivé de nulle part, comme s’il savait dès le départ que François serait là pour l’attendre. A peine descendu de sa monture, il fut interpellé par l’ancien officier : – Alors, tu as pu te renseigner ? – Oui, fit l’autre. – Et… Est‑ce qu’elle viendra ? François voulait parler de la sœur de Le Bel, soldat valeureux du 45e, tombé sous ses ordres, ce jour‑là, à Waterloo. Belge et beau garçon, on lui avait confectionné le sobriquet de « Le Bel », comme il était alors coutume de le faire. « Le Bel, faudrait pas que tu t’abîmes la figure ! », lui disait un vieux caporal à qui il ne restait déjà plus qu’un œil. « Qu’est‑ce qu’elle pensera ta sœur ? ». « Le Bel… » pensa‑t‑il. L’ancien officier fut tiré de sa rêverie : – Comme tous les ans, mon lieutenant, ne put s’empêcher de lâcher ce drôle de Louis De Cerf (qu’on pouvait écrire aussi Decerf en un seul nom, comme il se plaisait souvent à vous le rappeler), qui semblait être heureux de se remettre dans la position du subordonné, qu’il n’avait pas connue depuis des années, lui qui s’était lancé dans un tout autre commerce… Ah ça ! Il en avait pris du grade ! Maréchal ! Mais c’était pour ferrer des bestiaux. Pas de ces Maréchaux qui s’étaient habitués aux habits étoilés et dorés, c’était un ancien sergent. La voix de François se fit souriante dans le crépuscule, chaleureuse : – Et… est‑ce que tu penses que je pourrai la voir ? Louis se fit moins assuré. – Oh ! La voir, ce n’est pas un problème. Mais lui parler en revanche, je pense qu’il ne vaut mieux pas.
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– Cela m’aurait fait plaisir… fit François, emporté dans un élan spontané. – Oui, je le sais bien. Mais, je la connais. Trop de mauvais souve‑ nirs… – Mais pourtant… Elle vient… – Oui… acquiesça La Débrouille. – Toujours… François gardait son regard fixe, l’autre voulut objecter : – Mais… – Chaque année, pour rendre hommage à son frère, conclut François. – Oui mais seule. C’est très intime. Ça compte beaucoup pour elle. Elle se sentirait trahie si quelqu’un débarquait à ce moment‑là, pour lui parler de son frère… – Il fut un grand soldat ! asséna François. – Oui, et mon meilleur ami, renchérit La Débrouille. Après quelques secondes, où l’ancien officier donna l’impression de réfléchir quant à l’attitude à adopter, il répondit finalement à De Cerf, résigné : – Tu as raison après tout. Soit ! Je ne lui parlerai pas. J’irai de mon côté, faire ce que j’ai à faire. – D’accord. – Mais, merci en tout cas de m’avoir aidé… Y‑a‑t‑il quelque chose que je puisse faire pour toi ? – Venez me voir demain, à Bruxelles, avant de repartir pour de bon. – Entendu. – J’ai déjà un billet pour la voiture de Namur qui remonte à Bruxelles en fin de journée. – Oui, je connais. Eh bien, à demain… – Merci encore ! A quoi pourrai‑je la reconnaître si elle vient ? – Elle portera un bouquet de fleurs blanches. Mais n’oubliez pas, pas un mot… Promis ? – Promis. – A demain soir alors ! Et le cheval se déchaîna sur les pavés, à les faire éclater. Le ciel était clair, avec des teintes allant du bleu gris au rose orangé. Déjà des étoiles nombreuses avaient envahi la toile. Dans les yeux
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de François, c’était comme si l’espace d’un instant, elles étaient devenues quelques‑uns de ces vieux camarades de route, qui, dans un ultime assaut auraient conquis la voûte céleste pour lui faire signe de ne pas les oublier. Dans la lumière du couchant, et alors qu’il s’en retournait mainte‑ nant à pied par le chemin à l’auberge où il avait pris une chambre pour la nuit, les traits de son visage finement taillé se révélaient. Pas tout à fait rasé, légèrement cerné et marqué dans ses traits par les années, il imprimait cette dignité rude, granitique et chaleureuse de certains paysans. Sa joue droite était ornée d’une belle cicatrice. Celle‑ci semblait partir de l’oreille, dissimulée en son départ sous une roufla‑ quette poivre et sel, et s’achever au niveau des molaires, sur une joue où le temps, le froid et la faim avaient creusé un léger fossé. Se retournant un instant vers le couchant, il posa son regard de l’autre côté de la route sur tous ces champs qui avaient, eux aussi, été creusés durant les dernières années. On y avait prélevé hotte sur hotte de terre d’histoire à dos de femmes et d’hommes entre 1824 et 1826. Tout ça pour construire cette Butte de Lion. On irait la visiter, peut‑être. Dire qu’ils avaient fait tout ça pour un Prince, le Prince d’Orange, qui avait été blessé là. Si on avait édifié des monuments pour tous les pauvres diables blessés depuis que François était soldat, il n’y aurait plus guère que des buttes et plus le moindre champ de l’Est de la France à la Volga. Enfin, c’était bien le privilège du vainqueur.
Il relut sa lettre : « Denderhoutem, le 5 mai 1815, « Mother, Tu seras sans doute bien heureuse de recevoir cette lettre. Je me réchauffe à l’ idée de te voir la décacheter et la lire. Nous voilà bien arrivés le 20 avril dernier sans encombre à Ostende. Je suis logé chez d’aimables habitants qui m’accueillent pratiquement comme si j’ étais le Régent. Tu n’as guère à t’ inquiéter, tout est très calme ici. Bony semble avoir décidé de rester en France. Aussi, au point au nous en sommes, je ne serais pas étonné que nous rentrions bientôt en Angleterre. Je tâcherai de te ramener quelque beau tissu si j’en ai le temps. Je t’ écrirai bientôt. Embrasse la petite Jane pour moi. Dieu veille sur vous tous. Tendres baisers. Thomas » C’était parfait. Maintenant à l’autre, vite. Il commença à écrire.
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« Denderhoutem, le 5 mai 1815, « Mon très cher Frère, » Il fallait lui dire la vérité.
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« N’ayant que toi dans la famille à qui je puisse tout dire, sans avoir à craindre que cela cause une trop grand inquiétude à Jane ou à notre mère, j’ éprouve le besoin impérieux de t’ écrire. Je me trouve actuellement stationné aux Pays‑Bas, où je suis arrivé il y a quelques jours, le 20 avril dernier, avec l’ensemble de mon régiment. Quel spectacle à l’embarquement ! Toutes ces femmes avec des enfants et des bébés sur le dos, en train de pleurer et de jeter un dernier regard sur leur mari. C’ était beau à voir. Et en même temps, dans ces larmes, l’ inquiétude, le désarroi… Si Bonaparte était vraiment un boucher à la tête d’une armée de furieux, on ne pouvait que compatir avec elles dans cet élan. « Est‑ce qu’ il reviendra ? ». « Peut‑être est‑ce la dernière fois que je le vois… » devaient‑elles se dire. Pour moi le problème ne se posa pas. La traversée dura à peu près cinq jours, durant lesquels je dois avouer avoir un peu eu le mal de mer. Pour tuer le temps, je sortais de temps en temps sur le pont pour fumer grâce à la superbe pipe que tu m’avais offerte l’an passé. Parfois nous faisions des échanges, et je prêtais ma pipe contre une prise de tabac. Ces quelques jours furent quand même l’occasion de rencontrer quelques gars du régiment : Callaghan, Clarks, Johnson… De braves types. Figure toi qu’un autre, qui vient aussi d’Edimbourg et que je ne connaissais pas, le sergent Robert Thomson, m’a juré qu’ il te connaissait et qu’ il était l’un de tes amis au temps de l’ école. Il m’a demandé ce que tu devenais. Il ignorait ton mariage. Il m’a tout de même fait promettre de te saluer quand j’aurais l’occasion de t’ écrire. Le temps était au crachin, mais le commandant de bord nous jura qu’on n’avait pas à se plaindre de la mer. « Je l’ai déjà vue pire que ça… Bien pire que ça ! » me lança‑t‑il tout fier un soir où mon malaise m’avait obligé à me pencher par‑dessus‑bord. Je pris cela comme un apprentissage. Dès que nous aperçûmes la terre, mon mal cessa. Mais nous n’ étions pas encore au bout de nos peines. Tu n’ imagines pas ce que nous avons vécu avant même d’avoir touché terre. En arrivant à Ostende par une mer
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démontée et sous un ciel gris mêlant pluie et vent en rafales, notre bateau a manqué de rater l’entrée du port, et de se fracasser sur la jetée. Quelle scène ! Pris dans une houle terrible, nous avions heurté la jetée du port dans un grand fracas qui eut pour effet d’envoyer valser tout ce qui se trouvait à bord de notre fatras de bois. J’avais craint le pire et levé les yeux à la pluie et à la foudre, pour une ultime prière à Dieu. Nous étions à deux doigts de la terre ferme, et pourtant si soumis à la tyrannie des eaux. C’eut été dommage après tout ce chemin de mourir là. Je commençais tout juste à m’adapter aux aléas marins. Fort heureusement, la coque n’avait pas été brisée sous le choc, et le Commandant, malgré une manœuvre hasardeuse, était resté imper‑ turbable. « Le seul moment amusant de la traversée », s’amusa‑t‑il à dire après. Il avait envoyé promptement la haussière à des soldats belges que l’ inquiétude avait amené à sortir de leur corps de garde. Alors qu’autour de nous d’autres navires arrivaient, que des dragons légers débarquaient déjà à la faveur de la marée basse, ce fut bientôt notre tour d’envoyer la quille toucher le fond pour revenir à la terre ferme. Mais alors ce fut la plus grande cohue de toute ma vie. Des matelots, commandés par un certain capitaine Hill, nous avaient abordés et sitôt sur notre navire avaient ordonné que tout passe par‑dessus bord au plus vite afin d’ être totalement débarqué pour la nuit. Chevaux, harnais, hommes. Cette vaste soupe me semblait irréelle. J’avais surtout hâte de toucher terre. La marée continuait de baisser, ce qui diminuait la distance à traverser dans l’eau. Mais plus le bateau se vidait et plus mon tour approchait. Comme les autres, je dus me débattre dans l’eau, saisir fermement la corde qui nous reliait au rivage, avant de m’asseoir sur la plage. Tout le monde était trempé. Froid. L’ordre revenu, les esprits, les corps et le matériel à sec, nous étions entrés dans les terres dans les jours qui suivirent, en suivant la route de Bruxelles. Toutes sortes de bruits circulaient. On entendait parler d’une attaque surprise imminente des Français. Qu’ il ne fallait pas négliger que Buonaparte était réputé pouvoir frapper où et quand il le voulait en un éclair. De fait, tout le monde à terre était fébrile. Il fallait se presser. « Le Duc a dit qu’ il fallait faire ceci ». « Le Duc recommande de ne pas faire cela ». En fait, le Duc avait peur. Il redoutait au plus tôt une attaque française et jugeait que l’armée n’ était pas encore préparée pour y faire face.
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En effet, devant un tel affolement, heureusement pour nous que le petit Corse, avec son flair légendaire, n’avait pas choisi cet instant pour nous attaquer. Je n’aurais pas donné cher de notre peau. Certains affirmaient qu’ il avait pactisé avec le diable en personne. D’autres encore, qu’ il ne se repaissait qu’après avoir bu assez de sang. Légendes… Tout cet affolement est retombé. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, c’est précisément cela qui m’ inquiète. Dieu sait quel stratagème de génie prépare en ce moment même peut‑être Napoléon dans le but de nous rejeter à la mer. L’affronter serait une forme d’ honneur. N’est‑il pas après tout, le meilleur de nos ennemis ? Beaucoup le méprisent, voient en lui un monstre, un homme bestial, sanguinaire et primaire. C’est une erreur que n’a pas faite le Duc de Wellington, fort heu‑ reusement, et c’est tout à son honneur. Nous n’avons pas été malchanceux de l’avoir à notre tête. Au‑delà de ses côtés sombres, le petit général français qui a un temps placé une partie de l’Europe sous son joug, a des qualités exceptionnelles. Nous en avons déjà parlé ensemble l’ hiver dernier au coin du feu. Père aussi le pensait. Bien que ma conscience morale et ma foi en Dieu m’ inter‑ disent de cautionner la totalité de son œuvre, je confesse que je ressens une forme d’admiration pour cet homme si honni de notre côté de la Manche. Peut‑être est‑ce là l’air du continent qui m’a tourné un instant la tête. Ou bien le vin : de Bordeaux, de Bourgogne, de Reims, qu’on trouve ici à deux francs la bouteille. Je t’en ramènerai. Nous avons pu changer nos billets de banque : 18 francs pour un billet d’une livre sterling. Ça laisse bien de la place pour quelques litres, que nous partagerons à mon retour ! J’espère que tout ceci finira dans le bon ordre pour nous. Je te promets de te tenir informé dès que j’en aurai le loisir. C’est toi que je contacterais si jamais je venais à avoir un souci. Mes hommages à Helen, ainsi qu’aux enfants. Je me réjouis à l’ idée de les revoir bientôt pour jouer au cheval. Ton frère dévoué, Thomas. » Il releva la tête et plia la feuille sans même la relire pour l’envoyer. Il n’en aurait pas eu le temps. Tant pis pour les fautes d’orthographe. C’était une bonne chose de faite.
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Il écoulait désormais des jours calmes et paisibles aux abords de Denderhoutem, où il était désormais logé. Ses hôtes, les Rombeke, étaient une vieille famille de la région, qui avait acquis des biens et des terres au fil des générations. Vivant des revenus de la terre et de l’élevage de chevaux, ils étaient devenus d’importants propriétaires terriens de la région. Tout cela aurait été parfait si… « Ça y est ! Tu as fini d’écrire ? » Lui lança William Pierce, autre jeune lieutenant de son unité qui partageait désormais, et temporairement, le quotidien de Thomas chez les Rombeke, où les deux jeunes hommes occupaient chacun la chambre de l’un des fils de la famille. Ces quelques mots avaient sonné comme un dur rappel de la réalité, car Thomas avait du mal à supporter cet arrogant jeune officier de la région du Lothian. A tout juste vingt ans, c’était comme s’il avait déjà tout vu et tout fait, avec tout juste ce qu’il faut d’habileté pour pouvoir vous prouver qu’il maîtrisait mieux le métier que vous. Il avait cette insolence de celui auquel la nature a accordé ses grâces, incontestable‑ ment, que cela soit pour l’exercice du commandement ou sur le plan physique, et qui ne perd jamais une occasion de réaffirmer sa supé‑ riorité. Il se plaisait ainsi à donner des conseils du haut de sa superbe magnanime, lui qui ne semblait aspirer qu’à arriver et à briller. Ainsi, du moins, pensait Thomas Tremblay. – Oui, j’ai fini, lança ce dernier dans un soupir. – Comment peux‑tu passer autant de temps à écrire ? lui demanda l’autre, qui non content d’être entré dans la chambre de Thomas, était venu s’allonger sur son lit, et jouait à présent avec le sabre de ce dernier, qui n’avait encore jamais servi, en envoyant des coups en l’air vers le plafond. – Veux‑tu bien cesser de t’amuser avec mon sabre, s’il te plaît ?, lui fit Thomas en apercevant l’autre. – C’est bon, j’arrête... répliqua‑t‑il, en plaisantant à moitié. Mais il n’y a rien à faire ici, je m’ennuie. Si encore il y avait les Français.... Il fit encore de grands gestes avec la lame en direction du ciel, pour combattre cet ennemi qui n’était pas là.
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