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ISBN : © Greg Hocfell, SK, 2014.
Greg Hocfell
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nouvelle
Les événements et les personnages de cette nouvelle sont purement fictifs. Toute ressemblance avec des faits s’ étant produits ou avec des personnages existant ou ayant existé ne serait que pure coïncidence et ne saurait engager la responsabilité de l’auteur.
Au Monsieur, et aux fans du Monsieur...
C’était une journée comme je les déteste. Celle qui commençait par les mauvais réveils, les mauvaises décisions, les mauvais gestes. J’avais renversé la moitié de mon gobelet de potage « velouté de tomate/ basilic » dans le hall de l’hôtel Rivendsen, le garçon avait daigné se dévisser le séant de son sacro-saint siège, derrière le comptoir de l’accueil, pour apporter de quoi éponger mon pantalon, le seul que j’avais, le seul avec lequel je me présenterais devant Monsieur Everson, pour négocier la dernière phase, la plus importante du contrat avec StoreGarden Components. Claire était une secrétaire admirable. Le dossier qu’elle m’avait concocté était bien rôdé. Malgré le moral qui était au plus bas à Support&BraceYourself, Claire ne désemparait pas, elle travaillait d’arrache-pied, gardait son sourire d’ange, et nous préparait le meilleur café de tout le Colorado ; elle n’avait pas seulement hérité du sourire de cet ange, elle en avait l’énergie, l’âme, la force. Nom de dieu. C’était la Crise, la « Super Crise » depuis la période d’expansion des subprimes, les statistiques rejouaient la scène biblique de la multiplication des pains mais avec
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des chômeurs, et mon fils, analyste-programmeur, pouvait s’estimer heureux de tapiner à mi-temps dans une boîte traitant les archives d’autres boîtes ; il y classait des documents, fumait trop de cigarettes durant les innombrables pauses sauvages, et gagnait tout juste de quoi colmater les fuites que faisaient les charges sur son « pouvoir d’achat » gangrené chaque mois. Il galérait, j’avais aussi galéré... le temps de retrouver un job au coin de la rue pendant que dix autres me tendaient la main. Mon branleur s’en sortait à peine mieux qu’un réfugié Mexicain gavé de toutes les aides sociales inimaginables, un taf de 10 heures par semaine était une bénédiction, le gros lot, la chance qui s’était décidée à se sortir les doigts du cul. Tiens, à propos de doigt... J’en étais à deux de la retraite mais craignais de ne plus en être séparé que par un seul : le majeur, tendu, un doigt d’honneur divin. Autant dire de suite que je suis remonté dans ma Dodge de très mauvais poil. J’ai commencé par mettre la radio. On y passait de vieux tubes, d’ordinaire, entrecoupés de rares bulletins d’actualité. Cette fois, la rédaction était en effervescence. Un carton venait d’être commis, à l’occasion d’une avant-première, dans le Colorado même ; Obama et
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Rommey venaient de poser les armes, ils se rassemblaient pour transmettre leur affliction et leurs plus sincères condoléances aux proches des victimes, des victimes qui étaient venues pour se changer les idées, fuir ce monde de plus en plus perturbé en admirant les péripéties d’un sombre super-héros aux ailes membraneuses... Un fils d’élu (on ne l’apprendrait que plus tard) était venu dans la salle faire sa séance de tir aux pigeons. Probable qu’il avait sourcillé d’étonnement en entendant soudain les pigeons hurler de façon très humaine. Il avait pressé la gâchette de plus belle... J’ai augmenté le son, je voulais savoir ce qui avait bien pu se passer dans la tête d’un jeune homme, promis à des études sans fausses notes, à un avenir professionnel brillant, (j’ai pensé fort à mon fils, à l’état dans lequel je me retrouverais si j’apprenais qu’il avait endeuillé des centaines de familles, des gens qui ne penseraient qu’à une seule chose pour le restant de leur vie : se venger et maudire les miens et mes descendants jusqu’à la fin des temps, bon sang de nom de dieu)... J’avais l’esprit assez noir de merde comme ça pour ne pas ajouter celle que j’écoutais de toutes mes oreilles, ce matin du 20 juillet 2012, où la météo des
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plus ensoleillées devenait obscène à éclairer de mille feux le malheur de toute une population. La Dodge a cherché en vain à attirer mon attention pendant le premier quart d’heure du trajet, où je me suis surpris à faire toucher la pédale d’accélérateur au plancher plus d’une fois sur une route d’État des plus surveillées. Elle avait une soif à en allumer tous les voyants du tableau de bord. Je me rappelle avoir lâché un « putain de merde » en ressentant les premiers hoquets. Pas les miens, non, ceux d’une mécanique de monospace frisant les 110 000 kilomètres et qui, jusqu’à ce jour-ci, n’avait jamais failli durant un voyage, aussi long et éprouvant fut-il. Les soubresauts m’ont donné l’impression d’être secoué par des mains de géant, un gros singe genre King Kong (film revu la veille à l’hôtel, ce qui expliquait peut-être l’envolée de mon imagination d’ordinaire assez limitée), un poids lourd aurait tout aussi bien pu choisir de me rentrer dans le derrière, je n’en aurais pas été plus étonné ; pour ma part je me suis contenté d’appuyer deux fois plus sur le champignon, j’ai compris que le boitier de vitesse automatique passait un sale quart d’heure et qu’il ne manquerait pas d’en référer à ses supérieurs hiérarchiques. Le retour de bâton ne s’est pas fait attendre, je suis tombé en panne les secondes qui ont suivi. Au
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bord de la route se dressait un panneau de chantier, le promoteur immobilier assurait que la maison de mes rêves pouvait être livrée avant la fin de l’année 2013, avec un financement au modus operandi très attractif, mais la forêt de conifères semblait reléguer tous ces beaux rêves aux oubliettes, elle était de chaque côté de la route, impénétrable, et j’ai repéré deux choses de justesse : une aire d’arrêt d’urgence, quelques 50 mètres devant, et un autre panneau, défraîchi, qui penchait, en forme de flèche : Oil UpLoaded 100 m. Je suis sorti en jurant mille « nom de dieu de bon dieu ». Ma sacoche est tombée dans une flaque, au bord de cette route empruntée par des semis qui ne respectaient jamais les limitations de vitesse. Mes papiers ont échappé de peu à la trempette, j’ai gueulé : « Vous allez donc tous vous y mettre ! », j’ai entendu ma voix résonner dans cette forêt de sapins, j’ai presque cru que quelqu’un m’imitait, moqueur, un machin avec un corps de lutin ou de farfadet, bref une connerie à faire chiasser un gamin, peut-être celui que j’avais été, mais j’étais un putain d’adulte désormais, pressé comme il fallait, dans une boîte au bord du dépôt de bilan, qui allait être en retard à son rendez-vous avec Monsieur Everson...
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Imaginez-vous devoir pousser seul votre voiture familiale, vous devez bien avoir une idée de quoi je parle, non ?, quand vous êtes forcé de descendre, de poser une main sur le volant, l’épaule contre l’encadrement de la portière, et de pousser, avec le vacarme métallique de ces véhicules qui passent, sans ralentir, les gens se disant que la station essence n’est pas loin et qu’un abruti de votre trempe pourra bien se débrouiller... J’avais une bidoche à tracter par la même occasion, autrefois j’avais été sportif, j’avais été sous les barres à pousser de la fonte et à soulever des altères à faire rougir un instructeur des Marines, ouais, autrefois... Les temps avaient changé, le temps m’avait manqué, les ennuis de santé m’avaient rattrapé pour me faire payer des années à être en trop bonne santé, et ça était derrière une Dodge Journey de 2010 que j’ai véritablement redécouvert les retombées néfastes de ce boosteur comportemental pour homme d’affaires, un mauvais coach du nom de Jack Daniels, mesdames, mesdemoiselles, messieurs. Cette aire d’arrêt d’urgence, j’en avais rien à secouer, le panneau qui penchait et qui montrait la mauvaise direction, il me plaisait bien ; OilUp n’était pas le nec plus ultra, les pompistes sortaient pour vous aider à condition que le pourboire fasse figure
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de véritable avance sur leur salaire, mais bon..., il y avait généralement de quoi boire un café, manger un sandwich honnête et s’en tirer à bon compte. Les stations de OilUp étaient toujours dans les endroits où les conducteurs n’avaient d’autres choix que de s’arrêter là. Faute de station plus grande, plus intéressante à tous niveaux, bref plus moderne. L’auvent surmonté par l’enseigne a pointé bien plus vite que je ne l’avais cru. J’avais la goutte au nez à cause du pollen qui sortait des sous-bois parfumés à la résine de pin, et qui décrivait de véritables rideaux scintillants en travers de la route de plus en plus fréquentée. J’ai commencé à tourner le volant de la Dodge ; voir ces deux pompes sous l’auvent, la porte du magasin grande ouverte, m’a donné un regain d’énergie, et pas qu’un petit ! J’étais de nouveau dans une salle de musculation, n’attendant qu’une chose : pousser sous la barre dix kilos de plus. La pompe n°1 répondait à toutes mes attentes. Je n’avais plus qu’à prendre le pistolet, rafraîchir le gosier de ma cochonne au plus vite et me faire flasher par tous les radars mobiles de l’État du Colorado, bref : être une star de la route qui ferait le deuxième titre de l’actualité, après celle d’Aurora... Arrête donc
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