TempĂŞte sur Althea
Estelle Capelo
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TempĂŞte sur Althea
Première partie
Chapitre 1 : Dame A liénor
– Dame Aliénor, Dame Aliénor, où êtes-vous ? Le seigneur Ankshah sera là d’un moment à l’autre ! La voix de la dame d’atour retentissait dans les couloirs de l’aile du château réservée à la fille unique des seigneurs d’Héraklion. Elle entra dans la chambre de la jeune héritière comme une tornade pour trouver sa maîtresse assise devant sa coiffeuse le regard perdu dans le vide. L’entrée de celle qui avait été sa nourrice ramena brusquement Aliénor à la réalité. Elle regarda l’horloge qui trônait sur le manteau en marbre de la cheminée de sa chambre et constata avec surprise que deux heures s’étaient écoulées depuis qu’elle s’était assise là. La jeune fille rangea en hâte le bracelet de diamants qu’elle tenait à la main. Jusqu’à présent elle avait préféré dissimulé les pouvoirs qui lui étaient apparus peu après la mort de son frère. Sa dame d’atour, Babeth l’avait tirée de sa transe alors qu’elle transférait son énergie dans des diamants. Faire appel à son don la fatiguait toujours plus ou moins, et l’exercice qu’elle venait de réaliser l’avait laissée exténuée alors que la journée ne faisait que commencer. – Oh, jeune fille, dans quel état êtes-vous ! Ni habillée ni coiffée ! Mais vous savez pourtant qu’en dehors du roi, votre cousin, le seigneur Ankshah est le meilleur parti du royaume. Vos parents ont de grands espoirs pour vous deux. Imaginez quelle chance cela serait pour vous d’épouser un seigneur de premier rang, au château si proche du vôtre !
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Babeth parlait à toute vitesse tout en aidant Aliénor à se changer. Elle était d’excellente humeur et ne remarqua ni l’étrange fatigue de sa maîtresse, ni son attitude froide et renfermée à chaque fois qu’elle mentionnait le seigneur Ankshah. Le frère jumeau d’Aliénor, Frederick d’Héraklion, avait fait chez lui son apprentissage de page et d’écuyer et avait perdu la vie dans ce que tout le monde s’accordait à appeler « un tragique accident ». La jeune femme qui avait toujours été très proche de son frère n’y avait jamais cru et s’obstinait à considérer le seigneur Ankshah comme responsable. Les nerfs à vif à cause de la fatigue, Aliénor n’était pas disposée à écouter le babillement incessant de Babeth. Une fois coiffée et habillée, la jeune héritière la congédia sans avoir desserré les dents. Les pensées d’Aliénor fusaient dans sa tête alors qu’elle se rappelait du jour où son frère était devenu l’écuyer d’Ankshah, de celui où elle l’avait vu pour la dernière fois, ou encore du jour où l’on avait ramené son corps sans vie au château… Au bord des larmes elle combattit son chagrin par la haine. Il était hors de question d’apparaître les yeux rougis, et ne souhaitant pas faire attendre ses parents plus longtemps elle descendit au grand salon. Le silence d’Aliénor à son entrée dans la grande salle suffit pourtant à trahir sa mauvaise humeur. Là où quelques minutes auparavant la voix enjouée de Dame Ahéna se faisait entendre, régnait désormais un silence glacial uniquement troublé par le froissement des tissus et le tintement des couverts. Le seigneur Ehano s’absentant souvent pour parcourir ses terres, rares étaient les moments où ils étaient tous les trois réunis. En général ces instants où ils étaient en famille étaient appréciés, mais ce n’était visiblement pas le cas ce matin-là. À peine eurent-ils terminé de déjeuner que le seigneur Ankshah fut annoncé. Il salua avec respect les seigneurs d’Héraklion, échangea avec eux quelques banales formules de politesse et des nouvelles sur la politique royale, avant de se tourner vers Aliénor : – Mes hommages Dame Aliénor, vous êtes plus resplendissante que jamais et votre beauté fait de l’ombre aux astres.
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Grande et svelte, Aliénor avait les traits fins et ses cheveux couleur d’or, qui quand ils n’étaient pas tressés en couronne, tombaient en cascade sur ses épaules. Quant à sa démarche légère et gracieuse, lui valait des éloges intarissables de la part de ses professeurs de danse et de maintien. Aliénor ne daignant pas répondre au seigneur Ankshah, ce fut son père qui prit la parole, non sans lancer un regard d’avertissement à sa fille : – Vous nous flattez Seigneur Ankshah, je ne doute pas que ma fille soit sensible à vos attentions pour elle. Puis-je insister pour que vous passiez la journée avec nous et que vous restiez jusqu’au souper ? Ce sera l’occasion pour vous de faire plus ample connaissance avec notre Aliénor. – J’accepte avec plaisir Seigneur Ehano. Il prononça ces mots tout en ne quittant pas Aliénor du regard. Ses yeux étaient froids et calculateurs, Aliénor sentait monter en elle une rage et un dégoût qui se faisaient plus violents au fur et à mesure que les secondes passaient. Obéissant cependant à l’ordre muet de son père, elle inclina légèrement la tête à l’intention de l’indésirable et entreprit d’échanger avec lui les banalités d’usage. Depuis que son frère était mort et qu’elle était devenue l’unique héritière du domaine d’Héraklion, elle devait se conformer à toutes les règles de bienséance qu’elle n’avait jusqu’alors que vaguement respectées. Son caractère entier se pliait mal à toutes ces contraintes. Ses parents ne concevaient pas son avenir autrement que mariée, même si personnellement Aliénor s’en serait bien passé. Le domaine d’Ankshah était voisin du leur et faisait du jeune célibataire un candidat tout désigné pour la main de leur fille. La famille d’Héraklion avait déjà tenté un rapprochement en plaçant leur fils unique en apprentissage chez ce seigneur. La mort tragique du jeune homme avait jeté une ombre entre les deux familles que les seigneurs d’Héraklion étaient bien décidés à dépasser. Le mariage d’Aliénor dans la famille de Kronor permettrait de sceller une entente durable entre les deux domaines. Désormais le seul obstacle à ce mariage était l’approbation du roi. En effet le souverain devait valider les mariages mettant en jeu un
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domaine, ou concernant un de ses proches. En tant que cousine du roi et héritière d’Héraklion, Aliénor ne pouvait donc se marier sans l’accord de son royal cousin. La matinée passa avec une lenteur désespérante aux yeux d’Aliénor. Au grand dam de la jeune fille, le seigneur Ankshah avait été un invité irréprochable : enjoué, courtois, affable… Rien dans son attitude et son comportement n’aurait permis de justifier l’animosité d’Aliénor à son encontre. Les horloges du château s’apprêtaient à sonner deux heures, quand Aliénor sentit sa tête commencer à tourner. Des lumières se mirent à danser devant ses yeux, le son des voix lui sembla plus distant, puis tout devint noir. L’évanouissement de la jeune fille ne dura heureusement que quelques secondes, mais il lui valut de pouvoir échapper au reste de l’après-midi avec leur invité. – Je crois que vous feriez mieux de regagner vos appartements afin de vous reposer, déclara Dame Ahéna en regardant sa fille d’un œil inquiet. Aliénor se leva, s’inclina et s’empressa d’obéir. Alors qu’elle quittait la pièce, le regard d’Ankshah la suivait de façon insistante et Aliénor avait la désagréable impression d’être mise à nue devant cet homme qu’elle haïssait. Résistant à son envie de fuir et de toute façon trop faible pour courir, elle sortit d’un air digne et regagna calmement ses appartements. Une fois dans sa chambre, Aliénor s’affala sur son lit. Au plafond de son lit à baldaquin était accrochée une magnifique draperie où figuraient deux épées croisées sur les pommeaux desquelles on pouvait lire : AH et FH. Aliénor l’avait tissée en secret lorsqu’elle avait appris la disparition de son frère. Elle représentait leurs deux épées. C’était son frère qui, le jour où il avait reçu la sienne, s’était arrangé pour qu’Aliénor en reçoive une similaire. Aliénor l’avait dissimulée avec les quelques vêtements d’homme qu’elle cachait dans le double fond de son placard loin des mains et des yeux de Babeth. Du vivant de son frère, elle lui empruntait souvent ses habits afin de se faire passer pour lui. La méprise était facile, car elle savait à la perfection masquer sa féminité. Chassant les souvenirs qui
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l’assaillaient, elle appela sa nourrice. Babeth accourut, surprise de voir que sa maîtresse n’était pas avec l’hôte de ses parents. L’ordre d’Aliénor la surprit encore plus : – Je ne désire être dérangée par personne jusqu’à demain matin. Si quelqu’un me demande, dis que je suis souffrante et que j’ai besoin de repos. Son ton étant ferme et n’admettant pas de réplique, Babeth se posait des questions, car ce n’était pas la première fois qu’Aliénor lui faisait une requête pareille. Cela arrivait bien trop souvent pour être vrai, mais par respect et par amour pour celle qu’elle avait vue grandir, elle acquiesça et sortit en fermant la porte derrière elle. Assise dans un fauteuil devant la porte de la chambre de sa maîtresse, Babeth montait la garde. Elle ne laisserait personne passer puisque tel était l’ordre d’Aliénor. Seule dans sa chambre, Aliénor avait le reste de la journée devant elle. Décidant dans un premier temps de récupérer l’énergie qu’elle avait dépensée en magie un peu plus tôt, elle s’allongea et ne tarda pas à sombrer dans le sommeil. Ses rêves firent naître un sourire paisible sur ses lèvres. * Le lendemain matin, lorsque Babeth entra dans la chambre d’Aliénor, celle-ci était déjà debout et habillée. Ce fut une Aliénor enjouée et radieuse qui l’accueillit : – Et bien Babeth, tu es bien silencieuse ce matin, que t’arrive-t-il ? L’Aliénor morose de la veille était transformée. Babeth ne lui avait vu cet air enjoué que lorsque son frère était encore là. Depuis sa disparition un tel comportement était plus que rare. La jeune fille chantonnait tout en attendant que Babeth se décide à venir l’aider à se coiffer. D’excellente humeur oui vraiment, mais pourquoi… La bonne humeur d’Aliénor était contagieuse et Babeth, sans plus s’inquiéter plus de connaître l’origine d’un tel changement, se mit à peigner avec amour les longs cheveux de sa maîtresse, qui étaient particulièrement emmêlés ce matin-là.
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– Père ira-t-il à la chasse aujourd’hui ? Il avait promis de me laisser l’accompagner hier, mais… enfin nous n’avons pas pu y aller alors je pensais que, peut-être… Aliénor se refusait à évoquer l’idée même qu’Ankshah soit venu leur rendre visite. Elle ne pensait qu’à une chose : aujourd’hui elle n’aurait pas besoin d’être « parfaite », elle pourrait faire ce qui lui plaisait loin des conventions de salon. En tant que jeune fille de la noblesse elle avait appris à monter à cheval, la seule activité masculine qui lui soit permise, car ses parents ne l’auraient jamais autorisée à toucher une épée ou un arc. Pourtant ce n’était pas l’envie qui lui avait manqué.
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De temps à autre son père lui permettait de l’accompagner à la chasse, c’était pour lui de rares moments où il avait l’impression de revoir Frederick. Aliénor le savait et dans ces moments elle se disait qu’il n’avait pas totalement disparu. De plus ces balades avec son père étaient l’occasion pour Aliénor de monter ses deux chevaux, de superbes bêtes aux membres délicats et au cœur généreux qu’elle adorait. – Mais Dame Aliénor, c’est impossible aujourd’hui, le seigneur Ankshah est encore là. Comme vous étiez souffrante hier après-midi, il a tenu à vous revoir aujourd’hui et il est revenu ce matin aux aurores afin d’être certain de ne pas perdre une seule seconde de votre présence. Il tenait à ce que le léger contretemps d’hier « ne m’ôte pas le plaisir de voir celle sans qui le monde n’est pour moi que ténèbres ». C’est joliment dit non ? En entendant cela, Aliénor faillit s’étrangler. Non seulement elle trouvait ça ridicule, mais en plus elle allait finalement devoir côtoyer le personnage toute une journée. Sa bonne humeur s’évanouit d’un coup. Babeth eut de nouveau devant elle une Aliénor froide et distante. Décidément, c’est à n’y rien comprendre, un instant la voilà gaie comme un pinson, et l’instant d’après c’est un vrai glaçon, pensa la gouvernante. Pourtant le seigneur Ankshah est plutôt bel homme. Je sais bien qu’Aliénor était proche de son frère, mais enfin ce n’est quand même pas la faute du seigneur Ankshah s’il est mort. Une fois prête Aliénor se leva et se dirigea d’un pas raide vers le salon. Le chemin lui parut inhabituellement court, et déjà la porte de la salle se dressait devant elle.
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Lorsqu’elle entra, Ankshah se leva pour l’accueillir, mais l’air glacial d’Aliénor le dissuada de dire un mot. Aliénor ne fut pas sans remarquer que son arrivée avait interrompu une conversation importante entre ses parents et Ankshah. Regardant autour d’elle elle remarqua que sa mère n’osait pas la regarder dans les yeux, comme honteuse de ce qui venait de se passer. Le silence qui s’installa lui fit craindre le pire et quelques secondes après, lorsque son père prit la parole, elle eut la confirmation de ses soupçons. – Nous partirons bientôt pour la capitale d’Althea, Hevarel. Là-bas le seigneur Ankshah demandera votre main au roi et nous le soutiendrons dans sa démarche. Sachant cela vous ferez préparer vos affaires, car une fois le mariage célébré vous vous rendrez directement sur les terres de votre époux. En effet je ne doute pas de la réponse du roi et je suis sûr que le mariage aura lieu dans les plus brefs délais. Aucun de nous ne voudrait retarder un évènement aussi heureux, d’autant plus que des rumeurs de troubles aux frontières du royaume me font craindre le pire. Tant que l’heure est encore aux réjouissances et qu’il nous est encore permis, à votre mère et à moi, de quitter le domaine, il faut en profiter. Aliénor blêmit, et si elle n’avait pas été assise nul doute qu’elle le serait maintenant. La surprise, le désespoir, la haine, toutes ces émotions se lisaient sans peine sur son visage. Son père s’empressa de lui faire remarquer : – Aliénor, cette nouvelle n’a pas l’air de vous réjouir, pourriez-vous nous dire pourquoi ? Ce n’est quand même pas la distance avec Héraklion qui vous inquiète, le domaine du seigneur Ankshah jouxte le nôtre et nos deux châteaux sont à moins de deux heures de cheval. Aliénor savait pertinemment que ce n’était pas une question à laquelle elle avait le droit de répondre avec franchise. On attendait d’elle qu’elle s’excuse et cache ses sentiments, quels qu’ils soient. Mais la fougueuse jeune fille avait décidé de gagner du temps et répliqua courageusement : – Veuillez m’excuser mon père, mais cette nouvelle m’a surprise, je ne savais rien des intentions du seigneur Ankshah. D’autre part, et j’aurais sûrement dû vous en informer plus tôt, j’ai découvert que
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je possédais certains pouvoirs que je crains de ne pas maîtriser. Il me semble que je ne peux en toute loyauté m’engager envers le seigneur Ankshah que je risquerais de blesser inconsciemment. Je souhaiterais que le mariage soit repoussé jusqu’à ce que je sache les contrôler. Afin de donner un peu de poids et de légitimité à ses paroles, Aliénor fit léviter les couteaux en argent présents sur la table et, prenant un air effrayé, les envoya voler droit sur Ankshah qu’ils manquèrent de quelques millimètres. D’une petite voix elle conclut : – Oh ! Je ne comprends pas, jusqu’à présent ceci n’était arrivé que lorsque j’étais souffrante dans ma chambre, j’avais fini par lier les deux phénomènes… Elle sourit intérieurement se disant qu’ainsi ses indispositions fréquentes seraient moins remarquées et plus justifiées.
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Les seigneurs d’Héraklion s’excusèrent du regrettable incident qui venait de se produire auprès d’un seigneur Ankshah blême et extrêmement choqué de ce qu’il venait de subir. Dans les minutes qui suivirent, il fut entendu que la demande en mariage serait reportée d’un mois ou deux. Le seigneur Ankshah prétexta ensuite qu’il avait des affaires urgentes à traiter et rien de ce que dirent les seigneurs d’Héraklion ne put le retenir. Aliénor tenta de prendre un air désolé lorsque le seigneur Ankshah prit congé, mais elle était tellement heureuse qu’elle en était rayonnante. Dès qu’il fut sorti, ses parents firent appeler Babeth, l’écuyer du seigneur Ehano et la dame de compagnie de Dame Ahéna afin de leur demander s’ils n’avaient pas entendu parler d’un mage ou d’une magicienne partageant la magie de leur fille. Comme ils n’en connaissaient pas, ils furent chargés d’en chercher en faisant appel à leurs relations, tandis que de son côté le seigneur Ehano enverrait un message à l’un de ses proches vivant à la cour. Hevarel regorgeait de magiciens de toutes sortes. Les rumeurs disaient même que chaque département de l’intendance du palais possédait son propre mage : mage cuisinier, magicienne lingère, magicienne libraire, mage palefrenier… La révélation d’Aliénor concernant ses pouvoirs avait profondément inquiété ses parents qui ne savaient pas si c’était ou non un atout pour une jeune noble à marier.
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Dans les jours qui suivirent, les parents d’Aliénor eurent droit à quelques remarquables démonstrations de magie. En effet Aliénor s’appliquait à leur faire régulièrement de petites frayeurs : elle fit croire à sa mère que ses colliers allaient l’étrangler, plus d’une fois les couteaux volèrent en plein déjeuner, les tapisseries brodées d’or se mirent à vibrer, et enfin il n’était pas rare de voir les pendules changer seules de place… Ceci permettait à Aliénor de se retirer seule dans sa chambre aussi souvent et aussi longtemps qu’elle le souhaitait sans que nul ne vienne la déranger. Elle pouvait enfin s’entraîner tranquillement. Si un professeur était utile pour affiner et perfectionner les différents usages de son don, il n’en était pas pour autant indispensable. Cette particularité de la magie se révélait spontanément à ceux qui en possédaient, mais pour les autres comme les parents d’Aliénor, ce n’était pas évident de voir les choses ainsi tant que l’on ne le leur avait pas expliqué. Cependant Aliénor savait qu’ils finiraient par l’apprendre, d’une manière ou d’une autre. Aussi cherchait-elle dans le secret de sa chambre un moyen de briser son engagement au seigneur Ankshah. Elle était persuadée qu’Ankshah n’était pas aussi parfait qu’il le laissait paraître, et c’est pour cette raison qu’elle utilisait sa magie pour le surveiller. Elle avait fabriqué un disque d’or dans lequel elle pouvait faire apparaître l’image qu’elle souhaitait. Malheureusement cela requérait une énergie très importante et elle n’était pas capable d’observer sa cible plus de deux heures par jour, ce qui était bien sûr insuffisant pour découvrir quoi que ce soit de réellement utile. Pour le moment libérée d’Ankshah, Aliénor prenait la chose de façon plutôt optimiste. D’autre part, sentant que sa concentration augmentait à chaque fois qu’elle usait son don, elle avait l’intuition que rapidement ce ne serait plus de deux heures dont elle disposerait, mais de trois, puis de quatre… Tout comme les parents d’Aliénor, les habitants du château étaient effrayés par les pouvoirs d’Aliénor et prenaient garde à ne pas la croiser dans les couloirs. Si la magie était courante à Althea, ses manifestations étaient rarement aussi flagrantes. Ses parents, désemparés, en conclurent que leur fille aurait besoin de mages plus expérimentés que ceux qui résidaient à Heraklion afin d’apprendre à se maîtriser.
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Ainsi leur résolution de l’envoyer à Hevarel où elle serait en mesure de côtoyer les meilleurs mages du royaume grandit, et ils hâtèrent les préparatifs de départ. En attendant Aliénor était libre d’aller et venir comme bon lui semblait. La prospérité du domaine rendait les alentours paisibles et les parents ne se formalisaient pas de l’absence d’escorte de leur fille. N’ayant plus à se dissimuler de ses parents ou des autres habitants du château, la jeune femme partait pour des chevauchées qui duraient parfois la journée entière. Nul ne savait où elle se rendait et Aliénor mettait un soin tout particulier à ne pas être suivie. De temps à autre elle allait également assister aux exercices des chevaliers habitant le château. Elle aimait regarder leurs mouvements souples et gracieux, et pourtant mortels, lorsqu’ils maniaient leurs épées. Il fallait souvent que Babeth vienne l’arracher à sa contemplation pour lui rappeler qu’elle avait aussi des exercices à faire : de la danse, du chant, de la broderie, des lectures sages… tout ce qui ferait d’elle une jeune fille présentable. Étrangement, c’était dans ces moments-là que la jeune femme était souvent prise de maux de tête intolérables.
Chapitre 2 : U n secret bien gardé
Depuis qu’elle était libre de ses mouvements, Aliénor passait presque toutes ses journées dehors. Le baiser du soleil sur sa joue la tirait de son sommeil, elle s’éveillait heureuse de n’avoir à être personne d’autre qu’elle-même. Elle s’habillait en hâte et en silence avec les anciens vêtements de son frère, accrochait ensuite à son côté l’épée offerte par ce dernier, récupérait une poignée de flèches qu’elle avait façonnées elle-même, puis filait discrètement à l’armurerie où elle empruntait un arc et un carquois plein. Une ample cape dissimulant son étrange tenue, la jeune femme lançait ensuite sa monture en direction de la forêt avoisinante. Ce jour-là Aliénor s’arrêta dans une clairière située à quelques minutes d’Ebeinur. Elle installa plusieurs cibles faites de tissus brodés de fils d’or et d’argent qu’elle pouvait ainsi manipuler à distance et continua son entraînement commencé depuis déjà cinq ans. C’était son frère qui avait accepté de lui enseigner les rudiments du tir à l’arc. Il avait été tellement fier lorsqu’elle avait atteint sa première cible. Ce jour, comme tous ceux passés en compagnie de son frère, était gravé dans sa mémoire. En cinq ans elle avait fait d’immenses progrès et manquait maintenant rarement ses cibles, même les plus lointaines. Dernièrement Aliénor avait même fabriqué certaines flèches pour son usage personnel en remplaçant leurs pointes en fer par des pointes en argent. Ainsi en utilisant sa maîtrise des métaux précieux elle était
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susceptible de guider sa flèche et de lui communiquer une vitesse inatteignable par des flèches ordinaires. Ce jour-là pourtant, Aliénor n’avait pas été assez prudente. Elle ne s’était pas rendu compte que Seiryu, un chevalier d’Héraklion, l’avait vu quitter le château. La cape de la jeune femme s’était écartée lorsqu’elle était montée en selle, révélant ses armes et sa tenue d’homme. Intrigué, le chevalier avait enfourché un cheval qui avait été attaché dans la cour, probablement en attendant la pose de nouveaux fers, et avait suivi la jeune femme. Quelle ne fut pas sa surprise lorsqu’il la vit s’entraîner et qu’il réalisa l’habileté de la jeune fille ! Posté derrière un arbre il ne ratait pas une seule des prouesses d’Aliénor, vit qu’elle maîtrisait sa magie aussi bien que son arc et d’un coup il comprit. Il comprit qu’Aliénor leur avait menti à tous sur sa magie pour être seule et venir en cachette en forêt, il comprit également en la voyant rayonner de bonheur qu’elle avait besoin de cette escapade quotidienne. Bien que menant une existence facile elle devait se sentir comme un oiseau en cage, elle qui était née pour être libre. Troublé par ces réflexions, Seiryu ne savait quelle attitude adopter. D’une part le seigneur Ehano serait furieux d’apprendre que sa fille pratiquait une activité masculine alors qu’il faisait tout pour faire d’elle une jeune fille accomplie. D’autre part il avait vu Aliénor grandir, il avait joué avec elle et son frère lorsqu’enfants les barrières sociales ne signifiait rien. Que devait-il faire, avouer sa découverte à son seigneur ou garder le secret d’une amie ? Vassalité ou amitié ? Dans les deux cas, sa loyauté était remise en cause. Il en était là de ses réflexions lorsqu’il vit qu’Aliénor s’apprêtait à repartir. Ne tenant pas à être découvert il prit parti de rentrer lui aussi et de ne rien dire. Aliénor retourna au château les muscles fatigués par son entraînement, mais l’esprit apaisé. Elle ordonna qu’on lui prépare un bain et dès qu’elle fut propre et rafraîchie, Aliénor descendit rejoindre ses parents. La journée était déjà bien avancée et il lui faudrait s’excuser pour son absence, une fois de plus. Songeuse elle se demandait combien de temps les seigneurs d’Héraklion croiraient à son histoire de malaises liés à la magie. Pour le moment ils ne semblaient se douter de rien.
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Arrivée au grand salon elle eut la surprise de voir son père en tenue de chasse. Après s’être excusée, elle s’enquit des intentions paternelles. Apprenant qu’il partait bientôt chasser, Aliénor, malgré sa fatigue, ne put s’empêcher de vouloir l’accompagner. Le seigneur Ehano hésitait à lui accorder sa permission. Aliénor était une jeune fille à présent, il n’était plus convenable qu’elle se mêle non accompagnée à un groupe d’hommes. Cependant elle plaida tant et si bien que son père lui donna la permission de venir avec eux à condition qu’elle se tienne en retrait et se fasse discrète. Ravie Aliénor accepta toutes les exigences paternelles, traversa les couloirs qui menaient à ses appartements comme une tornade, se changea rapidement et retourna pour la seconde fois de la journée aux écuries. Les compagnons de chasse du seigneur étaient déjà tous prêts. Parmi eux se trouvaient deux cavaliers qu’Aliénor connaissait bien, Seiryu et Sequeira. Tous deux étaient des amis d’enfance. Deux autres de leurs camarades manquaient à l’appel, car ils avaient été envoyés sur la frontière à cause des récents troubles inexpliqués qui avaient surgi. La compagnie composée d’une dizaine de cavaliers et d’une meute nombreuse de magnifiques chiens de chasse prit joyeusement la direction des bois du domaine. Les hommes se vantaient déjà, en riant, des proies qu’ils ramèneraient et le seigneur Ehano promit que tous ceux qui abattraient du gibier seraient conviés à sa table pour le dîner. Seul Seiryu, chevauchant près d’Aliénor, restait silencieux alors que sa partenaire se montrait enjouée et loquace. Après plus d’une heure passée à chasser il n’avait toujours pas dit un mot ni tiré une flèche. Aliénor s’en étonna, car habituellement Seiryu se montrait avec elle aimable et empressé. L’abandonnant à son humeur sombre, la jeune femme remonta légèrement la colonne pour se mettre au niveau des cavaliers qui la précédait. Elle se joignit sans peine à leurs conversations et ne pensa bientôt plus à l’attitude étrange du chevalier. La journée passa en un éclair et son père donna le signal du retour bien trop tôt au goût d’Aliénor. Peu après le dîner, le seigneur Ehano, qui avait lui aussi remarqué le mutisme inhabituel du chevalier Seiryu, convoqua ce dernier dans son
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bureau. Il était très attentif à tout ce qui se passait sur ses terres et seule la personnalité de sa fille lui échappait totalement. Il connaissait le nom de presque tous ceux vivant sur le domaine, apparaissant souvent aux mariages et aux enterrements. Il était respecté et aimé pour cela. Aussi l’attitude de Seiryu, qui était en général joyeux et très démonstratif, l’avait-elle frappé. Ehano, en attendant l’arrivée du chevalier, s’était plongé dans la lecture des dernières missives qu’il avait reçues. Seiryu ne tarda pas à arriver. – Seigneur, vous m’avez fait demander ? demanda Seiryu d’une voix blanche. – Entrez chevalier et fermez la porte derrière vous. J’ai cru remarquer que quelque chose n’allait pas, vous m’avez semblé bien soucieux durant notre chasse. Je souhaiterais que vous me fassiez suffisamment confiance pour me parler à cœur ouvert de vos soucis, et je ferai mon possible pour vous aider. La voix d’Ehano était chaleureuse et Seiryu hésita un instant à révéler ce qu’il avait vu. Mais quelque chose le retint et se forçant à sourire il prononça ces mots d’un air léger : – Seigneur, je m’inquiétais uniquement pour mes deux camarades partis sur la frontière. On murmure que les troubles récents cachent quelque chose de plus sérieux, je ne sais quelle est la part de vérité dans tout ce que l’on raconte, mais je ne peux m’empêcher d’y penser. Ehano soupira d’un air las : – J’ai moi aussi reçu des rapports concernant les troubles aux frontières et cela m’inquiète. Le domaine d’Héraklion est l’un des plus grands domaines frontaliers et je me dois de protéger les frontières du mieux que je peux. Mais nous ne sommes pas prêts pour l’éventualité d’une guerre ou d’une invasion, notre armée est trop faible. J’en suis le seul responsable, car j’ai préféré négliger nos défenses plutôt que nos campagnes. Héraklion est peut-être un domaine prospère, mais il est maintenant à la merci de tous. Pour ne rien arranger, je ne puis réparer mes erreurs en mobilisant maintenant des chevaliers, car je risquerais alors d’attiser les tensions déjà existantes avec Tyardon. Notre puissant voisin devient de plus en plus belliqueux. Je ne préfère pas imaginer ce qui arriverait s’ils attaquaient dès à présent… Mais rassurez-vous, j’ai demandé à Sasken et à Sheiran de rentrer au château. J’aurai besoin
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de leur aide, de celle de votre ami Sequeira et de la vôtre pour accompagner ma fille à la Cour. Je pense la faire partir si les menaces aux frontières se font plus sérieuses. Seiryu acquiesça puis, comprenant que l’entretien était terminé, prit congé du seigneur Ehano. Les dernières paroles de son seigneur l’avaient conforté dans sa décision d’aller parler à Aliénor, seul à seule. Il était peu conventionnel de s’introduire chez la jeune femme sans la permission des seigneurs et en l’absence d’un chaperon. Mais, jugeant que le cas était important, il se dirigea d’un pas ferme vers les appartements d’Aliénor, sûr de trouver un moyen pour s’entretenir avec la jeune héritière en l’absence d’oreilles indiscrètes. Toujours à la porte de sa maîtresse, prête à satisfaire toutes ses exigences, Babeth veillait. Lorsqu’elle aperçut Seiryu elle se leva et s’informa de la raison de sa présence dans cette aire du château réservée à la jeune héritière. Dérogeant à l’une de ses principales règles de conduite, Seiryu mentit et prétendit qu’il était porteur d’un message pour Babeth. Cette dernière devait se rendre dans les appartements de la Dame d’Héraklion qui souhaitait lui parler. Elle devrait attendre dans l’antichambre que quelqu’un vienne la chercher. Babeth fut étonnée par un tel protocole. Étant la nourrice d’Aliénor depuis sa naissance, Dame Ahéna et elle étaient très proches. Néanmoins les ordres ne se discutaient pas. Elle acquiesça et se dirigea vers les appartements de la mère d’Aliénor situés à l’autre bout du château. Une fois le cerbère parti Seiryu prit son courage à deux mains et frappa. « Entrez, » prononça une voix mélodieuse. – Que voulez-vous Babeth ? Seiryu prit aussitôt la parole : – Dame Aliénor, c’est moi, Seiryu. Pardonnez mon intrusion, mais je devais vous parler et la présence de votre gouvernante n’était pas souhaitable. Surprise, Aliénor se retourna. Sa robe de nuit bleu marine brodée d’argent faisait ressortir la pâleur de son teint et ses cheveux blonds auréolaient son visage d’un halo doré. Fixant Seiryu de ses yeux ambrés elle attendit la suite de ses explications. Aliénor ne semblait même pas fâchée, seulement amusée. Seiryu se ressaisit rapidement et expliqua en
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peu de mots ce qu’il avait vu plus tôt ce matin et son entrevue avec le seigneur Ehano À ce récit, Aliénor avait commencé à pâlir. Si le chevalier ne l’avait pas surprise à son entraînement d’archerie, mais lors de l’une de ses escapades sur les terres d’Ankshah, elle aurait eu plus de mal à s’expliquer ou à garder son calme. Seiryu ne semblait pas avoir remarqué le flottement dans l’attention de la jeune femme et poursuivait son monologue : – Dame Aliénor je souhaiterais comprendre pourquoi vous ne dites rien à votre père, je souhaiterais comprendre comment vous avez appris tout ce que vous savez, pourquoi vous le faites, à quoi vous sert cet entraînement acharné, je… Aliénor haussa légèrement le sourcil avant de répondre d’une voix posée : – Je vous suis reconnaissante de votre discrétion, mais êtes-vous uniquement venu pour me faire subir un interrogatoire afin de satisfaire votre curiosité et vous justifier pour avoir manqué de sincérité envers votre seigneur ? Les paroles d’Aliénor étaient dures et Seiryu ne savait que répondre. La jeune fille se reprit vite : – Excusez mes paroles, ce n’est pas ce que je voulais dire. Depuis la mort de Frederick je ne sais plus sur qui compter, je me sens seule face à des obstacles que je ne suis pas de taille à surmonter. Vous avez longtemps été l’un de mes amis, l’êtes-vous encore ? C’est ce que je veux savoir, puis-je avoir confiance en vous ? Ce changement brusque d’attitude était pour le moins inattendu, mais Seiryu savait parfaitement ce qu’il devait, et surtout ce qu’il voulait répondre. – Ma Dame, mon épée est vôtre, je vous serai fidèle jusqu’à la mort. Aliénor eut alors un vrai sourire, un de ces sourires qui naissent du fond du cœur pour se lire dans les yeux et sur les lèvres. Seiryu sut qu’il lui faudrait garder pour lui le secret de celle à qui il venait sans réfléchir de jurer sa loyauté. Nul, pas même ses frères d’armes, n’en saurait rien si elle le lui ordonnait. Pourtant telle ne semblait pas être l’intention d’Aliénor qui lui demanda :
Tempête sur Althea
– Sequeira, Sheiran et Sasken seront-ils prêts comme vous à mettre leurs épées à mon service ? Nous étions tous proches il n’y a pas si longtemps de cela. – Bien sûr ! Même si nous avons été séparés ces dernières années je sais qu’ils n’ont pas oublié les liens qui nous unissaient adolescents. – Dans ce cas dès que Sheiran et Sasken seront de retour, venez tous les quatre me rejoindre dans la clairière où vous avez découvert mon secret, nous aurons à parler loin d’oreilles indiscrètes. Seiryu s’inclina et s’apprêtait à partir lorsqu’Aliénor ajouta : – Bien sûr tout ceci doit rester secret. Personne en dehors de nous cinq ne devra être au courant de ce qui se dira ce soir-là. Vous devriez d’ailleurs partir, je ne doute pas que Babeth revienne furieuse d’une seconde à l’autre. Il vaudrait mieux qu’elle ne vous trouve pas ici ! Seiryu sortit de cette entrevue le cœur léger. Il se savait prêt à tout pour Aliénor, envers qui il nourrissait depuis longtemps déjà un profond respect. Peu à peu son amitié pour elle s’était transformée en un sentiment plus fort. Ce secret qui existait maintenant entre eux les liait plus sûrement que tous les souvenirs d’enfance qu’ils partageaient déjà et cela le comblait de joie. Son humeur légère s’évapora pourtant quand il repensa à sa conversation avec le seigneur Ehano. Ce fut donc l’air grave et sérieux que Seiryu se mit en quête de Sequeira dans les logements réservés aux chevaliers du domaine. Comme à son habitude celui-ci était en train de conter fleurette à une servante qui avait pourtant autre chose à faire, mais ne savait comment se débarrasser de l’encombrant personnage. L’arrivée de Seiryu la sauva et c’est lui qui récolta le sourire de la belle. Sequeira se retourna brusquement et déclara mi-figue mi-raisin : – Seiryu, je te prie de ne pas venir m’interrompre lorsque je suis en galante compagnie. Je ne sais pas pourquoi, mais dès qu’elles te voient les jeunes demoiselles me fuient… Le visage sombre de Seiryu le dissuada d’en dire plus et il délaissa provisoirement ses airs de séducteur pour écouter ce que son ami avait à lui dire. – Elle reviendra… Mais plus sérieusement, j’ai à te parler. J’ai appris par le seigneur Ehano que Sasken et Sheiran rentreront bientôt.
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