Tout va bien

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ISBN : XXX Š Adeline Keller, Tout va bien, 2014.


Adeline Delorme

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Assise à la terrasse d’un café quelconque, la chaise en plastique vert est chaude du soleil de la journée. Sensation désagréable, ce plastique dur et anonyme qui colle à mes cuisses. Je sens la douceur du soleil de printemps sur mon visage. Je sens l’odeur suave et écœurante d’une fin d’après-midi au cœur de Paris. J’attends le bonheur d’être près de toi. Je croise et décroise mes jambes pas tout à fait bronzées. Nous ne sommes qu’au mois de mai, le soleil ne m’a pas encore colorée. J’espère que tu me trouveras jolie malgré tout. Aujourd’hui la chaleur est suffocante. J’ai mis ma robe à fleurs, celle qui a les bretelles trop grandes. Je les remonte sans cesse, ça t’énerve, tu finis toujours par les coincer dans celles de mon soutien-gorge. Tu les entortilles, je te laisse faire parce que j’aime quand tu t’occupes de moi. Je commande une San Pe. Je t’attends. Je sais que tu ne devrais plus tarder maintenant. Je guette. Je

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te guette. Ça fait des semaines que nous ne nous sommes pas vus, peut-être plusieurs mois. Je remonte mes lunettes de soleil qui glissent doucement sur l’arête de mon nez. Je passe une main sur ma nuque pour soulever mes cheveux et laisser l’air passer. Je tourne la tête. Ta silhouette se détache au loin. Tu traverses la rue en dehors du passage piéton, comme un parisien. Tu m’as vue, mais je te fais signe quand même. Ta main me répond. Mes yeux ne te quittent pas. J’aime ta démarche faussement assurée. Moi je sais que ton corps est trop grand pour toi. Tes bras se balancent le long de tes hanches étroites. Tu as mis un pantalon à pinces, ça te donne un air déguisé, toi, tu trouves que ça te donne un air sérieux. Quand tu arrives à ma hauteur, je pousse ma chaise qui racle le trottoir avec un bruit de bitume. Je ne sais pas quel geste je dois faire : t’embrasser, te serrer dans mes bras ? Toi non plus tu ne sais pas. Nous sommes comme deux étrangers, c’est idiot. Je me lance la première, mes lèvres claquent sur tes joues mal rasées. Tu sens le parfum bon marché et la transpiration, c’est ton odeur et je l’aime. Pour me donner une contenance, je te demande si tu as trouvé facilement une place pour te garer. Oui. Juste oui en guise de réponse. Ta voix grave m’enivre, je l’entends


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sans l’écouter. Tu ne m’aides pas. En fait, tu te fous de ma question. Tu as raison. Le serveur revient. Nous commandons. Je choisis une glace. Un sorbet à la noix de coco, avec de la chantilly s’il vous plaît, mettez-en beaucoup : petit sourire et l’œil qui brille de gourmandise. Quand je commande une glace, je te regarde toujours avec cette moue un peu coupable, tu me réponds par un coup d’œil complice. Toi tu préfères prendre un café. Tu me donneras ton chocolat. Nos langues se délient vite. Tu me racontes tes doutes, tes projets. Je t’écoute, te conseille, sûrement très mal. Le serveur revient. Il vide son plateau sur notre petite table. Je plonge ma cuillère jusqu’au fond de la coupe, tenant de ma main gauche le verre froid aseptisé. La mousse presque chaude de la chantilly se mélange au goût trop sucré de la glace. J’adore. Tu me tends le chocolat posé sur la soucoupe. Comment fais-tu pour avaler un café par cette chaleur ? J’adore être avec toi. Ton regard si doux, tes yeux si noirs, et tes cils, tes longs cils soyeux. Je voudrais te prendre dans mes bras, te serrer contre moi et te faire jurer de ne jamais m’abandonner. Mais tu me prendrais pour une folle, alors je ne fais rien. Je replonge ma cuillère dans la coupe. Je la ressors

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chargée de crème, elle déborde et dégouline. Tu ouvres la bouche à outrance, comme chez le docteur. Tu tires la langue pour me faire sourire, moi j’enfonce le tout au fond de ta gorge. Tu manques de t’étouffer. Tu ris. Mais le froid te glace les dents, tu grimaces comme sous le coup d’une décharge électrique. C’est ta dent cassée qui te fait mal. Pardon, je sais que je ne dois pas te faire manger de glace, ou alors il faut attendre qu’elle fonde et qu’elle ne soit plus qu’un liquide épais et onctueux, frais, mais plus glacé. Je devrais faire plus attention à toi. Je devrais te dire à quel point je t’aime. Mais je ne le fais pas, parce qu’il fait trop chaud, parce qu’il y a trop de monde autour de nous, parce que le serveur vient nous encaisser, il a fini son service. Parce qu’une sœur ne dit pas à son frère qu’elle l’aime. C’était ma dernière chance, je ne l’ai pas saisie. Sanction. Je vais connaître la douleur du regard qui ne sait pas dire. La peur et l’angoisse qui transforment la bouche et la rendent si laide. Je vais entendre les paroles confuses qui ne veulent rien dire, que je ne comprendrai pas, que je ne voudrai pas comprendre. Le néant gigantesque va dévorer mon corps. Mes


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oreilles vont bourdonner à me briser le crâne et mon cœur battre à me jaillir du sein. Je vais subir le monde qui s’écroule parce que tu l’as emporté avec toi. Je vais expier mes non-dits et payer le prix fort pour des mots que je n’ai pas voulu prononcer. Dans ton cercueil blanc, ton corps raidi ne m’entend plus. Dans ma robe noire, mon corps engourdi ne fonctionne plus. Je sais ta peau glacée sur le satin pastel. L’odeur religieuse de cette église maudite me traverse et me glace. Je croule sous le poids du respect silencieux et forcé. Tous ces gens venus te dire adieu m’oppressent avec leurs larmes et leur gentillesse. Le Christ sacrifié sur sa croix m’observe et m’écrase. Je ressens déjà la douleur de savoir et je devine la peur de l’après. En regagnant ta voiture, un chauffard t’a renversé. Tu es mort sur le coup, à quelques mètres de moi, sans que je le sache. Tu n’étais déjà plus dans mon champ de vision…



Assise sur le banc de bois usé par le frottement des jupes dévotes, je suis figée comme une statue de sel, sans larme, sans mot, sans pensée. Je suis vide de tout. Je ne suis plus rien. Je sens près de moi le malheur de mes proches, mais il ne m’atteint pas. Mon esprit est hermétique, je m’enlise dans cet instant ignoble auquel je voudrais échapper. Je ne fais rien. J’attends la fin du sermon. On lit des textes censés parler de toi, des textes que j’ai écrits. Le style est mauvais, les sentiments ne font décidément pas l’écrivain… Tout le monde se lève pour un dernier au revoir. On a dû terminer la lecture. Je dois me lever aussi. Mes jambes vont-elles me porter jusqu’au cercueil exposé devant l’autel ? C’est laid, c’est grotesque, c’est vulgaire. Pourquoi exposer ton cercueil ainsi ? L’église est pleine de gens qui t’aiment, ou qui t’aimaient, quel temps choisir ? Arrête-t-on d’aimer

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quand l’objet de notre amour n’est plus ? Non, c’est certain, mais la grammaire ne nous impose-t-elle pas l’utilisation de l’imparfait lorsque l’on parle du passé ? Linguistique à la con. L’église transpire les bons sentiments et la compassion. J’ai envie de vomir, mais rien ne veut sortir de mon ventre. Pourtant, ça aurait fait diversion. Je suis sûre que ça t’aurait fait marrer dans ta boîte. Tout est si lisse. Même les hypocrites ont endossé leur joli costume de tristesse, oui, vraiment tout le monde à la tête de circonstance, c’est vraiment parfait. Chacun s’approche lentement de ton cercueil, certains font des signes de croix et te balancent de l’eau bénite. Je les envie ces chanceux qui croient en Dieu. Mais il était où leur Dieu quand tu traversais la route ? Non, en fait, je ne les envie pas ces ignorants, ces couards qui ne regardent la mort que du coin de l’œil, ces traîtres qui prient un Dieu qui a profané ta vie. La mort fait pourrir les corps, la mort a une odeur de fin. Cette mort je la regarde en face moi, elle me dégoûte, mais ne me fait plus peur. Je rejoins le cortège, il ne serait pas de bon ton que je ne te dise pas adieu. Tu parles, j’ai même pas été fichue de te dire que je t’aimais, alors te dire adieu, surtout maintenant que tu ne peux plus m’entendre, ça te fait une belle jambe… J’ai envie de hurler ma colère


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à la face de tous ces gens qui pleurent, de ce prêtre si paisible qui observe ses ouailles avec l’air de celui qui sait. Qui sait quoi ? Qu’ils s’étouffent tous avec leurs larmes, qu’ils se noient dans leur peine et qu’on me foute la paix. Je m’approche du cercueil, mais je ne sais pas ce que je dois faire. Un signe de croix ? Sûrement pas ! Je me retrouve avec un hochet en argent dans les mains et son petit seau assorti. Ce truc me dégouline son eau bénite sur les doigts. Je pense à la cuillère de glace à la noix de coco. Vite, je dois faire quelque chose, on s’impatiente déjà derrière moi. Alors je colle ma joue sur ton cercueil mouillé, béni par tous tes amis en file indienne. Je lâche mon hochet. Un son métallique résonne dans l’église silencieuse, bondée comme une rame du RER A à Châtelet aux heures de pointe. Mes bras enserrent le cercueil, mes lèvres se collent contre le bois laqué. Je devine ton visage disloqué à quelques centimètres de moi. Je veux m’allonger contre toi. Fais-moi une place. Mes doigts cherchent une prise pour s’accrocher, pour ne pas te quitter. Pour que nos corps puissent se rejoindre. Mais on me tire, doucement, fermement. Qui ose ainsi interrompre mes adieux ? On me pardonne, c’est l’émotion, il ne faut pas lui en vouloir à cette pauvre folle.

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Je n’ai même pas envie de résister. Je sors, docile. Je suis lâche, je me déteste. J’aurais pu hurler ma colère et mon désespoir, mais je n’ai rien dit. Pas un souffle, pas un murmure, pas un sanglot. Les mots n’existent plus. Le soleil de mai est blanc et froid. Si Dieu existait, il aurait fait tomber sur nos têtes une averse glacée pour mouiller mes joues qui restent désespérément sèches. Dieu est une mascarade. Quelqu’un me tient par le bras. Je ne sais pas qui est cette personne serviable qui veille sur moi comme on le ferait pour un enfant qui aurait perdu ses parents dans les rayons d’un supermarché. Je suis sans âge. Je suis une toute petite fille qui ne sait pas où aller, je suis une très vieille femme fatiguée qui veut juste mourir. Je ne sais plus qui je suis. Je me retrouve assise dans le corbillard qui t’emmène au cimetière. Privilège de la famille de celui qui occupe le cercueil. Devant le vide immense de ta tombe, je me tiens droite, je suis digne, je suis comme il faut. La rose rouge jetée au fond du trou est condamnée avec toi. La terre fait un bruit mat en recouvrant ton couvercle blanc qui brille. Les pelles s’activent, macabres et régulières. C’est l’heure du buffet, les ventres gargouillent. Il faut nourrir tous ces gens venus de loin,


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pour certains. Le malheur n’est pas l’ennemi des affamés. Il est grand temps d’aller se restaurer. Les voitures se garent, bien alignées, sans dépasser du trottoir, parce qu’aujourd’hui c’est sérieux, on t’a enterré. Les gens se garent proprement comme le sont leurs habits, leurs cheveux, leurs chaussures. Ils sortent de tous côtés avec leurs visages tout gris. Je me retrouve dans la cuisine, je ne sais même pas comment je suis arrivée là. Le silence s’en est allé, les chuchotements font place aux paroles bien nettes. Les discussions s’animent à mesure que les assiettes se remplissent. Chacun mastique sa viande froide, la mayonnaise s’attarde sur le bord des lèvres. Les salades suintent leur huile au soleil sur la terrasse. Les fourchettes en plastique se tordent et se cassent. « Tu sais où je peux trouver d’autres couverts ? » Quoi ? On me parle ? Je ne suis pas transparente alors, et merde. Va au diable avec ton trident, et bien le bonjour à Dieu. « Mais oui bien sûr, regarde à côté du plateau de fromages ». Les mots s’envolent sans que je ne puisse rien faire. Tout lisses et tout propres, comme les convives de ce sinistre déjeuner. Comme moi. Je ne suis pas mieux que les autres. Je ne suis pas plus triste non plus, je ne suis même pas certaine d’être plus en colère, peut-être que je suis juste plus

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égoïste. Ta vie bousillée, c’est mon futur ratatiné, c’est mon âme amputée. Mes nuits sont paisibles et pleines. Le sommeil me dépose au milieu d’un nid de coton très doux et bien chaud. Je voudrais pourtant qu’elles soient cruelles. Qu’elles m’écorchent et me torturent. Je voudrais ne plus jamais dormir pour mourir d’épuisement ou de douleur, car on ne meurt pas de chagrin. Même ça, je n’y ai pas droit. Les matins sont cyniques. Le soleil s’est installé dans le ciel comme un outrage à mes idées noires. Tout est si beau, si lumineux. La nature se moque de moi, se moque de nous. Ma vie, je la laisse en suspens. Je préfère rester quelques jours auprès de mes parents, ou de ce qu’il en reste, dans la maison que tu n’avais pas encore quittée. La porte de ta chambre reste close. Nous n’osons pas l’ouvrir. Mais de quoi avons-nous si peur ? Le talisman est déjà brisé. Je tourne en rond dans cette maison trop petite pour nous trois. J’entends malgré moi les sanglots derrière les murs. Je suis le témoin des yeux rouges et des joues creuses. Je suffoque. Les amis passent à l’improviste. Je prépare du thé ou du café, en fonction de l’hôte qui me tient compagnie. Je sors le sucre ou les sucrettes. Le tintement des cuillères contre la céramique me devient insupportable. C’est un rituel qui me rend folle, je le


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sens, je le pressens. Mon père s’enfuit à chaque visite impromptue, comme un coupable, comme un chien errant chassé par des jets de pierres. Mon père n’est plus. L’homme glorieux et fier n’est plus qu’un tas de cendres qui s’éparpillent au gré du vent. En quelques jours, ses cheveux se sont clairsemés, ses joues sont tombées, même sa moustache est en berne. Il n’est plus qu’une ombre pitoyable et avachie. Quant à ma mère, ma mère si douce, elle est toute sèche et rabougrie. Elle parle à n’en plus finir, et plus les mots s’échappent de sa bouche, plus son corps se ratatine. Elle parle de son fils, elle parle de mon frère, elle parle, elle parle, elle parle. Elle parle parce qu’elle n’a plus de larme, et qu’il faut bien faire sortir la peine. Parce qu’aucun liquide ne subsiste dans son corps flétri. Je suis bien certaine que si j’y plantais une lame, c’est du sable qui s’échapperait de sa plaie. Elle parle pour exorciser son malheur, et moi je la maudis de parler autant. Les jours s’enchaînent, bien rangés, dans l’ordre habituel. Pas de jeudi avant mercredi. Les weekends arrivent avec leurs adeptes et leur légèreté. Les passants ont troqué leurs vestes ternes contre des teeshirts aux couleurs arc-en-ciel. Les sourires se dessinent jusque dans leurs yeux, on devine leurs jolies dents blanches bien polies cachées sous leurs lèvres

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framboise. Leur joie m’anéantit. Le printemps, le week-end, le soleil, la beauté sont indécents. Je sens que je chavire, le naufrage me guette. Aurais-je seulement le courage de me laisser couler pour ne plus jamais remonter à la surface ? Mettre des pierres dans mes poches pour que tout s’arrête. Qu’espérais-je ? La vie continue, notre malheur n’appartient qu’à nous, je ne peux pas le distribuer. Les visites des amis s’espacent. Les larmes de nos visiteurs sèchent de plus en plus vite. Les cuillères se font plus silencieuses, les sucrettes restent dans le placard. La vie reprend ses droits. Pourtant, mon père n’en finit plus de s’effilocher, je crains qu’il ne finisse par disparaître pour de bon. Ma mère fait semblant d’exister, mais je vois bien qu’elle est vide et fragile comme la coquille d’un œuf que l’on vient de gober. Saurais-je ranimer ces fantômes ? Est-ce même possible ? Ne suis-je pas moi-même réduite à l’état de spectre ? À quoi est-ce que je ressemble ? Mes jambes n’ont pas bronzé depuis la terrasse du café parisien. Je suis la même qu’il y a une semaine, un mois, un an. Je suis la même, l’insouciance en moins, mais ça ne se voit pas. Cela fait presque un mois que tu moisis sous la terre, les fourmis et la vermine pour compagnes d’infortune. « Tu dois te reprendre en main ma belle, tu es jeune, tu as l’avenir devant toi. Fais ton deuil, il


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est temps. Ton frère n’aurait pas voulu te voir dans cet état. Tes parents ont besoin de toi. Ils ont perdu leur fils, c’est la chose la plus épouvantable qui soit. Retourne travailler, tu verras, c’est un bon remède. » Mais qui êtes-vous pour me dicter mes sentiments ? Qui êtes-vous pour graduer l’anéantissement ? Qui êtes-vous pour me dire ce qu’aurait pensé mon frère ? Peut-être que toi ça te fait plaisir de voir que ta sœur te pleure, si jamais tu me vois, évidemment. Peut-être que même si ça ne te fait pas plaisir, tu préfères ça à l’indifférence de la vie qui continue. Et pourtant, c’est bien la raison qui livre ces phrases aussi plates que réchauffées, qui ont tellement été prononcées et entendues qu’elles sont transparentes d’usure. Alors oui, je dois me reprendre, et aujourd’hui, c’est une bonne journée pour redémarrer sa vie. J’ai un fiancé qui m’attend dans un appartement de banlieue, un travail et son lot de collègues sympathiques, un chat. Je dois quitter la maison de mes parents, sortir de mon refuge si je ne veux pas qu’il se transforme en piège et qu’il se referme sur moi. Je dois aller vivre. Alors je pars, je rentre, je recommence. J’ai embrassé mes parents, mais nos baisers étaient creux et insipides. Nos étreintes timides avaient un air de faux-semblant. Je suis montée dans ma voiture, petite citadine rouge aux ailes cabossées, comme sa

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propriétaire. Dans la circulation, je me faufile entre les camions. La bande originale de Bridget Jones emplit l’habitacle, j’ai le cœur léger. Je fredonne, je chante, je souris presque, encore un petit effort et j’aurai l’air normal. J’ouvre la fenêtre, pas de clim pour ce modèle bas de gamme, premier prix et d’occasion. « Mais les fenêtres sont électriques, et vous pouvez même contrôler l’ouverture des fenêtres passagers Mademoiselle. Et cerise sur le gâteau, vous pouvez activer la sécurité enfant d’une simple pression sur ce bouton, regardez. – Ah oui, mais je n’ai pas d’enfants. – Ne vous inquiétez pas, ça viendra. – Ah bon, mais je ne suis pas inquiète… » Ma petite voiture file sur l’A6, direction mon home sweet home, dans ma banlieue pas bien chic, mais pas trop chère. Le parking m’accueille, comme si je n’étais jamais partie. On dirait un tableau. Tout est à sa place. Je devrais pouvoir y retrouver la mienne facilement dans ce décor immobile et sans surprise. Lorsque j’ouvre la porte blindée de mon appartement, je suis prise tout entière par l’odeur de mon chez-moi. Odeur de shampoing, mon fiancé vient de partir. Il reste de la buée sur le miroir. Le bac à linge sale déborde, le tube de dentifrice n’est pas rebouché, le rideau de la douche n’est pas tiré, il va finir par


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moisir. Le chat s’approche en s’étirant, pacha paresseux tiré de son sommeil, il me salue d’un miaulement indulgent pour sa pauvre maîtresse abîmée. Je le gratifie d’une caresse distraite sur le haut de son petit crâne roux. Je dépose mon sac sur le lino éraflé de l’entrée. J’enlève mes sandales. J’entre dans le salon. Dans la chambre, les volets ne sont même pas ouverts, la couette gît au pied du lit, boule moelleuse toute chiffonnée. Un jean a été abandonné par terre. Je me laisse glisser dans le canapé. Ma tête est vide, je vais attendre que les heures s’écoulent. Mais mes bras et mes jambes refusent l’inactivité. Je me retrouve dans la salle de bain avant même d’avoir eu le temps d’y penser. Le tube de dentifrice a rejoint les brosses à dents dans le gobelet, le rideau de douche bien tiré finit de sécher, devant moi les chaussettes rejouent l’Apartheid : le blanc est bien séparé de la couleur. Je frotte, je nettoie, j’aère, je lessive, je savonne. Je pleure. L’éponge dans la main droite, le Cif crème citron dans la main gauche, je pleure sans plus pouvoir m’arrêter. Mon visage se crispe, il est rouge et bouffi. Mes yeux et mes narines crachent mon chagrin dans un torrent salé et gluant. La sueur s’invite à la racine de mes cheveux et dans le creux de

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