Marjolaine Humbert Un jour que j’étais seul
Un jour que j’étais seul
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– Théâtre –
Un jour que j’étais seul
Marjolaine Humbert
Un jour que j’étais seul
PERSONNAGES
– François – La conteuse – Les SDF : La jeune punk, l’ancien prof, le marginal (...mais ça pourrait être n’importe qui)
À trop être paresseux, on devient ce que l’on redoute
Sur les bords de la Seine, sous le Pont-Neuf, un soir de novembre. Un jeune homme est debout à côté de tentes hébergeant des sans-abris. Trois tentes rondes sur les pavés, un réchaud sur le côté et des cadavres de bouteilles partout. Il y a un marginal, une jeune punk avec son chien et un homme d’une quarantaine d’année ; ils travaillent à leurs tâches quotidiennes : faire cuire des conserves sur un réchaud, aller pisser, finir la canette de bière, compter la monnaie qu’ ils ont gagnées dans la journée, faire un sudoku ou éplucher les annonces du dernier « Paru-Vendu ».
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La conteuse Il y avait un homme, Braoumbé était son nom, qui vivait avec ses trois femmes et tu sais, en ce temps là il y avait eu une grande famine qui les avait frappée fort, très fort. Ils vivaient dans une extrême pauvreté, ils n’avaient pas d’enfants, et les femmes étaient stériles. Ce jour là, tandis que Braoumbé était là à réfléchir, il dit à ses trois femmes : « Aujourd’hui, nous sommes là, et il n’y a rien à manger. » François
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François, trente ans Célibataire Perdant C’est tout Rien On me regarde mais on ne me voit pas Pourtant les gens me connaissent Ils m’ont vu quelque part Je leur fais penser à quelqu’un Peut-être, je ressemble à un membre de leur famille Un copain d’il y a très longtemps En tout cas, c’est sûr, ils m’ont vu quelque part
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La conteuse Un jour, Braoumbé, c’est son nom, je l’ai inventé pour toi, tout comme cette histoire, alors écoute-bien ; Braoumbé dit : « Aujourd’hui, nous sommes là, et il n’y a rien à manger. » François Paraît que j’arrête pas de me plaindre Quand j’étais petit ma mère m’appelait Caliméro Puis Elle s’est vite lassée Elle a fini par ne plus m’appeler du tout La conteuse Braoumbé, c’est son nom, c’est moi qui l’ai inventé François C’est l’histoire d’un mec, un peu réac, un peu raciste Étriqué, sur lui Trop d’ailleurs Égoïste et égocentrique Orgueilleux Faible Mais surtout égoïste Qui à un moment donné a eu la poisse Une série de poisse
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Lui, qui croyait à rien Même pas en lui-même Il a bien fallu qu’il croit En la loi des séries Une série de poisse qui l’a amené Ici Devant vous – Ben, t’es pas content ? – Y’a d’autres endroits, t’sais – P’t’être, c’est les rats qui lui plaisent pas – Ou l’humidité – Ou p’t’être, c’est ta tronche, tout simplement 14
La conteuse Tandis qu’ils étaient là, Braoumbé et ses trois femmes, ils entendent ; « Salam alekum ». Ils répondent « Malekum salam. » Un étranger, un devin entra. Il avait avec lui son sac. Ils saluèrent l’étranger. François Jamais trop aimé les dimanches soirs Bâtards Une semaine qui se termine Une autre qui commence Un peu pété, un peu tordu Pleine de promesses impossibles à réaliser De résolutions, impossibles à tenir
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Le dimanche soir C’est âpre, raide, amer Déprimant Il fait sombre, froid, il pleut On a envie d’écouter Chopin Mais c’est encore plus déprimant Surtout les Nocturnes Pourtant c’est beau Puis y a pas de poste radio par ici – On en avait un, mais y a plus d’piles La conteuse Alors Braoumbé commence à se préoccuper, puisqu’ils n’avaient rien, et qu’il y avait un étranger : « Comment allons-nous faire pour l’accueillir ? » L’Etranger le rassura : : « Je viens passer seulement un peu de temps avec vous. » Braoumbé réfléchit et dit : « Bien, il n’y a pas de problème. » François Les gens qui passent, souvent Devant nous Baissent la tête Gênés Je le sais, je faisais comme eux Avant
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Gênés, Ils sont gênés, les gens qui passent Ils ont tort Eux ont choisi leur camps Ils ont réussi Ils ont bravé les tempêtes, tenu le bon cap, pas flanché, rien Qu’ils gardent la tête haute Les autres... – Les autres ? – De quoi il parle, lui ? François rote 16
François Pardon, c’est dégueulasse En même temps, c’est naturel La bière, quoi – Hé, fais gaffe hein, si tout le monde fait comme toi, ben, les gens y vont penser qu’on est tous des cochons – Cela dit, t’as fait partir les pouffiasses qui nous tournaient autour – Les autres ? Tu veux parler d’qui au juste ?
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François Rien à ajouter Quand je rote C’qui m’amuse C’est surtout de voir la réaction des autres Les biens pensants Les sans taches Les polis Les intellos Un intello ça rote pas, jamais Vous z’avez pas remarqué ? C’est rarement Rabelaisien un intello, quand on y pense J’aime pas les intellos Les bourgeois Les branchouilles Les fils de mes deux Ceux qu’on fait les grandes écoles Ceux qui sont humanistes, qui se disent humanistes Moi, j’suis pas humaniste J’ai pas cette ambition Trop difficile – J’vais te dire, y’a du bon à être humaniste, regarde, le père Voltaire, et puis l’autre, le Rousseau, et celui qu’a fait le dico, là, Diderot, ben, c’était des z’Humanistes,
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ces gens-là. Y’aurait pas eu eux, j’crois bien que la France, ce serait encore le Moyen-Âge, voire pire – Ça changerait que’qu chose pour nous si on devenait Humanistes ? – C’est facile d’écrire des grandes phrases philosophiques et tout quand t’as pas froid au cul – C’est qui qui t’as dit tout ça à toi ? – Personne, je me suis fait l’opinion, comme ça, en réfléchissant – Tu lis trop les magazines que les gens jettent dans les poubelles, c’est pas pour toi, ça, t’es trop fragile, après tu penses... et après tu nous sors des conneries François 18
Tout ce baratin Ça me fatigue Faut plus dire ça ou ça Faut faire exactement et à la lettre tout c’qu’on nous recommande de faire Sinon, bim Gare à la sanction J’ai pas besoin qu’on me prenne par la main Je sais ce que vous voulez faire de moi Une machine C’était presque réussi, un millimètre et on y était Mais le boulon a pété Le mécanisme a sauté Et je recrache tout ce qu’on m’a forcé à avaler Ça rentre plus les gars
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– Ben, vomi pas trop, le jeune, t’aura plus rien dans l’estomac après… – Faut pas t’faire des cheveux blancs, t’sais, c’est comme ça, qu’est ce tu veux… C’est pas toi qui chang’ra l’monde, dis, hein ?... Tu crois pas, le jeune… ? Hey, tu réponds pas quand on te cause, dis ? La conteuse Qui dit que parler n’est rien, lui-même n’est rien. François Ça servirait à quoi que j’te réponde ? Ça t’intéresse ce que je raconte ? Polémique ou Politique Faut choisir les gars Médiatique, c’est ce que vous avez choisi D’autres agissent au lieu de parler Et ceux qui font rien ouvrent leurs gueules Le monde tourne plus rond Savent tellement plus quoi dire les politiciens de France Y sont plus tellement crédibles Ils ont l’air comme ça de chercher des solutions concrètes Parce que faut bien faire semblant Ils sont pas les seuls, allez
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C’est pas moi qui irais leur jeter la pierre J’ai jamais rien foutu dans mon bureau C’est vrai, qu’est-ce qu’on peut faire dans une bureau de banque ? À part Griffonner des papiers Et accorder des crédits À des gens qui pourront jamais rendre ce qu’on leur prête Y peuvent pas C’est pas penser pour Alors, les mecs inutiles C’est pas moi qui irait leur jeter la première pierre 20
– T’es amer, fils, c’est pas bien, t’sais, ça t’amènera pas loin, t’sais... l’amertume, psss, tellement acide, ça... ça brûle, pi, c’est tout, ça brûle François Faut rien attendre des politiques C’est pas leur boulot Eux leur boulot, c’est la polémique médiatique Sont fortiches Se font photographier avec leur grosse ou leur peignecul Et hop, un tour et ça démarre Y pensent qu’on adore ça
Un jour que j’étais seul
Que nous pauvres franchouillards, on se félicite d’avoir des politocards aussi photogéniques Bande d’enculés Allez voir en campagne si j’y suis J’y s’rai pas de tout’façon puisque je suis ici Sous les ponts Avec mes copains ; les moins que rien Les petits, les minables, ceux qui servent à rien Qui sont moches, qui salissent le décor On va passer la nuit à discuter A refaire le monde A trouver des solutions au fond de nos canettes Des plans sur la comète, je peux te dire qu’on va en faire Comme ça entre nous Nos idées, on les gardera pour nous On bâtira un autre monde Avec nos règles, avec nos lois Et demain matin quand on s’réveillera, on s’ra content On s’ra léger On aura rêvé Un rêve gratis – Arrête de boire, fiston, tu sais plus d’quoi tu parles, on bâtira rien, tu sais, on est trop fatigué, puis on a froid… – Puis, c’est toi qu’es moche... t’es moche en dedans petit... va falloir nettoyer, nettoyer, nettoyer...
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