Un monde sans nom Greg Waden
U n monde sans nom Saison 1
Greg Waden
U n monde sans nom Saison 1
D’un ami de cœur : « Dans la vie, va à l’essentiel ! »
Le défi Un soleil radieux s’exprime dans un ciel estival. Dans l’aquarelle qu’il dépeint, les oiseaux batifolent dans cet azur flamboyant. Tournoyant, se pourchassant et effectuant des arcs de cercle, ces petits êtres plumés nous offrent gracieusement un ballet majestueux et un moment d’apaisement visuel intense. Les arbres qui les contemplent au-dessus paraîtraient presque à les applaudir. Certains d’entre eux concèdent volontiers quelques-unes de leurs branches en guise de loge. Dans ce décor paisible, se côtoient également d’autres créatures tout aussi plaisantes. Des lapins joueurs, qui sautillent épisodiquement dans le touffu herbage, un vieux cheval, courbé par les âges, qui s’ennuie dans un pré boueux, des papillons qui virevoltent ça et là au gré de leurs petites ailes fragiles, dans un doux calme rural… Calme qui risque fortement d’être perturbé par la construction humaine qui s’impose dans cette peinture. C’est une école, plus précisément un collège. La fin de la journée scolaire approche, et le vacarme que provoquera une nuée d’enfants s’échappant d’une pression quasi quotidienne troublera quelque peu et définitivement cette fresque. Cependant, un papillon blanc, ambassadeur de liberté, se risque au péril de sa vie éphémère, à venir se poser sur un des nombreux rebords de fenêtre du bâtiment. Personne ne le remarque, pas plus que le garçon qui, tête posée dans la paume de la main, les yeux fixant au dehors, se perd dans de bucoliques rêveries. Un petit choc à la tête le sort de sa semi-léthargie. Le coupable est une petite boule de papier lancée par un de ses camarades. – Eh ! Darlann, t’es parmi nous ? ajoute-t-il ironiquement. – Oui… qu’est-ce qu’il y a ? grommelle le garçon en retour.
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– C’est c’soir qu’on y va… – T’es sûr ? J’le sens pas aujourd’hui – Tu vas pas te dégonfler maintenant… – Ouais… intervient le gamin de derrière, si tu veux ton EXP 1, mec… – Mille points pour un objet très rare, rajoute son voisin – Vous inquiétez pas alors, conclut Darlann, j’aurai de quoi vous faire pâlir de jalousie Le petit défi que se sont lancé ces quatre garnements, est un défi de jeu de rôles. Ils gagnent des points d’expérience en réussissant des « missions » soi-disant périlleuses mais, somme toute, puériles. Ce soir, ils vont essayer d’acquérir, deux d’entre eux principalement, un certain nombre de points en effectuant une opération précise. Aujourd’hui c’est « le défi de la maison hantée », les concurrents de l’exploit doivent ramener un objet plus ou moins rare d’une maison abandonnée, oubliée du temps. Celle qui servira de temple de jeu est la vieille maison de maître du vieux fou, comme on le surnommait dans le village. Un vieux bourgeois du nom de Cardighan y a fini ses jours. Il ne côtoyait personne et n’avait plus de famille, pensait-on au regard de l’état d’abandon avancé de la bicoque. Sa sinistre silhouette vous menace de ses fenêtres caverneuses aux carreaux brisés et coupants, son porche belliqueux vous dévore l’âme, et des lichens lacèrent les murs ensanglantés de briques fanées. Un vieux chêne lépreux et voûté semble vous accueillir sournoisement par sa répugnante révérence. Un mur trapu de deux mètres de haut emprisonne le domaine laissant apparaître en guise de mâchoire deux énormes et funèbres herses noirâtres, crénelées de pics acérés. L’endroit idéal. Oublié. Dès la sortie de l’école, les quatre copains, pour occuper le trajet, s’enivrent mutuellement de dialogues combatifs et héroïques. Pendant qu’ils entament l’allée schisteuse qui mène à leur donjon, de sinistres corbeaux ébène apparaissent soudainement au-dessus de leur tête, et, dans leurs déplacements aériens hasardeux, croassent leurs avertissements. Les jeunes humains marquent un temps d’arrêt, surpris par 1 – EXP : expérience
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cet avènement saisissant. Un des lugubres volatiles vient même se poser à quelques mètres au-devant sur le chemin, puis, après quelques piaillements du sol, pivote la tête quelques secondes dans leur direction et, d’un regard hostile semblant les menacer, repart de deux coups d’ailes vers la bâtisse rejoindre sa meute. Cet événement n’a que plus d’effet de commenter et doper leur valeureuse épopée. Le vent s’est invité aux festivités. Il bouscule inlassablement le vieux chêne, et fait tournoyer quelques herbes et feuilles jonchées sur le sol. Il agresse parfois les vieilles herses entrebâillées qui expriment leur souffrance dans un râle strident. L’atmosphère s’alourdit un peu plus. Il se permet également de fouetter leur visage afin de tester leur bravoure, et chahute leurs cheveux et leurs vêtements. Un des gamins s’exprime. – Bon les gars, à vous de jouer… Après un rapide échange de sourire narquois, Darlann et Nicolas s’engouffrent dans l’antre sinistre de leur terrain de jeu. Ils ont tous les deux une quinzaine d’années, comme leurs deux camarades restés sur le seuil du domaine. Darlann, cheveux blonds, yeux noisette, est de caractère plus volontaire, il s’affirme courageux et tient à le démontrer, malgré une crainte gênante et envahissante de chaque instant. De parents divorcés, il a développé une confiance en soi bien personnelle et une légère impulsivité, qui lui ont valu à maintes reprises de se heurter à un bon nombre d’altercations. Nicolas, quant à lui, est blond aussi mais ses yeux sont proches de l’azur. Il est introverti mais disponible, un paradoxe de caractère qui le fait souvent douter et s’égarer dans ses choix. Il est né de parents modestes, humbles évidemment. Les deux adolescents avancent avec anxiété sur l’allée abandonnée et recouverte par endroits d’herbes sauvages, et jettent par moments un regard fébrile vers leurs camarades, qui, dans leurs excitations d’incitateurs diaboliques, leur font signe de continuer. Arrivés sur le perron, ils marquent un temps d’arrêt. – Tu prends l’étage ou le rez-de-chaussée ? interroge courtoisement Darlann. – Ça m’est égal, du moment que je trouve. – Ok, je reste en bas, visite les chambres, c’est peut-être le meilleur endroit
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– Monsieur est trop bon ironise Nicolas. Et ils s’introduisent dans le château après avoir salué de la main leurs camarades restés à la grille. L’endroit est poussiéreux et tapissé de toiles d’araignées effilochées. Une odeur âpre plane sournoisement dans l’ensemble des pièces, acidifiant l’oxygène encore présent. Des tableaux de peintures blêmes ornent les murs du hall. Un lustre colossal d’une autre époque s’impose comme maître d’hôtel, cependant, lui aussi, est recouvert d’un linceul toilé. Pour accompagner ce chef d’orchestre lumineux, des appliques murales cuivrées sont éparpillées un peu partout, faisant de ces lieux un concert étincelant, si électricité il y avait. Seul le jour reste le chef électricien du secteur. Les deux camarades se lancent amicalement un regard méfiant. Le doute les envahit. Ils voudraient courir, s’échapper de cet endroit morbide, mais la détermination, saupoudrée de fierté, de leur venue les fait poursuivre, et ils se séparent. Le craquellement du bois des marches de l’escalier sous le poids de Nicolas, accentue considérablement l’ambiance morne et pesante. À pas de loup, il effectue sa progression, scrutant sans cesse le premier étage. Il ne s’étonnerait presque pas de voir surgir devant lui quelque chose ou quelqu’un. Son imagination l’encourage mais sa peur l’en dissuade. Les bruits se sont interrompus, il est sur le palier. Sans mauvaises surprises. L’étage est aussi austère que le rez-de-chaussée. Un couloir lugubre s’imbrique perpendiculairement à la montée des marches. Il propose cinq chambres. Une de chaque côté de l’escalier et trois qui leur font face. Une moquette épaisse et grenat recouvre totalement le sol. Les mêmes appliques cuivrées et noircies habillent les murs blafards et décolorés. La lumière du jour, à cette heure-ci, pénètre encore grâce à deux minuscules fenêtres réparties de chaque côté du conduit, ce qui n’empêche guère Nicolas de plisser les yeux afin de mieux distinguer les inscriptions peintes sur les portes. Ce sont plutôt des dessins, des blasons. Inconsidérément, mais impressionné, il ouvre celle plantée devant lui. Elle est ornée d’une peinture représentant un écusson de couleur rouge et blanc pourvu d’une tête de lion en son centre. Un sourire se dessine sur son visage à la pensée des trésors cachés qu’il va découvrir
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et emporter. Les grincements du pêne agressant la gâche ainsi que celui des faibles gonds, font penser qu’ils n’ont pas été dérangés depuis des siècles. Ses yeux s’écarquillent, la pièce est entièrement vide. Il y pénètre pour s’en convaincre mais, hormis la frêle fenêtre, rien n’est présent, ni meuble, ni vêtement, ni quoi que ce soit. Il s’étonne étrangement au manque de réussite qu’il ait eu à choisir celle-là. Peu importe, il aime le jeu, il y en a d’autres. Darlann quant à lui, de son côté, après avoir traversé le sinistre couloir qui s’agrafe à gauche de l’escalier, pénètre dans ce qu’on a plus familièrement l’habitude de nommer la cuisine. Elle est sale. Très sale même. Abandonnée elle aussi. Des écuelles et des casseroles jonchent un évier mat de poussière et de gras. Une table de travail trône au milieu de la salle, recouverte elle aussi d’ustensiles divers et variés qui n’ont pas servi depuis des années. L’odeur est à peine supportable. Un sentiment de dégoût fronce le nez du jeune garçon. – C’était un vrai porc ce vieux accuse-t-il. En se détournant de ce capharnaüm, ses yeux échouent sur une petite porte d’un vert bouteille plutôt grossier. D’ailleurs la porte et tout le bâti sont d’architecture tout aussi grossière, ce qui ajoute un cachet plus morbide à cet endroit. Sa curiosité et son envie de quitter cette déchetterie, le pousse à l’entrouvrir. L’air ambiant varie. Le précèdent dégoût fait place à l’humidité bien connue des caves. Car c’est d’une cave dont il s’agit, au premier abord. Un escalier de pierres érodées et grisâtres s’enfonce en colimaçon dans les profondeurs. La moiteur des murs assombrit le climat des lieux. L’électricité n’est pas encore venue coloniser ce passage archaïque, mais des torches sont suspendues à intervalles réguliers, et paradoxalement, elles sont toutes allumées. Darlann s’en étonne, voire se terrorise à l’idée de faire une mauvaise rencontre. Il s’aperçoit de plus qu’elles ne se consument pas. Cela a pour effet d’augmenter de quelques degrés son état d’anxiété. Sa curiosité pubère et maladive l’aspire au fond du trou. Courageux mais pas téméraire, il retourne en cuisine cependant, chercher un quelconque objet contondant afin de servir de moyen de défense au cas où. Le seul ustensile convenable et maniable qu’il trouve est une grosse louche en
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métal, d’ailleurs il n’y avait aucun autre couvert. Il retourne ainsi dans le conduit et, à pas de loup, entame courageusement sa descente. Nicolas sort de la dernière chambre, il n’y a absolument rien à cet étage. Il peste son manque de chance et son temps perdu. Notre aventurier s’apprête à regagner l’escalier quand soudain il aperçoit, adossé au mur, un bâton, une sorte de canne sertie d’un petit globe blanchâtre en guide de pommeau. Il s’étonne de ne pas y avoir fait attention auparavant. Le jeune homme s’en saisit, le distingue de plus près, et se dit que finalement, comme trésor, c’est parfait. Elle devait appartenir au maître des lieux, ce qui en fait un trésor d’expérience assez conséquent. La satisfaction du travail accompli, certes chanceux, il chancelle dans l’escalier, se délectant de la tête que fera Darlann en voyant son trophée. – Darlann… ? interroge-t-il une fois atterri sur le carrelage du rezde-chaussée, mais aucune réponse ne lui vient en retour. Il scrute les pièces assujetties à l’escalier, et se dirige prudemment vers la cuisine. En arrivant, Nicolas marque un temps d’arrêt, le même dégoût le révulse devant ce spectacle. Il pose son regard çà et là sur les différentes immondices, et distingue à son tour la petite porte verte, cette fois-ci entrebâillée. Le jeune garçon la brusque un peu de la main et tend l’oreille. Il s’avance sur le bord de l’escalier pierreux et réitère son appel, cette fois plus incisif. – Darlann… ? – Ouais Nico, je suis en bas, viens voir… Rassuré, Nicolas s’engouffre dans l’escalier abyssal avec toutefois une certaine précaution. – C’est quoi cet endroit ? Une chapelle ? – J’en sais rien, acquiesce Darlann, mais ça ne doit pas en être loin Les mêmes briques moites de l’escalier tapissent entièrement la salle, des grands chandeliers sur pieds, exhibant de gros cierges flamboyants, y sont disposés un peu partout. Cinq imposantes colonnes s’exposent magistralement en arc de cercle, affichant chacune un blason, éclairé par une torche accrochée au-dessus. Au centre, un petit autel surélevé, style chevalet, de marbre blanc, présente un grimoire poussiéreux que s’efforce vainement d’ouvrir Darlann. – J’ai vu les mêmes dessins sur les portes à l’étage intervient Nicolas en montrant du doigt les différents boucliers.
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– C’était peut-être un collectionneur d’antiquités, l’vieux, ironise Darlann, tu as trouvé quelque chose en haut ? – Regarde, un magnifique sceptre… mission remplie. On est à égalité avec ce bouquin – Tu parles, pas moyen de l’ouvrir ni de le décoller de là Nicolas s’approche et en se penchant souffle sur la poussière déposée sur la reliure, une inscription se révèle. Darlann l’énonce. « Tout mage de la lumière possède dans sa foi la dévotion de Nature sa bienfaitrice » – C’est une énigme ? ajoute-t-il – Attend, laisse-moi voir Nicolas s’avance, le bâton à la main, et machinalement répète la phrase, espérant l’aider dans sa réflexion. « Tout mage de la lumière possède dans sa foi la dévotion de Nature sa bienfaitrice » Soudain, le pommeau de la canne se met à scintiller. Avec étonnement, ils le regardent tous les deux et ont un mouvement de recul lorsque le livre se met à s’ouvrir lentement. Ils ont une longue hésitation avant de s’en approcher de nouveau. Nicolas se sentant attiré, se permet d’entamer la lecture de la première page à haute voix. « Bienvenue jeune Nicolas, je suis Sancta Libri, l’esprit du grimoire. Tu m’as ouvert grâce au bâton Sydéris, puissance des étoiles, tu es donc celui que j’attendais, être de lumière ». Il marque un temps d’arrêt. – C’est incroyable, le livre me parle… – Continue, s’impatiente Darlann tout excité, continue… « Tu seras, j’en suis sûr, le grand mage qui rétablira la paix et la sérénité dans tout le royaume. Darlann, ton fidèle et ami paladin, t’aidera dans cette mission » – Je suis un mage… s’interrompt-il soudainement – Et moi chevalier… incroyable Euphorique, il reprend la lecture. « Va… Pars accomplir ton destin… et pendant que je me referme, prononce ces trois mots à haute voix… factum post murus… » Ils restent un bon moment pantois, hébétés, essayant chaotiquement d’ingurgiter ce qui vient de se passer. Pour des aventuriers de jeu de
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rôles, ils ont été servis en ce qui concerne les péripéties chevaleresques. L’un et l’autre voudraient commenter mais l’émotion trop forte leur coupe tout effet. Tout à coup, les faisant sortir de leur torpeur, le grimoire entame sa molle fermeture. Nicolas réagit instinctivement en levant le bâton et crie au hasard : « factum… post… murus… Derrière eux, la paroi commence à s’effriter, elle tremble dans un grondement assourdissant. Elle agresse ses joints qui s’émiettent sur le sol, saupoudrant l’atmosphère déjà très chargée. Une partie des briques se sépare et pivote dans leur direction, pour laisser apparaître un nouveau passage, plus sombre. Les deux garçons se regardent un instant, étonnés, et n’écoutant que leur courage et surtout leur curiosité, se saisissent respectivement d’une torche et empruntent le conduit précautionneusement. Une fois à l’intérieur, leurs flambeaux éclairent timidement la voûte caverneuse, laissant apparaître par épisodes des gouttes d’eau noircies perlant des murs corrompus. Après quelques pas, le grondement reprend et le mur se referme. Ils courent dans sa direction et pour l’en empêcher, font levier avec leur corps, mais rien n’y fait, il est scellé. La peur s’est installée dans leur esprit. Nicolas, levant Syderis une nouvelle fois, récite à haute voix l’incantation, mes ses paroles restent vaines. Trop tard, ils ne peuvent pas revenir.
L a rencontre L’atmosphère se fait plus fraîche. Les ombres valsent sur les murs au gré du vacillement des torches. Les garçons continuent leurs progressions et finissent par apercevoir une ouverture d’où les rayons du soleil leur tendent la main. – Enfin la lumière du jour, intervient Darlann, je commençais à stresser dans cette grotte – Allons-y, qu’on sorte de là et qu’on rejoigne Nathan et Quentin. Ils vont être surpris de nos découvertes. Ils accélèrent leurs pas et se mettent à rire joyeusement. – Olà ! Interrompt soudain une voix rauque, qui va là ? Les deux compères se regardent stupéfaits, Nicolas lance au hasard : – Désolé Monsieur, nous nous sommes perdus, pouvez-vous nous aider ? La créature qui leur fait face est de petite taille, c’est un nain. Il porte un casque et il tient une lance dans la main droite, il est également vêtu d’une armure bleutée et scintillante. Il pose un genou à terre, baisse la tête en signe de respect. – Veuillez me pardonner mes seigneurs, dans cette pénombre je ne vous avais point reconnus Dans le cerveau des jeunes garçons s’entremêlent étonnement, soulagement et interrogation. Que peut bien faire là cet homme, si petit et si étrangement habillé. Il se relève. – Je suis Gustos, le gardien de cet endroit. J’ai le privilège et l’honneur d’accueillir les êtres de lumière, soyez les bienvenus messires Darlann interroge tout de même. – Vous nous connaissez ? Vous nous avez déjà vus ?
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Sans répondre, le nain se retourne et poursuit. – Suivez-moi mes seigneurs, le temps presse Les deux adolescents talonnent le nain sans comprendre et s’encouragent à coup de regards successifs.
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En sortant de la grotte, le petit être s’immobilise et détache de sa ceinture une sorte de corne de brume en forme de queue de cochon. Il souffle un long moment et le son que provoque l’instrument s’apparente aux célèbres brames des cerfs des forêts scandinaves. Les deux jeunes garçons, à la lumière du jour, découvrent un extraordinaire paysage, de hautes collines verdoyantes surplombent le site, de fins cours d’eau les jalonnent délicatement et de hauts arbres les dominent à leur cime. Une aquarelle médiévale telle que l’on peut les concevoir dans les contes pour enfants. Des oiseaux voltigent dans les airs, des lapins et des biches gambadent dans les prairies. Nicolas interroge le gardien. – Mais où sommes-nous ? – Vous êtes à Foramen, la région montagneuse des mines, la patrie de notre peuple Un autre petit être s’approche d’eux, par le chemin venant en contrebas. Il est également recouvert d’un plastron métallique mais revêtu d’une capuche d’un marron assez terne. Il sourit à leur contact, laissant apparaître une dentition plutôt mal entretenue. Il les salue d’un geste de tête. – Mes seigneurs, je suis Dux, votre guide dans cette contrée, veuillez me suivre jusqu’à notre village, auprès de notre reine – Une reine ! s’exclame Darlann ? – C’est la plus belle de notre race, répond le nain, et la plus savante surtout. Vous verrez, elle est impatiente de vous connaître – Elle sait déjà que nous sommes la ? s’étonne Nicolas. – Elle nous avait prédit votre arrivée De plus en plus surpris, Darlann et Nicolas ne peuvent que suivre, espérant évidemment avoir une explication à ce qui leur arrive. Ils entament tous trois leurs descentes. – Tu crois qu’ils nous attendent encore devant la grille ? lance soudainement Darlann en parlant de leurs deux autres camarades.
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– Ben j’espère qu’ils viendront nous chercher rétorque Nicolas. Ils poursuivent leur chemin, et en levant les yeux, aperçoivent leur destination. C’est une grande vallée plane entourée, tel un fer à cheval, de multiples collines parsemées de diverses cavités ressemblant à des entrées de mines. Un village supplante cette plaine d’où de centaines d’individus de petite taille s’animent et s’affairent. Deux grandes murailles de pierres s’étendent de chaque côté de la porte d’entrée, gardées par de hautes tours de garde. Les yeux des gardiens sont rivés sur nos voyageurs dès qu’ils pénètrent dans l’enceinte du village. L’ambiance est plutôt bruyante, formée de bavardages rauques, de grincements de roues de charrettes, de coups métalliques de marteaux sur des enclumes noires. Les deux adolescents se sentent épiés, mais impressionnés par tout ce petit monde qu’ils dépassent d’une bonne tête, ils lâchent même quelques sourires au gré des passants et travailleurs qu’ils rencontrent. – Nous vivons de la fabrique d’armes, explique Dux, notamment avec le fer que nous extrayons de nos mines. Nous sommes renommés pour ça, nous faisons du commerce avec toutes les contrées – Il y a d’autres endroits comme celui-ci ? rétorque Darlann Le guide se met à sourire ouvertement. – Vous verrez, messires, vous verrez… Ils poursuivent leur traversée du village, et atteignent enfin et a priori le bâtiment principal, il est plus imposant que les autres et mieux décoré. Le nain les invite à rentrer. La salle est assez vaste. Elle est ornée sur les murs de diverses haches, hallebardes et boucliers, des torches les éclairent, ce qui rappelle étrangement la cave du vieux château abandonné. Au fond de la pièce, sur une estrade, trône un fauteuil de bois tressé. Une créature féminine y est accoudée et discute probablement avec un de ses conseillers, nain de son état. En revanche, elle paraît plus grande et très pâle de peau, de plus costumée comme une guerrière, des habits de cuir lui recouvrent la poitrine et le bassin, des bottes de même facture lui montent au genou. Elle marque un temps d’arrêt, et tourne son regard vers nos compagnons, les fixant intensément.
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Son visage sourit. Elle se lève du fauteuil et s’approche de deux garçons. Le nain avait raison, elle est excessivement belle, elle est élancée et jouit d’une plastique de femme fatale. – Je vous attendais jeunes guerriers, je me nomme Tali Suchar, reine de ce royaume – Je suis Nicolas et mon camarade c’est Darlann, désolé mais nous sommes un peu perdu… La reine l’interrompt. – Je me doute, mais ne vous inquiétez pas, vous êtes en sécurité ici Puis, désignant une table de bois, les invite à s’asseoir. Elle effectue un geste de la main en direction d’un petit être qui s’empresse d’apporter trois gobelets en fer et un pichet rempli d’un liquide blanchâtre. Il les sert mais les adolescents hésitent à y tremper leurs lèvres. – Goûtez, n’ayez pas peur, c’est une limonade à base d’essence de fleur, ça redonne des forces. Je suppose que vous vous demandez où vous vous trouvez, dans cet endroit ? À juger de leurs airs interrogatifs, la jeune femme n’attend pas de réponses pour poursuivre. – Vous vous situez dans un monde que l’on pourrait qualifier de fantastique, surtout au regard des créatures qui le peuplent. Il n’a pas de nom, personne n’a songé à lui en fournir un d’ailleurs. Il est principalement composé de diverses régions, dont la contrée de Foramen, là où vous êtes actuellement. À en croire par le bâton que tu possèdes, s’adresse-t-elle pensivement à Nicolas, tu dois être le mage ! – Je l’ai découvert dans le château du vieux fou, il a ouvert le passage qui nous a conduits jusqu’ici Nicolas en profite pour l’interroger de plus belle. – Sans vous offenser… Tali… je peux me permettre de vous poser une question ? – Tu te demandes pourquoi je ne suis pas une naine comme eux. Et bien je viens du même monde que vous, mais je suis arrivée il y a fort longtemps. Le temps ne passe pas aussi rapidement que dans l’autre monde, il s’écoule cinq fois moins vite. J’ai emprunté comme vous le passage voilà bien quarante de vos années, avec mon ami, Greg Waden. Je l’avais invité dans la nouvelle demeure qu’avaient achetée mes parents, et voulant nous isoler nous avons atterri dans cette cave
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que, je suppose, vous connaissez. Il est le mage et moi, comme vous l’avez sûrement déjà deviné, je suis la guerrière, j’ai compris bien après qu’il fallait cette condition pour que s’ouvre ce maudit passage Les deux adolescents commencent à comprendre ce qu’il leur arrive, enfin du moins en partie, mais ils la laissent continuer par galanterie. – Quand nous sommes arrivés, ce monde était en guerre et nous fûmes séparés, lui emmené par la Horde, et moi recueillie par la communauté des nains. Je les ai aidés à se développer et ils m’ont élu reine. Et pendant toutes ces années, j’ai cherché en vain à trouver et revoir Greg, mais la Horde est puissante et des guerriers nains ne suffisent pas à les combattre » Ils finissent leurs breuvages et Nicolas intervient. – Savez-vous comment nous pouvons rentrer ? – Si je le savais, je ne serais pas là en train de vous parler. Mais comme tu es le magicien je pense qu’il y a une solution. Pendant toutes ces années, j’ai parcouru le royaume et j’ai eu l’occasion de croiser le vieux sorcier Féodus. C’est un ancien et je suis quasiment sûre qu’il acceptera de te perfectionner dans la magie, elle est un excellent allié contre ces monstres barbares et sanguinaires, si cela s’avère nécessaire. Son domaine est à environ trois jours de marche et risque d’être long et périlleux, pour cela, deux de mes valeureux guerriers t’accompagneront, ainsi que Dux, le guide que tu connais déjà. Soudain, la guerrière se lève. – J’ai encore pas mal de choses à organiser, Dux va vous montrer vos chambres, nous nous verrons plus tard Elle prend congé des deux convives et sort du bâtiment en emmenant avec elle deux guerriers nains. – Dans quelle histoire sommes nous tombés, réagit Nicolas, j’ai l’impression d’être dans un mauvais rêve – Je te confirme que nous sommes bien réveillés, rétorque Darlann, je me suis déjà pincé pour le vérifier – Je ne sais même pas comment retourner de l’autre côté. J’en saurai peut-être plus en allant effectivement voir ce sorcier – En ne nous voyant pas revenir, ils vont plutôt s’inquiéter par chez nous, ils viendront nous chercher…
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– Je te rappelle que seul le bâton décide de l’ouverture de ce maudit passage, et je n’y suis pas arrivé la dernière fois. Que veut-il que je fasse ? Darlann pose par dépit la tête dans ses mains accoudées à table. Nicolas est en pleine réflexion. Il s’imprègne de l’endroit comme pour mieux accepter leurs présences. – As-tu remarqué les boucliers qui apparaissent partout dans le village ? – Les jaunes et noirs avec une hache bleue au milieu ? – Tout juste, je l’ai aperçu dessiné sur une des portes à l’étage du château du vieux, il y en avait quatre autres de différentes couleurs ! – Qu’est-ce que ça signifie ? – Je n’en sais rien pour l’instant mais je pense que nous sommes tombés dans une sorte de monde parallèle du style jeu de rôles – Ah ben si c’est un jeu c’est cool » se réjouit Darlann. – J’ai pas l’impression que cela en soit un… balbutie Nicolas en retour. Le petit guide les rejoint et leur fait signe de le suivre. Pendant le trajet qui les mène à leurs quartiers, Nicolas s’autorise à cuisiner le nain, qui, somme toute, est plutôt fier de ramener sa science. – J’ai aperçu d’autres blasons que le vôtre avant d’arriver chez vous, vous pouvez m’en dire quelque chose ? – Tout à fait, messires, il y a cinq races revendiquées sur tout le territoire, chacune d’elle représentée par des armoiries. Les nôtres, celles des nains, sont le jaune et le noir, l’or et le charbon, extraient de nos mines, ainsi qu’une hache bleue, pour le métal Il se met à se gratter la tête d’une main, comme pour demander à sa mémoire de l’aider dans la suite de son énumération, et des gestes numéraires de l’autre. – Y a aussi… l’arbre dans un écusson vert, celui des créatures des forêts ou de la nature, le tout blanc de la communauté des êtres magiques, tels que les mages et sorciers, le noir avec trois griffes rouges au centre pour la Horde, créatures malfaisantes, enfin, le rouge et blanc avec une tête de lion pour les humains… » – Des humains… ? Sursaute Darlann, mais alors nous ne sommes pas les seuls.
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– Ils n’ont rien à voir avec des êtres de lumière tels que vous, messires – Pourquoi vous nous appelez constamment êtres de lumière ? reprend Nicolas. – Ben, dit-il en levant les mains d’évidence, les humains aux cheveux de lune sont des êtres de lumière, tout le monde sait ça… C’est bien la première fois qu’il entend comparer sa tignasse blonde à un astre si célèbre. Ils atteignent finalement la petite baraque qui leur servira d’appartement. Un rapide signe de salut du guide qui tourne déjà les talons et repart. – Je viendrai vous rechercher pour le repas lance-t-il en s’éloignant. L’intérieur est bas de plafond, et ils tiennent tout juste debout. Il n’y a pas de lit mais deux paillasses jonchent le sol en bois. Une table et des chaises occupent l’autre partie de la pièce, ainsi qu’une bassine accrochée à une pompe à eau, sûrement pour la toilette. Darlann s’écroule sur une des chaises, qui accuse difficilement le choc, et manque même de céder à la pression. – On ne peut tout de même pas rester ici, j’ai ma famille qui m’attend – Je n’ai pas la formule pour rentrer tu sais, mais je pense que ce Féodus pourrait nous aider – T’en as de bonnes toi, expire Darlann, je dois rester avec eux jusqu’à ce que tu reviennes – Profites-en pour en savoir davantage sur leurs coutumes » – Dépêche-toi surtout de revenir Trois naines apparaissent brusquement à l’encadrement de la porte, elles tiennent dans leurs bras des vêtements qu’elles tendent respectivement à nos deux compagnons, puis disparaissent aussitôt. Les deux adolescents détaillent ce qui vient de leur être apporté. Nicolas découvre une pèlerine blanche de soie fine, habit traditionnel des mages, et Darlann, le tout en métal, une cotte de mailles, une armure, des gantelets et un heaume. Malgré la composition métallique, l’équipement est très léger, les nains sont de vrais orfèvres en tant que forgerons. – Je suppose qu’il faut s’équiper ainsi dans ce monde ! peste Darlann. Ils se préparent machinalement. – Comment me trouvez-vous Magicien ? Ironise-t-il. – Cela vous sied à merveille seigneur de guerre.
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