Une nuit

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Adèle Chartier

Une nuit - Roman -





Une Nuit


ISBN : XXX © Adèle Chartier, Une Nuit, 2014.


Adèle Chartier

Une Nuit



À Andy A.



« Chaque homme dans sa nuit s’en va vers sa lumière » Victor Hugo, Les Contemplations



Jeudi 5 mai 1996, 23 h 30, rue du Tonkin, C arrières-sur-Seine

Ça sent la sueur. Elle déteste cette odeur. Elle plisse le nez, tente de respirer par la bouche. Cela ne semble pas s’améliorer, au contraire. La chambre est empoisonnée par le nuage qui s’évapore d’elle, finement. Même comme ça, bouche ouverte et nez pincé, elle perçoit la lourdeur de l’air, la moiteur ambiante. Elle est dans le noir, à respirer ce relent nauséabond. Elle sent sa propre présence. C’est désagréable. Odeur salée, odeur âcre, odeur de malade exhalée par les gouttelettes acides étendues sur sa peau. C’est malsain. Elle sait que son odeur imprègne le pouf, ce pouf sur lequel elle s’est jetée en rentrant dans sa chambre. Elle ne savait pas quoi faire. Elle ne savait pas où aller. Elle a vu le pouf, zone transitoire entre debout et allongée. Il lui était impossible d’aller au lit. Elle ne pouvait pas s’étendre. Attitude de soumis-

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sion, de victime, faible, au sol, comme avant, comme là-bas. Il fallait qu’elle puisse se recroqueviller, comme dans une coquille. Le pouf l’a avalée, englobée. Elle s’est frottée au tissu synthétique en s’enroulant comme une chenille. Donc il pue son odeur accablante, venimeuse, empoisonnée, fétide, méphitique, elle n’a que trop d’adjectifs pour analyser son dégoût. Son propre corps la dégoûte. Elle se sent moite. Sa transpiration colle. Elle doit se lever, prendre une douche, un gant de crin, elle doit retirer de sa peau cette odeur qui pue et qui se dégage d’elle, contre sa volonté. Elle doit retirer cette saleté. Elle est là. Sur sa nuque. Sur ses tempes. Ses longs cheveux noirs et raides collent à son cou, en formant des arabesques. L’air lui donne froid, au contact de sa peau humide. Mais elle reste là, les yeux fixes, grands ouverts, absente, aspirée par ses pensées, hagarde, et tremblante.

*** Elle se lève. L’odeur bouge avec elle. Elle la suit, elle la précède, elle l’englobe tout entière, comme dans une bulle, une nuée. Elle sort dans le couloir. Personne dans la maison. Elle préfère, oh oui, elle


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préfère mille fois ça. Elle longe les murs en les effleurant. Elle redescend à tâtons, sans allumer aucune lumière, comme la fugitive qu’elle est devenue. Et la voilà dans la salle de bain, évitant le miroir. Elle ne veut pas se voir. Se sentir, c’est déjà trop. Elle se fait couler un bain et se déshabille, lentement, comme si chaque vêtement ôté était un sacrilège, comme si elle craignait de voir apparaître sur sa peau une vilaine cicatrice, une brûlure. Elle procède comme si c’était douloureux – un dépeçage. L’eau chaude emplit la pièce de vapeur. Elle jette finalement ses frusques souillées par terre. Penser à les brûler. Ils puent, ils suintent, ils grouillent sur le sol grisâtre et glacé, comme s’ils étaient mangés d’asticots. La fenêtre polie laisse entrer les rayons de lune. Sur le plafond bleuté dansent les vaguelettes du bain. Tout ce bleu la calme un peu. Cette pénombre est rassurante. Elle est bien différente des néons grésillant de l’arrière-boutique. C’est peut-être pour ça qu’elle tremble moins violemment. Elle sent son souffle ralentir. Tant mieux : en respirant moins souvent, elle charrie moins de cette exhalaison putride dans ses poumons. Elle a la chair de poule. Mais elle ne se frictionne pas. Elle ne pourra plus jamais se toucher. Elle ne

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pourra plus. Elle ne pourra plus se toucher. Son esprit s’emballe. Elle voit son reflet dans la glace. Cette longue silhouette grise qui transpire. Mais elle ne se regarde pas. Son prénom signifie « image de fleur de pêcher sacrée » : l’image est actuellement floue. Elle ne veut pas se regarder. Elle ne sait plus se regarder. Elle ne peut pas croiser son regard. Mais elle se calme. Elle n’est plus essoufflée. Elle ne crie plus. Elle ne dit rien, aussi. Elle ne pense à rien. Elle ne pourra plus jamais penser. Il ne faut pas penser. Il faut qu’elle se concentre sur ce qui l’entoure, sur le blanc émaillé de la baignoire, sur le trouble de l’eau, sur la lune glaciale, sur les branches de pommier en fleurs qui griffent le mur. Il l’a vidée. Sa saloperie ressort d’elle en coulant par ses pores. Cette substance dégueulasse s’est transformée en sueur. C’est ce qu’elle se dit pour ne pas sombrer : tout ça la quitte, finalement. Mais elle ne se sent pas mieux pour autant. Ça lui évite juste de hurler. C’est plus acceptable de se dire que ses traces partent lentement mais sûrement. Toute sa merde se mêle à l’eau du bain. Elle va partir dans les égouts. Elle va dégager loin d’elle. Toujours plus loin d’elle. Chaque seconde un peu plus. Et on n’y pensera plus. Non, on n’y pensera plus.


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*** Elle a mal. Elle pensait que se plonger dans l’eau chaude atténuerait ses douleurs, mais non. Elle a encore mal. Ses membres surtout la font souffrir. Ses bras. Ses mollets. L’intérieur de ses cuisses. Son aine gauche. La droite aussi. Tout ça tire. Et ses poumons, à force d’avoir couru. Elle souffre d’avoir inspiré autant d’oxygène en si peu de temps. Des douleurs qui proviennent de son esprit, surtout, et celles-là sont pires encore peut-être que les douleurs corporelles. Des douleurs fantômes, des douleurs réelles. Son ventre aussi. Beaucoup. L’intérieur de son ventre. En bas. Surtout là. Ça pique. Ça lui brûle à l’entrejambe. Elle n’ose pas regarder la rougeur qui a inondé la muqueuse normalement rosée. Quelque chose a été arraché. Elle a bien vu le sang au fond de sa culotte. Elle a bien vu qu’il continuait de couler le long de ses cuisses, en suivant le bleu des veines. Tout ce sang… Elle ne s’est pas sentie mal, elle s’est senti morte, et surprise de constater qu’elle ne l’était pas. Pas encore. Elle a mal. Elle a mal partout. Mais elle n’a plus froid. L’eau est brûlante. Elle a besoin de cette douleur qui apaise toutes les autres. Cette chaleur brûle tout le reste. Elle enveloppe ses maux, elle en-

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veloppe ses pleurs. Ses larmes coulent dans l’eau et se mélangent. La vapeur monte du bain et vient taper contre le plafond. Elle se diffuse sur le miroir. Anh Dao Linh ne pourra plus s’y voir.

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Anh Dao Linh. Ça veut dire « image de fleur de pêcher sacrée ». La fleur de pêcher est fanée. Elle se flétrit dans l’eau. Elle bout lentement. Mais elle en a besoin, celle que les amis appelaient Anne-Line, de se ramollir. Lui l’appelait simplement Anh, mais dans sa bouche, ça sonnait comme « Anne ». Là aussi, ce soir, il a dit Anne. Plusieurs fois. Et dans un râle, quand ça s’est terminé, enfin. Elle a su que ça se terminait. Que c’était fini. Il est resté lourd sur elle. Elle a su se dégager lors de ce moment de faiblesse. Il a été court. Mais elle s’est faufilée. Il a crié « Anne » dans la nuit quand elle est partie, aussi, et cela lui a fait l’effet d’un blasphème. Loin, plus loin, toujours plus loin, en avalant le bitume de ses pieds nus. La Cendrillon extrême-orientale a laissé ses deux Doc Martens de verre sur place. Elle les avait enlevées en faisant l’inventaire, parce qu’elle avait mal aux pieds. Elle a encore plus mal aux pieds, maintenant, ils sont


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écorchés. Mais pas le temps de les récupérer. Juste envie de se casser de là, vite. Ironie : elle bosse dans une boutique de pompes. Elle a mal aux pieds. Elle peut voir au fond de sa baignoire des petits cailloux, du gravier. Ce qui collait à sa voûte plantaire. Ça fait comme le sable au fond de la mer, comme ces plages lointaines, là d’où elle vient. Si elle y était restée, ça ne lui serait pas tombé dessus. Mais ça ne sert à rien de penser comme ça, et elle le sait. De toute façon, ça ou autre chose, elle en aurait chié, la petite. C’est même probable qu’elle aurait eu plus de merdes là-bas. Ici, c’était moins sûr. Dommage : c’est tombé sur elle. Anh Dao Linh, fleur du Vietnam, importée.

*** Elle plonge tout entière dans l’eau. Elle ouvre ses yeux bridés et noirs comme de l’encre de Chine. Elle n’est pas chinoise, mais ses yeux sont ainsi. Les gens confondent. Des bulles s’accrochent aux coins de ses yeux, à la commissure de ses lèvres. On dirait des petites perles, des minuscules bijoux. Et là, là, sur sa peau, près de son nombril, dans le creux de sa hanche.

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Elle observe les poissons multicolores collés au plafond. Elle est dans un aquarium. Elle va se noyer. C’est peut-être mieux. Là, mourir comme ça, au chaud, bien tranquille, bien silencieusement, oui, silencieusement, après tous ces cris, toutes ces supplications, tout ce raffut. Du repos, enfin, pour le corps et l’esprit. Elle a mal encore.


Jeudi 5 mai 1996, 23 h 30, boulevard M alesherbes, Paris

C’est infernal. À gauche. À droite. Sur le dos. Rien n’y fait. C’est infernal. Je veux dormir. Pourquoi je n’y arrive pas ? Le bruit, le bruit désagréable d’une autoroute, ce bruit qui vient de la voie rapide lorsque l’on est garé sur l’aire de repos, les camions, les voitures qui roulent vite, ce bruit, encore plus désagréable quand on est dans son lit, qu’on doit dormir, mais qu’on ne dort pas. Ce bruit de nuit quand des gens travaillent, ce bruit de travail que l’on veut oublier quand on doit dormir. « Je bosse tôt demain, merde ! », avait-il grommelé. Il était exaspéré, et plus il soufflait, moins il pouvait s’endormir. Pourtant, c’était cela qui l’emmerdait encore plus, et qui le faisait se tortiller dans ses draps tiédis. C’était un cercle vicieux. C’était dans ces moments-là qu’il regrettait d’être non-fu-

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meur. Un jet de nicotine, direct dans le sang, l’aurait calmé. Rien ne lui résistait, d’habitude. Ni les femmes, ni les serveurs, ni les patrons, même pas les services après-vente. Il savait ce qu’il voulait exactement, et il l’obtenait. Quand ce n’était pas le cas – mais ces occasions étaient très rares –, il demeurait perplexe, surpris qu’une telle chose ait pu avoir lieu. Et puis il trouvait finalement une solution. Mais pas cette nuit-là. Cette nuit-là, il était indigné que ce fût son propre corps qui ne lui céda pas, qui le trahissait en quelque sorte. Tout s’était pourtant déroulé comme d’habitude, même journée, mêmes gens, mêmes emmerdements vite résolus. Pourquoi ne trouvait-il pas le repos ? Cela était un mystère, et il n’aimait pas les mystères. Il aimait l’ordre, les choses carrées, cartésiennes.

*** Une odeur de chèvrefeuille mêlée de musc le précédait toujours. Le soir, quand le parfum s’était évaporé de sa peau, le menthol du chewing-gum qu’il semblait mâcher en continu prenait le relais. Il portait des costumes noirs et une Rolex, signes de grande réussite sociale. Pourtant, il ne pouvait pas


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s’endormir, cette nuit-là. La réussite, mon cul, oui. Cela ne servait à rien, et il redevenait un Homme, avec ses failles, ses contretemps. Il détestait les contretemps. Il se retourna sur le côté, vers la fenêtre. Les lumières des lampadaires passaient faiblement au travers des stores anthracite. La moquette gris perle était blanchie par un peu de lune qui coulait au-dessus du store. Les murs gris béton semblaient noirs. La pénombre était parfaite, et il savait la porte condamnée par trois verrous. Il était dans un bunker. Un bunker froid qui s’était attiédi par sa transpiration, par ses gouttelettes de sueur, par son souffle chaud, par lui-même ; un bunker qui était son tombeau, un bunker bien vide et bien terne. Les chiffres rouges de son radio-réveil indiquaient mollement les heures. Les minutes s’égrainaient, et lui restait de même, vaguement énervé, pleinement conscient. Il essayait de ne pas croiser du regard ces chiffres, qui le rendraient encore plus mauvais. Il se cacha la tête sous l’oreiller, mais c’était encore pire : il étouffait. Il se leva et alla voir la température de la chambre, au thermostat mural : 19 °C, la même que d’habitude. C’était lui qui bouillait. Il se posta à la fenêtre, releva le store et l’ouvrit. Une bouffée d’air frais pénétra à l’intérieur et

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le frappa de plein fouet. Cela le calma un peu. Il demeura ainsi quelques minutes, le temps que les battements de son cœur se calment, le temps que sa respiration ralentisse. Quand il se mit à frissonner, il referma le tout, fenêtre, store, et retourna se coucher. Il était mieux dans son lit. Il ne se couvrit pas trop, pour garder la fraîcheur intacte. Allongé sur le dos, il contempla le plafond. Cela l’aidait parfois à trouver le sommeil. Il ferma un peu les yeux, se détendit. Oui, cela allait beaucoup mieux. Il relâcha ses muscles. Oui, encore mieux. Bientôt il plongerait dans un sommeil sans rêves, bientôt il quitterait l’existence pour quelques heures, bientôt il rejoindrait le néant. Cela serait toujours mieux que cette insomnie, cela serait toujours mieux que cet énervement nocturne.

*** « Où sont ces putains de cachetons ? » Il foutait un sacré merdier dans sa salle de bain. Les boîtes volaient par-dessus son épaule à mesure qu’il les saisissait et lisait les noms imprimés en bleu, en rouge, en vert, en orange. Des couleurs pour les médicaments. C’était clownesque, tout cela, et d’ailleurs, c’était le cirque dans sa baignoire d’angle, où


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retombaient les boîtes déformées par sa rage. Il jurait comme un charretier. Il lui fallait des somnifères. Même des périmés auraient fait l’affaire. Mais rien, rien dans cette armoire à pharmacie. Ça valait bien la peine qu’il se rende chez les médecins conciliants pour se faire remplir des certificats, tiens ! Marc rageait, et son énervement allait croissant. Il ne pourrait pas dormir. Cela lui rappelait cette nuit à New York, trois ans auparavant. Il venait d’atterrir. Il était dix heures du soir. Mais, plein d’énergie, il ne pouvait s’endormir dans les draps frais de l’hôtel aux trente étages. Les bureaux diffusaient les lumières que les employés n’avaient pas éteintes. Les ambulances et la police jouaient leurs mélodies d’urgence. Il avait cherché dans son vanity et n’avait pas trouvé sa boîte de somnifères. Marc avait alors fait une crise d’angoisse, et ne s’était calmé qu’en appelant fiévreusement le 911. Les équipes étaient venues dans sa chambre pour le calmer. Il ne les avait laissées partir qu’après avoir reçu un cachet violet. Il s’était endormi et avait été dispo pour sa réunion du lendemain matin. Cette fois encore, il ne lui aurait suffi que d’une pilule pour calmer ses nerfs à vif et ses angoisses. Mais rien, pas une seule gélule dans cette armoire de merde ! Il reclaqua violemment la porte, tapa du

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