Ville admise

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la Ville admise Michèle Terdiman





La Ville Admise



Michèle Terdiman

La Ville Admise



« La science des choses extérieures ne nous consolera pas de l’ ignorance de la morale au temps de l’affliction » Pascal

« L’ intelligence est-elle un cadeau empoisonné  ? Se pose maintenant à nous cette question cruciale : sommes-nous en mesure de coexister avec notre propre puissance ? Si la réponse est non, l’ évolution continuera sans nous. » Hubert Reeves.



Prologue La balle se logea sans hésiter dans le corps étonné. La conséquence bouleversa le résultat des quizz dans la Ville Admise.



L’hiver précédent Gagner sa vie et perdre son temps Ou perdre sa vie en gagnant du temps. Les derniers flocons tombaient sur la Ville Admise à l’heure prévue. Vincent s’en réjouit, sa covivante Élena verrait sa prime s’accroître. Le mouvement saccadé d’un bec de mésange affamée le sortit un instant de ses préoccupations familiales, et il entra dans le cortège. Il ne remarqua aucun collègue dans l’avenue étroite qui menait à la réunion. Les eut-il remarqués, il ne les aurait pas salués, il n’avait pas besoin d’eux. Il souhaitait une seule chose, que la réunion de ce soir se terminât tôt. La rue chichement éclairée, bordée d’immeubles administratifs à trois étages, l’absorba. Elle formait une sorte de goulet, où chacun entrait à une place précise qu’il ne quittait plus jusqu’à l’entrée dans le hall d’accueil. Les rues de la Ville Admise avaient été repensées : le juste éclairage calculé, la meilleure largeur

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de passage autorisé, le nombre de piétons admis. Des bornes vérifiaient la conformité, des bandes blanches sur le sol menaient les pas. Tracer-guider. Heureusement, des lisseurs se mêlaient aux techniciens de santé et s’assuraient de leur bonne volonté. Vincent, dans le hangar d’accueil qui remplaçait les salons brillants d’une période révolue, fut étonné de ne pas trouver Ève. Ève, conforme et soucieuse de bien faire en toutes circonstances, n’était jamais en retard.


Ève

entrait pour la dixième fois de la journée dans la salle de soins, après un nutrisnif avalé en vitesse. La porte du sas d’entrée la refoula, elle allait trop vite, ce n’était pas recommandé. Ève recula, la porte se rouvrit, l’accepta. Le dixième et dernier patient du jour allait lui faire rater la réunion. Elle cliqua, déclencha l’autorisation d’amener le malade en salle. Convoqué à six heures ce matin, il avait été reporté d’heure en heure pour cause de dossier incomplet. C’était une femme. La patientante avait faim, le soir était tombé sur son angoisse, mais le code de son affection proscrivait le report de son examen. Elle était revêtue d’une casaque bleue non boutonnée censée apaiser toute tension selon une récente étude interne. Cela n’apaisait pas sa faim. Maugréant, Ève cliqua sur le premier item de la première check-list. Ce soir, son humeur n’était guère propice aux tracasseries administratives. Un malus de trois points à cause du troisième patientant, ce matin. Elle s’était désinfecté les mains en cinquante secondes, au lieu de la minute recommandée, et un soignant scrupuleux avait dénoncé

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la faute dans le logiciel multitâche. Une panade informatique, au cinquième. Mais pour ce dernier examen, hormis le retard, tout allait bien, et Ève avait salué Madame Pichon, une vieille connaissance, avec les mots réglementaires. Le brancard était adapté au poids de la malade, les poignées modelées aux mains du brancardier, le dossier papier vérifié par le qualiticien était complet. Les consignes de politesse avaient jusqu’à présent été bien suivies. Le questionnaire légal conforme à ces consignes avait été énoncé. De plus, Ève espérait que le traitement par nanorobot avait réduit de moitié la tumeur dont souffrait sa patiente. Il lui suffirait de prélever quelques échantillons et de colliger les résultats, sans acte technique supplémentaire. Elle réussirait peut-être à rejoindre la réunion à temps. Ève remplit les derniers items et soupira. Au lieu de s’appliquer les méthodes de relaxation enseignées à l’École, la cliente avait mariné dans son angoisse la journée durant. Allongée sur son brancard, elle fixait Ève, avide d’un réconfort, Ève qui surveillait l’évolution de sa tumeur depuis vingt ans. Autrefois – avant la Ville Admise – lorsqu’elle passait la porte, Ève lui souriait comme si elle était unique, lui parlait comme si elle était sa sœur, semblait contente, même, de la voir et de travailler pour elle. C’était chaleureux comme une réunion de famille lors d’une soirée de fête. Les examens qu’avait préférés Madame Pichon, c’était ceux où


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Ève lui chantait une chanson. Oh, une ritournelle, un air de son époque à elle. Elle emportait dans son sommeil anesthésique une barcarolle ou une comptine, et la ballade cessait lorsqu’elle arrivait à bon port, ouvrant les yeux, étonnée de n’avoir pas souffert. L’anesthésie verbale, ça s’appelait. C’était gratuit, mais ça lui plaisait bien. L’acte gratuit fut supprimé. L’acte gratuit fut exclu, car le temps consacré à cette fantaisie devait être rentabilisé. Ève n’eut plus la liberté de se montrer singulière avec un patient singulier. Tracer-normer. Par un vieux réflexe – ou une ancienne civilité devenue réflexe –, une connivence visuelle joyeuse s’établit néanmoins entre elles. Après un clin d’œil affectueux, Ève lui tourna le dos et s’accrocha à l’écran, espérant qu’aucun contrôleur de salle ne penserait à qualifier son regard personnalisé de harcèlement. Un clic sur la première rubrique, celle qui s’enquiert de l’accueil du patient, qui demande si un bonjour correct lui a été adressé, si lui-même a reconnu le chirurgien censé l’opérer. Toujours dos à Madame Pichon, Ève pianota sur la colonne des « oui ». Calmement, car la touche du clavier mesurait les sécrétions de sa main, pour l’opérateur en chirurgie transpirer n’était pas conseillé. Avant d’entamer la rubrique suivante, Ève exporta vers le Contrôle Interdème Central les conclusions de la première. Le CIC, l’Organisme de Surveillance du Bien-Être et de la Bonne

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Pratique, surveillait et planifiait, en 2035, la santé sous tous ses aspects, surtout financiers. Maître du temps informatique, il était seul système susceptible de contrôler, rentabiliser, soumettre à traçabilité. Il n’était pas le successeur de la Sécurité Sociale, et il l’affirmait. Quelle que soit la tutelle, le démembrement obsessionnel de l’arrivée d’un malade en salle écœurait Ève jusqu’à la nausée. Tracer-contrôler. Elle réfléchit aux moyens d’alerter Vincent. Trop tard. Elle allait enfin pouvoir remplir la deuxième rubrique, celle qui note l’heure et la minute de l’enfilage des gants, l’heure et la minute de la prise en mains de son outil de travail, puis du début d’examen. Quinze bonnes minutes s’étaient écoulées depuis son entrée en salle. Elle fit un click déterminé, la page s’effaça. « Anomalie », clignota un petit signal rouge.


Albedo ignorait les émotions troubles et les doutes stériles. Il ignorait les déboires informatiques de sa nièce, mais savait depuis peu la nature de son activité. Il cherchait à se rapprocher d’elle, après une éclipse suffisamment longue pour craindre son étonnement défiant. Mais l’étonnement avait presque disparu de la Ville Admise, et il se savait capable de manipulation. Ce soir, il était passé devant l’immeuble où habitait sa nièce, avait été tenté d’y pénétrer en même temps qu’un voisin, mais cette effraction lui sembla prématurée. Prétextant la poursuite des travaux de son frère à lui, son père à elle, il pouvait en toute bonne foi officielle, lui proposer, disons, une collaboration. Il préféra la contacter, prétexter des retrouvailles familiales, et activa sa Puce. La Puce multitrace implantée sous son poignet gauche, utile aux lissages et aux passeports santé, aux quizz et aux romans hologrammés, servait la communication surveillée. Sa nièce ne répondit pas. Son répondeur la situait au Mamboswing, il laissa un message. Il savait le Mamboswing un médoc indispensable à tout bon opérateur en biotechnologie digestive. Le rapport

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