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à 17 « Le cinéma se vit de façon corporelle et collective »
DOSSIER
ETTTT ACTION!
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APRÈS 201 JOURS DE FERMETURE, LES SALLES OBSCURES ONT ROUVERT LEURS PORTES LE 19 MAI. « ENFIN ! », EXULTENT EXPLOITANTS ET CINÉPHILES POUR QUI LE GRAND ÉCRAN CONSTITUE LE LIEU D’EXPRESSION PRIVILÉGIÉ D’UN FILM.
DOSSIER
Depuis le 19 mai, les salles de cinéma sont (enfin) de nouveau ouvertes. Si ces établissements doivent encore composer avec des jauges réduites et l’application d’un protocole sanitaire strict, tous se projettent sur une reprise qu’ils espèrent durable, après 201 jours de fermeture imposée au début du second confinement. Une mise à l’arrêt forcé et une période contrastée pour ces professionnels, navigant entre espoir, craintes et envie de se réinventer. Aujourd’hui, tous se veulent confiants pour leur activité, certains que la salle constitue le lieu naturel pour vivre « l’expérience cinéma ». Ils nous expliquent pourquoi.
LE GRAND ÉCRAN « ÉVIDEMMENT »
Alors que la crise sanitaire a poussé de nombreux spectateurs à se tourner vers les plateformes, Netflix en tête (près de huit millions de Français sont abonnés), les exploitants de cinéma n’imaginent pas un désamour du public à leur égard. « Pour apprécier pleinement un film, rien ne vaut la salle et, évidemment, le grand écran, affirme sans sourciller Patrick Fretel, le président de l’Arvor à Rennes. Au-delà des conditions idéales en termes d’image et de confort, venir au cinéma permet de ne penser à rien d’autre qu’au film. Vous êtes uniquement concentré sur ce que vous regardez. Vous êtes dans une bulle pendant deux heures, ce qui est formidable ! » Pour Jean-Pierre Fonteneau, directeur du cinéma La Garenne et du Cinéville de Vannes, « la fonction immersive » de la salle reste inégalable. « Un endroit où tout est intensifié. L’atout technologique constitue notre meilleur argument. C’est le lieu de l’expérience optimale de l’image et du son. » Critique ciné pour l’excellente émission Le Cinéma est mort sur la radio rennaise Canal B, Antonin Moreau confirme : « C’est dans une salle que tu peux avoir la plus grande fidélité de l’œuvre telle qu’elle a été voulue par ses créateurs. J’ai souvenir d’Impitoyable, de Clint Eastwood, qui se passe sur différentes saisons, avec une lumière changeante qui fait l’expression cinématographique du film. Sur un écran domestique, même avec le meilleur Blu-ray du monde, cela sera invisible. Cela replace la salle au centre de tout. »
«Un frisson impossible à avoir chez soi»
« Face à un écran de 20 mètres et avec ce son qui vous enveloppe, les sensations sont toujours plus fortes qu’à la maison », embraye le boss du Cinéville vannetais. Un rapport au corps que partage aussi Mireille Le Ruyet, coordinatrice de la structure Cinéma35 qui fédère 35 salles associatives d’Ille-et-Vilaine. « Ce frisson qui vous traverse lorsque le film débute, il est impossible de l’avoir chez soi, même avec un bon équipement. Aller en salle, c’est donc se rappeler que le cinéma se vit de façon corporelle. »
UN SPECTACLE COLLECTIF
Des sensations physiques qui passent également par le collectif. « Le cinéma est tout sauf une expérience individuelle, rappellent Virginie Pouchard et Christian Ryo, du festival de Douarnenez (fondé en 1978, plus vieux festoche de cinéma en Bretagne). Les réactions des gens dans la salle vont jouer sur ta façon de vivre le film. C’est un spectacle
«Aller vers une œuvre qu’on ne soupçonnait pas»
Photos : Bikini
qui se voit et se partage ensemble. » Jean-Pierre Fonteneau ajoute : « Quand une salle est pleine, il est facile de ressentir son âme. Que ce soit dans l’émotion ou le rire, cela va vous emporter. On vit ensemble une même expérience. Pendant les confinements, c’est ce qui m’a le plus manqué. »
UNE FONCTION SOCIALE
Un esprit de groupe qui se vit avant et après la projection. Rappelant ainsi la fonction sociale du cinéma et, plus largement, de la culture. « Ça vous oblige à sortir de chez vous et à rencontrer du monde : une salle, c’est un lieu de vie, un lieu de brassage, insiste Patrick Fretel à l’Arvor. Que ce soit dans les grandes villes mais aussi dans les petites communes où le cinéma constitue parfois le seul équipement culturel. Contrairement à nos voisins européens, la France a la chance d’afficher un réseau dense de salles sur tout le territoire (on dénombre 121 établissements en Bretagne, ndlr). Dans chaque canton, on trouve au moins un cinéma. C’est un loisir de proximité, ouvert à tous. » Nouvellement installé au SEW, où il cohabitera avec le théâtre de l’Entresort et l’association Wart (organisatrice de Panoramas), le cinéma morlaisien La Salamandre passe désormais d’une à trois salles. Mais pas que. « Au sein du lieu, il y aura aussi un café et un restaurant, expose Véronique L’Allain, la directrice du cinéma art et essai qui fête ses 40 ans cette année. J’aime cette idée qu’on puisse passer la journée au cinéma pour y rencontrer du monde, retrouver des proches et passer du temps avec eux. C’est ce qui fait le sel de la vie : seul devant son ordi, on s’emmerde. » Des possibilités de rencontres qui, pour l’équipe du festival de Douarnenez, sont primordiales. « Notre modèle se rapproche plus d’un festival de musique, avec notamment cette grande place où le public se retrouve pour boire un verre et manger un morceau. Ces temps de convivialité ont leur importance : la parole circule, le bouche-à-oreille fonctionne, les infos se croisent... Cela permet de vivre le festival à l’improviste. Ça va dans le sens de notre travail : que les gens découvrent des choses qu’ils n’auraient pas découvert autrement. »
SORTIR DE « SA ZONE DE CONFORT »
En creux de ces arguments, se dessine l’ombre des plateformes, Netflix et Disney+ en tête. Pour l’ensemble des interlocuteurs contactés, la question n’est pas d’être pour ou contre. Mais plutôt de composer avec et de faire de la salle le lieu d’épanouissement naturel de tout cinéphile. Véronique L’Allain, pourtant « grande consommatrice » de plateformes, explique : « Aller dans un cinéma permet de découvrir la sélection d’un programmateur, cette idée lumineuse qu’on n’aurait pas eu tout seul chez soi. » Pour tous, le mot “diversité” revient systématiquement. L’équipe du festival de Douarnenez développe : « Le problème avec les algorithmes des plateformes, c’est que tu vas avoir tendance à regarder toujours le même genre de choses. Le but du cinéma, c’est de pouvoir s’écarter des esthétiques dont tu as l’habitude. Il est important de sortir de cette petite zone de confort qui, au bout d’un moment, devient ennuyeuse. Une salle, c’est comme une librairie finalement. Tu n’as pas besoin d’y aller pour acheter un livre, mais tout l’intérêt est d’y entrer : se confronter aux choix du libraire, être curieux et se laisser aller vers une œuvre qu’on ne soupçonnait pas. »
UNE CHANCE AUX « PETITS » FILMS Un accès à la diversité cinématographique qui constitue l’une des principales missions des cinémas art et essai. Et ce, quels que soient les chiffres d’entrées. Comme le confirme Sébastien
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Le Goffe, des Studios à Brest. « On passe 350 films à l’année, 93 % sont classés art et essai. Notre but, c’est de faire découvrir des premiers films et des réalisateurs émergents. Sur ces 350 films, quinze d’entre eux réalisent 50 % de notre chiffre d’affaires. Cela signifie que 335 films ont du mal à trouver leur public. Pour autant, il est important de leur donner une chance et de les diffuser. » Si un bon Ken Loach attire en moyenne 4 000 entrées en deux semaines d’exploitation dans le cinéma brestois de la rue Jean Jaurès, certains « petits films » n’en enregistrent qu’une centaine sur cette même période. « Mais notre politique est de les maintenir. Sur ces films, on ne gagne pas d’argent, mais c’est un équilibre qui s’opère avec ce qu’on appelle les “films porteurs” (ceux de Pedro Almodóvar, d’Abdellatif Kechiche…). Les premiers longs métrages de Ken Loach ne marchaient pas forcément, mais c’est grâce à des salles comme les nôtres qu’ils ont aujourd’hui réussi à trouver un large public. »
« ROBINET À IMAGES »
Rencontres avec le réalisateur, débats, cycles thématiques, ateliers de pratique artistique, nuits spéciales… En plus des projections, tous les exploitants, aussi bien les généralistes que ceux en art et essai, proposent désormais une palette de rendez-vous annexes. Ce que ne peuvent offrir les plateformes. « Tous les cinémas en font depuis de nombreuses années mais c’est un biais d’actions sur lequel nous travaillons pour inventer de nouvelles manières de valoriser les films », expose Véronique L’Allain qui promet par ailleurs des collaborations avec Panoramas sur la prochaine édition du festival. De l’événementiel jugé primordial par Antonin Moreau. « C’est absolument nécessaire pour un cinéma de ne pas être qu’un simple robinet à images. Il faut éditorialiser au maximum la programmation. Je pense notamment à un cycle autour du vélo qu’on avait organisé l’an passé à l’Arvor : ça avait super bien marché. Au-delà de rameuter du monde, cela permet de réinjecter de la cinéphilie, de créer des liens entre les films plus anciens et les nouveaux. On fait ainsi dialoguer les œuvres entre elles. »
NETFLIX, PALLIATIF DURABLE ?
OK tout ça c’est super, mais forts de leurs bons scores et désormais incontournables dans tout débat sur l’avenir du cinéma, Netflix et consorts n’auraient-ils pas gagné la bataille culturelle ? Aujourd’hui habitués à consommer du cinéma autrement, les spectateurs pourraient-ils définitivement délaisser la salle ? « Je suis peut-être optimiste, mais je pense le contraire, répond Christian Ryo du festival de Douarnenez. Face à de tels catalogues, le phénomène de saturation peut donner envie de retourner en salle encore plus qu’avant. » « Les gens qui avaient l’habitude de venir de façon régulière ou assidue, vont revenir. Je ne m’inquiète pas là-
«Faire dialoguer les films et réinjecter de la cinéphilie»
dessus, veut croire Mirelle Le Ruyet de Cinéma35. En revanche, il est vrai qu’on peut perdre le public occasionnel, notamment les jeunes qui sont consommateurs de plateformes et qui ont d’autres pratiques culturelles, comme le jeu vidéo. La question du coût peut aussi entrer en jeu, même si dans les cinémas associatifs, on tourne autour de 5 euros la séance. Ce qui reste abordable. »
« UN NOUVEAU SOUFFLE »
« Le problème, note Antonin Moreau, c’est que la valeur du film a baissé. Aujourd’hui, cela paraît inconcevable pour plein de gens de payer neuf ou dix balles un film qu’on peut trouver gratuitement en ligne ou via un abonnement Netflix. » Un phénomène qui touche davantage les jeunes, toutes les structures interrogées faisant part d’un vieillissement de leurs spectateurs. « Ça met le doigt sur une crise qui n’a pas attendu le covid, poursuit l’animateur de Canal B. Pour être intervenant à la fac, je constate que même les étudiants en cinéma ne vont pas beaucoup en salles. Les raisons sont multiples. Depuis dix ans, les films sont concurrencés par
Photos : Bikini d’autres types d’œuvres audiovisuelles, comme la série qui est extrêmement chronophage. Et puis, il faut être réaliste : on sort d’une décennie, les années 2010, où le cinéma a perdu de sa superbe. Un art qui a été moins en accord avec son temps. À part quelques bons chocs (Mad Max: Fury Road…) et des bonnes surprises (Parasite, Les Misérables…), il y a une baisse de qualité générale, aussi bien à Hollywood avec une “Marvelisation” des films, que dans les grosses productions françaises – les comédies en tête – qui sont toutes très mauvaises. Mais tout cela est peut-être cyclique, on peut très bien repartir sur une bonne décennie, sur un nouveau souffle. » Dans le même état d’esprit, Véronique L’Allain de La Salamandre rappelle que l’ennemi du cinéma n’est pas les plateformes mais bien les mauvais films. « On n’attrape pas les mouches avec du vinaigre. Un mauvais film, ça coupe les pattes. S’il n’y a pas de bonnes choses à l’affiche, le public ne vient pas. Les gens ne sont pas bêtes. C’est donc à nous en tant qu’exploitants de faire en sorte que la proposition soit bonne. Car plus on voit de bons films, plus on a envie d’en voir. »