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à 45 Au bistro, le marin à bon port
FOCUS
AU BISTRO
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AU DÉBUT DU 20E SIÈCLE, DOUARNENEZ COMPTAIT PRÈS DE 500 BARS. DES ÉTABLISSEMENTS QUI, DANS CETTE VILLE ENTIÈREMENT TOURNÉE VERS LA PÊCHE, CONSTITUAIENT PLUS QU’UN SIMPLE DÉBIT DE BOISSONS : BUREAU DE L’ÉQUIPAGE, BANQUE, SOUTIEN MORAL… UN UNIVERS DANS LEQUEL S’EST PLONGÉ KELIG-YANN COTTO, CONSERVATEUR DU PORT-MUSÉE ET AUTEUR DE L’OUVRAGE « BISTRO, L’AUTRE ABRI DU MARIN ».
« PÊCHE ET CONSERVERIE »
« À Douarnenez, en 1956, il existait 267 bistros. Ce nombre grimpe jusqu’à 500 quand on remonte aux années 1920. Ce qui était énorme pour une ville qui comptait alors 20 000 habitants. Cette concentration de débits de boissons, on la retrouve dans de nombreuses sociétés maritimes, notamment en Bretagne. Mais cette spécificité est plus poussée à Douarnenez, un territoire d’un demi kilomètre carré, qui présente à cette époque une des densités de population les plus fortes d’Europe. Au début du 20e siècle, Douarnenez est une cité entièrement tournée vers la pêche et l’industrie de la conserve : 4 000 inscrits maritimes, 800 chaloupes exerçant dans la baie… Dans la plupart des familles populaires, le père était marin, la femme et la fille travaillaient à l’usine de transformation de poissons, et le fiston était mousse sur un bateau. »
« LE QG DE L’ÉQUIPAGE »
« Dans un tel paysage, ces bistros racontent autre chose qu’une simple histoire de boisson. Le bar remplit en effet un nombre important de fonctions liées à l’activité halieutique. Chaque équipage a son propre bistro (d’où le nombre !) qui fait office de QG. Le matin, on s’y retrouve avant d’embarquer, on s’approvisionne en ravitaillement aussi bien solide que liquide (rires). Et au retour, en fin de journée, quand on a vendu la cargaison, on s’y retrouve pour débriefer et partager la paye. Car le bistro joue aussi le rôle de banque. C’est là que les comptes sont faits et que les recettes sont conservées. Une sorte d’assurance sociale se met aussi en place avec la “caisse de secours” : une trésorerie alimentée tout au long de l’année qui, en cas de coups durs, permet de palier les années de disette. Et c’est la bistrotière qui en est la garante. »
« TERRE-MER »
« Sur un plan plus intime, le bistro constitue une interface terre-mer. Il est perçu comme un sas : il permet de conclure le fait d’avoir passé plusieurs heures, plusieurs jours ou plusieurs mois en mer (c’était le cas notamment pour la pêche à la langouste en Mauritanie) et de préparer le retour à terre. Dans de nombreux établissements, la bistrotière joue ce rôle d’accompagnement et “d’acclimatation” auprès de chaque marin : elle l’informe des nouvelles si jamais des choses difficiles se sont passées en son absence, elle l’avertit de problèmes que traverse sa famille… Il faut savoir que la plupart des bistros (environ 80%) étaient tenus par des femmes, souvent des veuves de marinspêcheurs. »
FOCUS
« 130 LITRES DE VIN »
« Si les bistros de marins constituent un fait social majeur qui dépasse la question de la consommation d’alcool, on ne peut pas pour autant l’évacuer. Au début du 20e siècle, le Finistère est une région où on boit surtout de l’eau, du lait et un peu cidre. La consommation d’alcool est en moyenne plus élevée dans le reste de la France. Mais au sortir de la Première Guerre mondiale, la consommation de vin en Bretagne va s’accroître progressivement et durablement avec le retour des mobilisés qui ont découvert cette boisson dans les tranchées. On passe alors d’une consommation modérée à une consommation qui va aboutir à 130 litres de vin par an et par personne. Cette nouvelle appétence bretonne permet de trouver un débouché aux vins d’Algérie. Une production initiée par l’État à la fin du 19e siècle pour répondre à la crise du phylloxéra qu’ont traversée les vignes françaises. Quand celle-ci s’est terminée, il a fallu trouver de nouveaux marchés d’exportation. Les flux vinicoles sont alors orientés vers la Bretagne, en passant par les ports de Quimper, Lorient et Brest. Des anciens pétroliers sont transformés en pinardiers qui transportent le vin en vrac jusque dans la région, où il est mis en bouteilles. C’est bien évidemment le même vin partout, mais les marques et les étiquettes diffèrent : le Père Jos, le Roy d’Ys… »
« LES BARS S’ADAPTENT »
« Tout au long de la seconde moitié du 20e siècle, on va assister au déclin de ces bistros. Cela s’explique par différentes raisons. C’est indirectement lié à la diminution de l’activité pêche à Douarnenez et au développement de la pêche industrielle. Il y a de moins en moins de marins et de moins en moins d’équipages. À cela s’ajoutent différentes évolutions : l’apparition du carnet de chèques rend caduque le partage de la paye au bar, la démocratisation de la voiture fait qu’on vient chercher les marins directement au pied du bateau… Le rôle social que tient alors le bistro s’effondre. Et les bars doivent s’adapter pour survivre : ouverture le soir, diversification des boissons, pluralité de la clientèle, transformation en lieu festif… »
« TOUJOURS DANS SON JUS »
« Aujourd’hui, on compte une trentaine de bars à Douarnenez. Des bistros de marins, ouvriers ou populaires, il n’en reste qu’une poignée, comme Le Filmiou au Rosmeur. Si la plupart de ces établissements ont disparu, reste leur héritage dans l’architecture de la ville. Notamment leur façade particulière que l’on retrouve dans de nombreuses rues : la porte vitrée, la large fenêtre ornée d’un rideau qui permettait aux clients de scruter l’extérieur sans être vus. Il s’agissait de petits lieux, une pièce avec un comptoir, une table ou deux uniquement, quelques chaises. Une configuration typique que certains lieux ont conservée. Comme Le Baromètre, un bistro des années 1920 qui n’est plus en fonction, mais qui existe encore aujourd’hui. Il est toujours dans son jus avec ses couleurs vertes et marron. Une esthétique dont on s’est inspiré pour notre décor de l’exposition. »
Recueilli par Julien Marchand
Sortie le 18 juin de l’ouvrage Bistro, l’autre abri du marin, aux éditions Locus Solus. Exposition visible au Port-musée de Douarnenez