Tamar, une femme d'espoir • Francine Rivers

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Rahab

Ruth

Chacune eut à relever des défis extraordinaires. Chacune prit de grands risques personnels pour répondre à son appel. Chacune fut destinée à jouer un rôle clé dans la généalogie de Jésus-Christ, le Sauveur du monde. Francine Rivers, fidèle à l’Écriture, donne vie à ces femmes, et les amène à nous parler d’une façon nouvelle et bouleversante.

Bath-Chéba

Marie

RIVERS

Dans ce livre, vous découvrirez Tamar, qui risqua sa vie pour devenir la femme qu’elle était appelée à être. Apprenez avec elle cette vérité stupéfiante : malgré nos imperfections, Dieu utilise nos circonstances et nos démarches en sa direction pour accomplir son plan.

LA LIGNÉ E DE L A GRÂCE

Tamar

Tamar Une femme d’espoir

La lignée de la grâce

Tamar

Rahab

Ruth

Bath-Chéba

Marie

Tamar Une femme d’ espoir

9,90 € 9 782910 246006 ISBN 978-2-910246-00-6

F R A N C I N E

R I V E R S



Tamar Une femme d’ espoir



L A

Tamar

L I G N É E •

Rahab

D E

Ruth

L A

G R Â C E

Bath-Chéba

Marie

Tamar Une femme d’ espoir

F R A N C I N E

R I V E R S

Éditions BLF • Rue de Maubeuge 59164 Marpent • France


Tamar, une femme d'espoir Édition originale publiée en langue anglaise sous le titre : Unveiled • Francine Rivers © 2000 Francine Rivers Traduit et publié avec permission. Tous droits réservés. Édition publiée en langue française : Tamar, une femme d'espoir • Francine Rivers © 2001 BLF Europe Rue de Maubeuge • 59164 Marpent • France Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés. Traduction : Sabine Bastin Impression n° 93056 • IMEAF • 26160 La Bégude de Mazenc Sauf mentions contraires, les citations bibliques sont extraites de la Bible du Semeur. Texte copyright © 2000 Société Biblique Internationale. Avec permission. ISBN 978-2-910246-00-6 Dépôt légal 2e trimestre 2014 Index Dewey (CDD) : 220.922 Mots-clés : 1. Bible. Ancien Testament. 2. Femmes dans la Bible. Biographie. 3. Fiction.


À

tous les exploités et les maltraités, qui ont soif de justice.


J’aimerais remercier Ron Beers pour avoir partagé sa vision avec moi, Kathy Olson pour son précieux travail de correction et toute l’équipe de Tyndale pour leur fidèle soutien. Enfin, comme à l’accoutumée, toute ma gratitude à Jane Jordan Browne.


introduction

Cher lecteur, vous tenez entre les mains le premier d’une série de cinq romans consacrés aux femmes issues de la généalogie de Jésus. Ces femmes vécurent en Orient en des temps anciens et pourtant, leur vie s’applique à la nôtre et aux problèmes complexes auxquels nous sommes confrontés dans notre société moderne. Elles se tinrent sur la brèche. Elles firent preuve de courage. Elles prirent des risques. Elles réussirent l’inattendu. Elles menèrent une existence audacieuse, commettant parfois des erreurs, de graves erreurs. Ces femmes n’étaient certes pas parfaites. Pourtant Dieu, dans son infinie miséricorde, les inscrivit dans son plan parfait visant la naissance du Christ, le Sauveur de l’humanité. Nous vivons à une époque marquée par le désespoir et l’agitation. Des millions d’individus cherchent des réponses à leurs questions. Ces femmes nous indiquent la voie à suivre. Les leçons qu’elles nous enseignent sont tout aussi pertinentes aujourd’hui qu’elles le furent jadis, il y a des milliers d’années. 7


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Tamar est une femme d’espoir. Rahab est une femme de foi. Ruth est une femme d’amour. Bath-Chéba est une femme qui reçut une grâce illimitée. Marie est une femme d’obéissance. Ces personnages historiques ont réellement vécu. J’ai raconté leur histoire en m’appuyant sur les textes bibliques. Certains de leurs actes peuvent nous heurter, mais il nous faut replacer ces femmes dans le contexte de leur époque. Ce livre est une œuvre de fiction historique. La trame de l’histoire nous est fournie par la Bible et j’ai commencé par rapporter les faits que nous livre le texte sacré. À partir de telles bases, j’ai créé une action, des dialogues, des motivations personnelles et, dans certains cas, des personnages supplémentaires tout à fait compatibles, selon moi, avec le texte biblique. Je me suis efforcée de demeurer fidèle en tout point au message biblique, n’ajoutant que ce qui s’avérait nécessaire à sa compréhension. À l’issue de chaque roman, nous avons inclus une petite section d’étude. L’ultime autorité concernant les personnages bibliques est la Bible elle-même. Je vous encourage donc à la lire pour une meilleure compréhension. Et je prie qu’à la lecture de la Bible, vous preniez conscience de la continuité, de la cohérence et de la confirmation du plan de Dieu au fil des siècles, un plan qui vous inclut personnellement. Francine Rivers

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plantons le décor…

Genèse 37 : 1 – 38 : 6 Jacob s’établit au pays de Canaan où son père avait séjourné. Voici l’histoire de la famille de Jacob. Joseph, âgé de dix-sept ans, gardait les moutons et les chèvres avec ses frères. Il avait passé son enfance avec les fils de Bilha et de Zilpa, femmes de son père. Il rapportait à leur père leurs mauvais propos. Israël aimait Joseph beaucoup plus que tous ses autres fils, car il l’avait eu dans sa vieillesse. Il lui fit une tunique splendide. Ses frères virent que leur père le préférait à eux tous ; alors ils le prirent en haine, et ils ne pouvaient plus lui parler aimablement. Joseph fit un rêve et le raconta à ses frères, qui ne l’en détestèrent que davantage. Il leur dit, en effet : — Écoutez, je vous prie, ce songe que j’ai eu. Nous étions en train de lier des gerbes dans les champs. Soudain,

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ma gerbe s’est dressée et s’est tenue debout ; les vôtres se sont placées autour d’elle et se sont prosternées devant elle. Ses frères lui dirent : — Prétendrais-tu devenir notre roi et nous gouverner ? Et ils le détestèrent de plus belle à cause de ses songes et de ses propos. Il eut encore un autre rêve qu’il raconta également à ses frères : — Voici, leur dit-il, j’ai encore fait un rêve. J’ai vu le soleil, la lune et onze étoiles se prosterner devant moi. Il raconta également ce rêve à son père qui le réprimanda et lui dit : — Qu’as-tu rêvé là ? T’imagines-tu que moi, ta mère et tes frères, nous allons nous prosterner en terre devant toi ? Ses frères étaient jaloux de lui : mais son père garda ce fait en mémoire. Les frères de Joseph allèrent faire paître les troupeaux de leur père dans la région de Sichem. Israël dit à Joseph : — Je veux t’envoyer trouver tes frères qui font paître les troupeaux à Sichem. Joseph répondit : — Eh bien, j’y vais. Son père lui dit : — Va voir comment se portent tes frères et si tout se passe bien pour les troupeaux. Tu m’en rapporteras des nouvelles. Il l’envoya donc depuis la vallée d’Hébron et Joseph se rendit à Sichem. Un homme l’y rencontra, alors qu’il errait dans la campagne. Il lui demanda : — Que cherches-tu ? — Je cherche mes frères, lui dit-il, peux-tu me dire où ils font paître leurs troupeaux ? 10


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— Ils sont partis d’ici, lui répondit l’homme, et je les ai entendus dire : « Allons vers Dotân. » Joseph partit donc à la recherche de ses frères et les trouva à Dotân. Ceux-ci l’aperçurent de loin. Avant qu’il ne soit près d’eux, ils complotèrent de le faire mourir. — Voilà le maître-rêveur qui arrive, se dirent-ils les uns aux autres. C’est le moment ! Allez, tuons-le et jetons-le dans une citerne, nous dirons qu’une bête féroce l’a dévoré. On verra bien alors ce qu’il advient de ses rêves ! Lorsqu’il entendit cela, Ruben chercha à sauver Joseph. Il dit : — Ne portons pas atteinte à sa vie ! Ne répandez pas le sang ! Jetez-le dans cette citerne qui se trouve dans le désert, mais ne portez pas la main sur lui ! Il avait l’intention de le sauver pour le renvoyer à son père. Dès que Joseph eut rejoint ses frères, ils le dépouillèrent de sa tunique splendide. Ils se saisirent de lui et le jetèrent au fond de la citerne qui était vide ; il n’y avait pas d’eau dedans. Puis ils s’assirent pour manger. En regardant au loin, ils aperçurent une caravane d’Ismaélites venant de la région de Galaad et dont les chameaux étaient chargés de gomme, de baume et de myrrhe, qu’ils transportaient en Égypte. Alors Juda dit à ses frères : — Quel intérêt avons-nous à tuer notre frère et à cacher sa mort ? Vendons-le plutôt aux Ismaélites. Ne portons pas la main sur lui, car c’est notre frère, il est de même sang que nous. Ses frères furent d’accord et, lorsque les marchands madianites passèrent, ils hissèrent Joseph hors de la citerne et le vendirent aux Ismaélites pour vingt pièces d’argent. Ceux-ci l’emmenèrent en Égypte. 11


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Quand Ruben retourna à la citerne, il n’y trouva plus Joseph. Alors il déchira ses vêtements en signe de désespoir, il alla trouver ses frères et leur dit : — Le garçon n’y est plus ! Que vais-je faire maintenant ? Alors ils égorgèrent un bouc, prirent la tunique de Joseph et la trempèrent dans le sang du bouc. Ils envoyèrent la tunique splendide à leur père en disant : — Voici ce que nous avons trouvé. Reconnais-tu ou non la tunique de ton fils ? Jacob la reconnut et s’écria : — La tunique de mon fils ! Une bête féroce l’a dévoré ! Joseph a été mis en pièces ! Alors il déchira ses vêtements et mit un tissu de sac sur ses reins. Il porta longtemps le deuil de son fils. Tous ses fils et toutes ses filles vinrent pour le consoler ; mais il refusa toute consolation et dit : — Non ! C’est dans le deuil que je rejoindrai mon fils au séjour des morts ! Et il continua à pleurer Joseph. Les Madianites vendirent Joseph en Égypte à Potiphar, un haut fonctionnaire du pharaon, chef de la garde royale. À la même époque, Juda se sépara de ses frères et alla vivre chez un habitant d’Adoullam nommé Hira. Il y fit la connaissance de la fille d’un Cananéen nommé Choua, il l’épousa et s’unit à elle. Elle devint enceinte et lui donna un fils : il l’appela Er. Elle devint encore enceinte et mit au monde un fils qu’elle appela Onân. Elle eut encore un troisième fils qu’elle appela Chéla. Quand sa femme accoucha du troisième, Juda se trouvait à Kzib. Juda prit pour Er, son premier-né, une femme nommée Tamar… 12


chapitre un

Quand Tamar aperçut Juda menant un âne

chargé de sacs et d’une couverture de grand prix, elle prit sa houe et courut jusqu’à l’extrémité de la propriété paternelle. Terrifiée, elle se mit à marteler la terre, le dos tourné à la maison, espérant qu’il passerait son chemin et chercherait une autre fille pour son fils. Tamar feignit de ne pas entendre l’appel de sa nourrice et frappa la terre avec plus de vigueur encore. Les larmes l’aveuglaient. — Tamar ! haleta Acsah, parvenue à ses côtés. Tu n’as donc pas vu Juda ? Tu dois rentrer à la maison avec moi immédiatement. Ta mère est sur le point d’envoyer tes frères te chercher et ils n’apprécieront pas ton retard. Acsah fit la grimace. — Ne me regarde pas ainsi, enfant. Ce n’est pas ma faute. Tu préférerais être mariée à l’un de ces commerçants ismaélites en route pour l’Égypte ? — Mais tu connais, toi aussi, la réputation du fils de Juda. 13


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— Je la connais. Elle tendit la main et Tamar lui remit la houe à contrecœur. — Ce ne sera peut-être pas aussi pénible que tu le penses. Mais Tamar devina dans le regard d’Acsah que sa nourrice entretenait elle aussi de sérieux doutes sur la question. La mère de Tamar vint à leur rencontre et saisit sa fille par le bras. — Si j’avais le temps, je te battrais pour t’être enfuie ! Elle poussa Tamar à l’intérieur de la maison, dans l’une des pièces réservées aux femmes. Dès que Tamar eut franchi le pas de la porte, ses sœurs l’agrippèrent et entreprirent de lui ôter ses vêtements sans faire preuve d’aucun ménagement. Tamar poussa un cri de douleur quand l’une d’entre elles arracha son voile, lui tirant aussi brusquement les cheveux. — Arrêtez ! Elle leva les mains pour les chasser, mais sa mère s’interposa. — Reste tranquille, Tamar ! Acsah a mis si longtemps pour te ramener que nous devons nous dépêcher maintenant. — Laisse-moi y aller ainsi, mère ! — De retour des champs ? Il n’en est pas question ! Tu seras présentée dans les plus beaux vêtements que nous possédons. Juda a apporté des présents. Et ne t’avise pas de nous faire honte en pleurant, Tamar. Avalant péniblement sa salive, Tamar luttait pour se maîtriser. Elle n’avait pas d’autre alternative que se soumettre aux soins de sa mère et de ses sœurs. Elles avaient choisi les plus beaux vêtements et le parfum le plus précieux 14


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pour la présenter à Juda, l’Hébreu. L’homme avait trois fils. Si elle lui plaisait, elle deviendrait la femme de son premier-né, Er. Pendant la dernière récolte, quand Juda et ses fils étaient venus faire paître leurs troupeaux dans les champs moissonnés de son père, ce dernier lui avait ordonné de travailler non loin de là. Elle savait ce qu’il espérait. Aujourd’hui, il semblait avoir réussi. — Mère, s’il te plaît. J’ai besoin d’un an encore, peut-être deux, avant de pouvoir tenir ma propre maison. — C’est à ton père de décider si tu es suffisamment âgée, répondit sa mère en évitant son regard. Tu n’as pas le droit de contester sa décision. Les sœurs de Tamar caquetaient comme des pies, lui donnant l’envie de hurler. Sa mère frappa des mains. — C’est assez ! Aidez-moi à préparer Tamar ! La mâchoire serrée, Tamar ferma les yeux et comprit qu’elle devait se résigner à son sort. Elle avait toujours su qu’un jour elle se marierait. Elle savait aussi que son père choisirait son époux. Elle se consolait en songeant que la période des fiançailles durerait dix mois. Au moins, elle aurait le temps de préparer son esprit et son cœur à la vie qui l’attendait. Acsah caressa doucement son épaule. — Essaie de te calmer. Elle dénoua les cheveux de Tamar et entreprit de les brosser vigoureusement. Chasse tes idées noires, mon enfant. Elle avait la sensation d’être un animal que son père préparait à la vente. Au fond, n’était-ce pas le cas ? Elle était remplie de colère et de désespoir. Pourquoi la vie devait-elle être si cruelle et si injuste ? 15


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— Petra, apporte de l’huile parfumée pour lui frictionner la peau. Il ne faut pas qu’elle pue comme une esclave des champs ! — Il vaudrait mieux qu’elle sente le mouton et la chèvre, plaisanta Acsah. L’Hébreu apprécierait. Les filles éclatèrent de rire malgré la réprimande de leur mère. — Décidément, tu ne me facilites pas la tâche, Acsah. Allons, silence ! Tamar s’agrippa à la tunique de sa mère. — Mère, de grâce. Ne pourrais-tu parler à mon père pour moi ? Ce garçon est… le mal en personne ! Les larmes inondèrent son visage sans qu’elle puisse les contenir. — Pitié, je ne veux pas épouser Er. Les lèvres de sa mère tremblèrent, mais elle ne faiblit pas. Elle dégagea la main de Tamar des plis de son vêtement et la serra très fort entre les siennes. — Tu sais que je ne peux rien changer aux projets de ton père. Si je disais quoi que ce soit contre ce mariage, je ne ferais rien de plus qu’attirer la honte sur nous tous. Juda est ici. Tamar étouffa un sanglot, la peur s’immisçait désormais dans ses veines. Sa mère prit son menton et la força à lever les yeux vers elle. — Je t’ai préparée pour ce jour. Tu n’es d’aucune utilité pour nous si tu n’épouses pas Er. Efforce-toi de voir dans ce mariage ce qu’il représente vraiment : le bonheur pour la maison de ton père. Tu vas bâtir un pont entre Zimran et Juda. Nous aurons alors l’assurance de la paix. — Nous sommes plus nombreux qu’eux, mère. — Il arrive que le nombre importe peu. Tu n’es plus une enfant, Tamar. Tu as plus de courage qu’il n’y paraît. 16


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— Plus de courage que mon père ? La colère assombrit soudain le regard de sa mère. Elle repoussa brusquement Tamar. — Tu feras ce que l’on te dit de faire ou tu devras assumer pleinement les conséquences de ta désobéissance. Vaincue, Tamar se tut. Elle n’avait fait que s’humilier davantage. Elle aurait voulu hurler à ses sœurs de cesser leurs bavardages stupides. Comment pouvaient-elles se réjouir de son malheur ? Qu’importait qu’Er soit beau garçon ? N’avaient-elles donc pas eu vent de sa cruauté ? Ne connaissaient-elles pas son arrogance ? On disait d’Er qu’il semait la discorde partout où il passait ! — Plus de khôl, Acsah. Elle paraîtra plus âgée. Tamar ne pouvait apaiser les battements affolés de son cœur. La paume de ses mains devenait de plus en plus moite. Si tout se déroulait comme l’espérait son père, son avenir serait scellé dès aujourd’hui. C’est une bonne chose, se dit Tamar la gorge nouée, une bonne chose. — Lève-toi, Tamar, lui dit sa mère. Laisse-moi te regarder. Tamar obéit. Sa mère soupira longuement et tira sur les pans de sa tunique rouge, tentant d’en ajuster avantageusement les plis. — Il faut dissimuler son manque de courbes, Acsah, sinon Zimran devra convaincre Juda qu’elle est bien en âge de porter un enfant. — Je peux lui montrer le linge, maîtresse. — Bien. Prépare-le au cas où ils le demandent. Tamar sentit son visage s’empourprer. Rien n’était-il donc privé ? Fallait-il étaler publiquement les événements 17


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les plus intimes de sa vie ? Ses premières pertes de sang avaient proclamé sa féminité et tout son intérêt commercial pour son père. Elle était une marchandise à vendre, un outil destiné à sceller une alliance entre deux clans, un sacrifice sur l’autel de la paix. Elle avait espéré qu’on l’oublierait encore environ deux ans. Quatorze ans semblaient un âge trop précoce pour éveiller l’intérêt d’un homme. C’est une bonne chose, se dit encore Tamar. D’autres pensées se bousculaient dans sa tête, lui tordant les entrailles, mais elle se répétait ces mots encore et encore, tentant de se convaincre. C’est une bonne chose. Si seulement elle n’avait pas eu vent de toutes ces histoires… Aussi loin que Tamar s’en souvienne, son père avait craint Juda et son peuple. Des rumeurs circulaient sur la puissance du Dieu des Hébreux, un Dieu qui avait réduit Sodome et Gomorrhe en poussières sous une pluie de feu et de soufre, laissant à la place un désert de sable blanc, progressivement envahi par une mer salée. Aucun dieu cananéen n’avait jamais manifesté pareille puissance ! Il y avait aussi le récit des atrocités commises par les Hébreux à Sichem, des histoires de mutilations… — Pourquoi doit-il en être ainsi, mère ? N’ai-je donc pas le droit de décider de ce qu’il adviendra de moi ? — Pas davantage que n’importe quelle autre fille. Je sais ce que tu éprouves. Je n’étais pas plus âgée que toi lorsque je suis entrée dans la maison de ton père. La vie est ainsi faite, Tamar. Ne t’ai-je pas préparée pour ce jour depuis ce temps où tu n’étais encore qu’une petite fille ? Je t’ai expliqué pour quelle raison tu étais née. Lutter contre le destin est aussi vain que vouloir maîtriser le vent. 18


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Elle posa les mains sur les épaules de Tamar. — Sois une bonne fille et obéis sans discuter. Sois une bonne épouse et porte de nombreux fils. Fais toutes ces choses et tu seras une femme honorée. Et, si tu as de la chance, ton mari finira par t’aimer. Dans le cas contraire, ton avenir sera tout de même assuré et dépendra de tes fils. Quand tu seras âgée, ils prendront soin de toi comme tes frères prendront soin de moi. L’unique satisfaction d’une femme dans cette vie consiste à savoir qu’elle a bâti la maison de son mari. — Mais il s’agit du fils de Juda, mère. Son fils aîné, Er. Le regard de sa mère vacilla, mais elle demeura ferme. — Trouve une façon de faire ton devoir et de porter des fils. Tu dois être forte, Tamar. Ces gens sont redoutables et imprévisibles. Et ils sont orgueilleux. Tamar détourna le visage. — Je ne veux pas épouser Er. Je ne peux pas l’épouser… Sa mère saisit ses cheveux et lui tira brutalement la tête en arrière. — Détruirais-tu notre famille en humiliant un homme comme cet Hébreu ? Penses-tu que ton père te laisserait la vie si tu entrais dans cette pièce et implorait qu’on t’épargne d’épouser Er ? Penses-tu que Juda prendrait une telle insulte à la légère ? Je te jure que je me joindrais à ton père pour te lapider si tu osais mettre en péril la vie de mes fils. Tu m’entends ? C’est à ton père de décider avec qui et quand tu te marieras. Pas à toi ! Elle lâcha brusquement prise et recula, tremblante. — Cesse de te comporter comme une insensée !

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Tamar ferma les yeux. Un silence pesant planait dans la pièce. Elle sentait que ses sœurs et sa nourrice la fixaient du regard. — Je suis désolée, dit-elle d’une voix tremblante. Je suis désolée. Je ferai ce que je dois faire. — Comme nous tous. Poussant un soupir, sa mère lui prit la main et la massa avec de l’huile parfumée. — Sois rusée comme le serpent, Tamar. Juda a fait preuve de sagesse en portant le regard sur toi. Tu es forte, bien plus forte que tes sœurs. Tu as l’esprit vif et une force dont tu n’as pas encore pris conscience. Cet Hébreu t’a remarquée. Dans notre intérêt à tous, tu dois lui plaire. Sois une bonne épouse pour son fils. Bâtis un pont entre nos deux peuples. Préserve la paix entre nous. Tamar courba la tête sous le poids d’une telle responsabilité. — J’essaierai. — Tu feras plus qu’essayer. Tu réussiras. Sa mère se pencha vers elle et l’embrassa sur la joue avec vigueur. — Maintenant, assieds-toi, et tâche de retrouver ton calme pendant que j’envoie dire à ton père que tu es prête. Tamar tenta de réfléchir calmement. Juda était l’un des fils de Jacob qui avaient anéanti la ville de Sichem en représailles au viol de leur sœur. Si le fils d’Hamor en avait su davantage sur ces hommes, il n’aurait peut-être pas touché cette fille. Quand il comprit son erreur, il fit tout ce qu’il put pour apaiser les fils de Jacob. Mais ces derniers voulaient voir couler le sang. Le prince et son père acceptèrent de soumettre tous les hommes de Sichem à la 20


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mutilation de la circoncision, en vertu du rite hébreu. Ils désespéraient de conclure une alliance au moyen d’un mariage et de garantir ainsi la paix entre les deux tribus ! Ils firent tout ce que les Hébreux exigeaient et pourtant, trois jours après la circoncision collective, alors que tous les hommes de la ville étaient malades et fiévreux, Juda et ses frères se vengèrent. Le sang des offenseurs ne leur avait pas suffi ; ils passèrent tous les hommes au fil de l’épée. Pas un seul ne survécut et la ville fut pillée. Aux yeux des Cananéens, les Hébreux étaient semblables au poison. Leur présence éveillait la crainte et la méfiance. Même si Juda avait désormais quitté la maison de son père et s’était installé parmi le peuple de Tamar, son père ne dormait plus tranquille en sachant Juda si proche. Et l’amitié de longue date qui unissait Juda et Hira, l’Adoullamite, ne suffisait pas davantage à rassurer Zimran. Peu importait également que Juda ait pris pour femme une Cananéenne, qui lui avait donné trois fils et les avait élevés dans le respect des coutumes cananéennes. Juda était hébreu. Juda était étranger. Juda était une épine au pied de Zimran. Au fil des années, son père avait conclu certains accords avec Juda, l’autorisant à faire paître ses troupeaux sur ses champs moissonnés. L’arrangement s’était avéré bénéfique pour tous et avait constitué une alliance préliminaire. Pendant toutes ces années, Tamar savait que son père cherchait une façon efficace et durable de maintenir la paix entre les Hébreux et lui. Un mariage entre les deux clans serait la solution, pour autant que Tamar bénisse la maison de Juda en donnant le jour à de nombreux fils. Bien sûr, Tamar comprenait la détermination de son père à l’égard de ce mariage. Elle comprenait même la nécessité 21


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d’une telle union. Elle comprenait son rôle dans tous ces événements. Mais comprendre ne lui facilitait pas pour autant la tâche. Après tout, c’était elle qui était offerte en sacrifice comme un agneau. Elle n’était pas en mesure de refuser ce mariage. Elle n’avait pas le loisir de choisir l’homme qu’elle épouserait. Son unique choix portait sur la manière dont elle affronterait son destin. Au retour de sa mère, Tamar était prête. Elle dissimula soigneusement ses sentiments en s’inclinant devant elle. Quand Tamar releva la tête, sa mère posa les deux mains sur ses épaules et murmura une bénédiction. Puis elle caressa le menton de Tamar. — La vie est difficile, Tamar. Je le sais mieux que toi. Toutes les petites filles rêvent du grand amour, mais la réalité ne ressemble en rien à toutes ces rêveries. Si tu étais l’aînée, nous t’aurions envoyée au temple de Timna à la place de ta sœur. — Je n’aurais pas été heureuse là-bas. Elle aurait préféré mourir plutôt que mener la vie de sa sœur. — Alors, cette vie est la seule qui te reste, Tamar. Saisis-la. Résolue à suivre les conseils de sa mère, Tamar se leva. Elle s’efforça d’apaiser ses tremblements tout en suivant sa mère depuis la chambre des femmes. Juda pourrait encore la trouver trop jeune. Il pourrait la juger trop maigre, même laide. Elle pourrait peut-être encore échapper à ce mariage avec Er. Pourtant, rien ne changerait au bout du compte. La réalité était cruelle. Elle devait se marier parce qu’une femme sans mari et sans fils équivalait à être morte. ◆◆◆

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Juda observa attentivement la fille de Zimran lorsqu’elle entra dans la pièce. Elle était grande, mince et très jeune. Son port de tête était élégant et gracieux. Il aima sa façon de se mouvoir tandis qu’elle servait le repas avec sa mère. Il avait remarqué son élégance juvénile au cours de sa dernière visite après les moissons. Zimran avait envoyé la jeune fille travailler dans le champ voisin des pâturages espérant que Juda et ses fils puissent l’apercevoir. Il avait eu parfaitement conscience de ses motivations. Toutefois, de plus près, cette fille paraissait trop jeune pour être mariée. Elle ne semblait guère plus âgée que Chéla et Juda exprima sa pensée. Zimran s’esclaffa. — Bien sûr qu’elle est jeune, mais c’est tant mieux. Une jeune fille est plus malléable qu’une femme plus âgée. Ton fils sera son baal. Il sera son maître. — Et les enfants ? Zimran rit à nouveau et son hilarité irrita Juda. — Je peux t’assurer, Juda, mon ami, que Tamar est en âge de porter des fils et ce, depuis les dernières récoltes, lorsque ton fils la remarqua. Nous en avons la preuve. Les yeux de la jeune fille s’affolèrent en direction de son père. Elle rougit et parut fortement embarrassée. Juda fut étrangement ému par sa timidité et l’examina ouvertement. — Approche, mon enfant, dit-il en faisant signe de la main. Il voulait la regarder dans les yeux. Peut-être comprendrait-il mieux alors pourquoi il avait songé à elle quand la question du mariage était venue à l’ordre du jour. — Ne sois pas timide, Tamar, dit Zimran les mâchoires serrées. Montre à Juda à quel point tu es jolie. Lorsqu’elle leva la tête, Zimran acquiesça.

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— Voilà. Souris et montre à Juda que tu as de bonnes dents. Juda se souciait fort peu de son sourire et de sa dentition, bien que tous deux fussent excellents. Il se souciait de sa fertilité. Évidemment, avant son mariage avec Er, il était impossible de savoir si elle enfanterait des fils pour son clan. La vie n’offrait aucune certitude. Tamar provenait toutefois d’une famille féconde. Sa mère avait mis au monde six fils et cinq filles. Elle devait également être forte car il l’avait observée dans les champs, sarclant la terre desséchée et empilant des pierres sur les clôtures. Une jeune fille faiblarde aurait été cantonnée aux travaux d’intérieur, comme la poterie ou le tissage. — Tamar, appela son père. Agenouille-toi devant Juda. Laisse-le te regarder de plus près. Elle obéit sans marquer la moindre hésitation. Ses yeux étaient sombres, mais dépourvus de méchanceté. Son teint était doré et respirait la santé. Une jeune fille comme elle pourrait émouvoir le cœur endurci de son fils et l’amener à se repentir de ses mauvaises voies. Juda se demandait si elle possédait le courage nécessaire pour gagner le respect d’Er. Zimran, son père, était lâche. L’était-elle également ? Depuis qu’il était en âge de marcher, Er n’avait apporté à son père que du chagrin et il était fort probable qu’il ferait aussi souffrir sa femme. Celle-ci devrait donc être forte et résistante. Juda savait que la responsabilité des caprices d’Er lui incombait. Il n’aurait jamais dû laisser carte blanche à sa femme quant à l’éducation de ses fils. Il avait songé qu’une liberté totale leur permettrait de grandir en bonheur et en force. Oh, ils étaient heureux, ça oui… tant qu’ils parvenaient à leurs fins, et suffisamment forts aussi pour 24


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exploiter les autres. Ils étaient orgueilleux et arrogants par manque de discipline. Ils auraient fait des hommes bien meilleurs s’ils avaient éprouvé plus souvent la caresse du bâton ! Cette fille adoucirait-elle le caractère d’Er ? Ou Er l’endurcirait-il au point de la briser ? En plongeant son regard dans le sien, il vit son innocence et son intelligence. Il éprouva soudain un désespoir troublant. Er était son premier-né, la première manifestation de la vigueur de ses reins. Il avait éprouvé tant de fierté et de joie à la naissance du garçon, et tant d’espoir aussi ! Ah, avait-il songé, voici la chair de ma chair ! Et comme il avait ri en voyant le jeune rejeton résister à sa mère, le visage rougi par la fureur, dans son refus d’obéir ! Il s’était amusé de la rébellion passionnée de son fils, s’enorgueillissant bêtement de son tempérament. Ce garçon deviendra un homme fort, avait-il songé. Aucune femme ne dirait jamais à Er comment mener sa vie. Pas un instant Juda n’avait songé que son fils le défierait lui aussi. Onân, son second fils, devenait progressivement aussi difficile à manier que son aîné. Il avait grandi sous la menace de la jalousie exacerbée de son frère et avait appris à se protéger en recourant au mensonge et à la ruse. Juda ignorait lequel était pire que l’autre. Tous deux étaient déloyaux. Aucun n’était digne de confiance. Son troisième fils, Chéla, suivait l’exemple de ses frères. Confrontés à leurs torts, les fils de Juda mentaient ou accusaient les autres. Une fois mis suffisamment sous pression pour avouer la vérité, ils en appelaient à leur mère, qui les défendait envers et contre tout, peu importait la 25


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gravité de leurs méfaits. Son orgueil ne lui permettait pas de discerner leurs torts. Ils étaient ses fils après tout, et cananéens jusqu’au bout des ongles. Il fallait tenter quelque chose sinon Er finirait par faire mourir son père de honte. Juda regrettait presque d’avoir des fils car ils amenaient le désastre dans sa maison et dans sa vie ! Il arriva que sa rage atteigne un tel point qu’il fut à deux doigts de saisir une lance pour en transpercer l’un d’eux. Juda songeait souvent à son propre père, Jacob, et aux problèmes qu’il avait lui-même endurés à cause de ses fils. Juda avait occasionné autant de problèmes à son père que tous ses frères. Er et Onân rappelaient à Juda ses frères Siméon et Lévi. La pensée de ses frères réveilla le terrible souvenir du péché cruel dont il s’était personnellement rendu coupable, le péché qui le hantait, le péché qui l’avait poussé à quitter la maison de son père parce qu’il ne pouvait plus supporter de voir la peine dont il était à l’origine ni d’être en compagnie de ses frères, les complices de son méfait. Son père, Jacob, ignorait ce qui s’était passé à Dotân. Juda tentait de se consoler. Après tout, il avait empêché Siméon et Lévi d’assassiner leur frère Joseph, n’est-ce pas ? Mais il se rappelait aussi que c’était lui qui les avait convaincus de vendre le garçon aux commerçants ismaélites en chemin pour l’Égypte. Il avait tiré profit du malheur du pauvre petit gars, profit partagé par ses frères. Dieu seul savait si Joseph avait survécu au long et pénible voyage vers l’Égypte. Il avait plus que probablement succombé dans le désert. Dans le cas contraire, il était désormais l’esclave d’un Égyptien. Parfois, aux heures les plus sombres de la nuit, Juda restait éveillé sur sa paillasse, en proie à un remords terrible 26


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en songeant à Joseph. Combien d’années devrait-il encore attendre avant de pouvoir tourner la page et oublier son méfait ? Combien d’années encore avant de pouvoir fermer les yeux sans plus revoir Joseph les mains liées, la corde au cou, au moment où les Ismaélites l’emmenaient de force ? Les cris désespérés du garçon résonnaient encore aux oreilles de Juda. Il avait le reste de ses jours pour regretter ses péchés, des années encore à vivre en leur compagnie. Certaines fois, Juda avait l’impression de sentir la main de Dieu peser sur lui et extraire de sa poitrine le moindre souffle de vie pour avoir fomenté la destruction de son propre frère. Zimran s’éclaircit la gorge. Juda se souvint du lieu où il se trouvait et de la raison de sa venue chez le Cananéen. Il ne devait pas laisser son esprit vagabonder, ni laisser le passé interférer sur ce qu’il avait à faire pour assurer l’avenir de son clan. Son fils avait besoin d’une femme, une épouse jeune, avenante et forte, susceptible de l’écarter de ses habitudes et de ses voies pernicieuses. Juda serra les lèvres en étudiant la jeune Cananéenne agenouillée devant lui. Commettait-il une autre erreur ? Il avait épousé une Cananéenne et vivait désormais pour le regretter. Il était sur le point d’en amener une autre sous son toit. Pourtant, cette jeune fille lui plaisait. Pourquoi ? Juda effleura le menton de Tamar. Il savait qu’elle devait être effrayée mais elle n’en laissait rien paraître. Voilà qui lui serait bien utile face à Er. Elle avait l’air si jeune et si candide ! Son fils détruirait-il son innocence et la corromprait-il, comme il s’en montrait si avide avec tous les autres ? Endurcissant son cœur, Juda retira sa main et se redressa. Il n’avait aucune intention de laisser Er commettre les 27


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mêmes erreurs que lui. La convoitise l’avait poussé à épouser la mère de son fils. La beauté est un piège destiné à capturer l’homme, tandis que la passion effrénée consume la raison. Or, le tempérament d’une femme importe beaucoup dans un mariage. Juda aurait mieux fait de suivre la coutume et de laisser son père lui choisir une épouse. Au lieu de cela, il s’était montré entêté et empressé et souffrait désormais à cause de son erreur. Il ne suffisait pas qu’une femme attise la passion d’un homme. Il fallait aussi qu’elle soit forte, mais prête à se soumettre. Une femme obstinée était une malédiction pour son époux. Il s’était montré ridicule dans son assurance juvénile, tellement convaincu qu’il allait pouvoir soumettre une femme à sa guise. Au lieu de cela, c’est lui qui s’était soumis aux désirs de Bath-Choua. Il avait préféré croire qu’il n’y avait aucun mal à laisser sa femme libre d’adorer qui elle voulait. Aujourd’hui, il en récoltait les fruits amers avec ses fils adorateurs d’idoles ! Tamar était de nature plus calme que Bath-Choua. Tamar avait du courage. Elle paraissait intelligente. Il savait qu’elle était vigoureuse car il avait vu combien elle travaillait dur. Sa propre femme, Bath-Choua, en serait heureuse. Il ne faisait aucun doute qu’elle se déchargerait de ses corvées sur la jeune fille le plus rapidement possible. La qualité qui importait le plus était sa fertilité et seul le temps se prononcerait en la matière. Les vertus qu’il pouvait discerner dès à présent étaient plus que suffisantes. Il y avait cependant un plus chez cette fille que Juda ne pouvait définir précisément, quelque chose de rare et de précieux qui le résolut à l’intégrer dans sa famille. On eût dit qu’une voix lui murmurait de la choisir. 28


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— Elle me plaît. Zimran poussa un soupir de soulagement. — Tu es un homme sage, Juda ! Il fit un signe en direction de sa fille. Ainsi congédiée, Tamar se leva. Visiblement, le Cananéen était pressé d’entamer les négociations. Juda regarda la jeune fille quitter la pièce avec sa mère. Zimran frappa des mains et deux servantes accoururent, l’une portant un plateau chargé de grenades et de raisins, l’autre avec de l’agneau rôti. — Mange, mon frère, puis nous parlerons. Mais Juda ne se laisserait pas manipuler si aisément. Avant de toucher à la nourriture, il fit une offre pour la jeune fille. Les yeux brillants, Zimran s’empressa de marchander le prix de la mariée. Juda décida de se montrer généreux. Le mariage, loin de faire son propre bonheur, avait pourtant apporté quelque stabilité et quelque orientation dans sa vie. Peut-être qu’Er renoncerait aussi progressivement à son existence violente. En outre, Juda voulait passer le moins de temps possible avec Zimran. Les manières doucereuses de l’homme l’irritaient. Tamar. Son nom signifiait « dattier ». On l’attribuait à une personne qui deviendrait belle et gracieuse. Un dattier résiste au climat désertique et porte un fruit doux et nourrissant. Or, la jeune fille provenait d’une famille fertile. Un dattier oscille sous le vent du désert sans rompre ni choir et cette fille devrait affronter le tempérament vif et irascible d’Er. Un dattier pouvait survivre au sein d’un environnement hostile et Juda savait que Bath-Choua considérerait cette jeune fille comme une rivale. Juda savait que son épouse s’en prendrait à la jeune mariée parce que 29


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Bath-Choua se montrait vaniteuse et jalouse de l’affection de son fils. Tamar. Juda espérait que la jeune fille tiendrait toutes les promesses de son nom. ◆◆◆

Tamar attendit que son sort fût fixé. Quand sa mère apparut dans l’embrasure, elle sut que la question de son avenir était réglée. — Viens, Tamar. Juda a des présents pour toi. Elle se leva, comme hébétée. C’était l’occasion de réjouissances et non de pleurs. Son père n’avait plus rien à craindre. — Ah, ma fille ! Zimran souriait de toutes ses dents. De toute évidence, il avait obtenu pour elle un prix élevé car il ne l’avait encore jamais étreinte avec autant d’affection. Il posa même un baiser sur sa joue ! Elle leva le menton et le regarda dans les yeux, voulant à tout prix qu’il sache ce qu’il lui infligeait en la donnant à un homme tel qu’Er. Peut-être éprouverait-il quelque honte à l’utiliser pour se protéger. Pas le moins du monde. — Salue ton beau-père. Résignée à son sort, Tamar se prosterna devant Juda. L’Hébreu posa la main sur sa tête et la bénit, puis il l’invita à se relever. Elle s’exécuta. Il prit alors des boucles d’oreilles et des bracelets en or dans une bourse sur sa poitrine et les posa sur elle. Les yeux de Zimran brillèrent de convoitise et le cœur de Tamar chavira. 30


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— Sois prête à partir dès l’aube, lui dit Juda. — L’aube ? s’écria-t-elle, choquée, sans réfléchir. Mais la période de fiançailles… ? s’enquit-elle en direction de son père. Mais l’expression de son père la réduisit au silence. — Juda et moi nous réjouirons ce soir, ma fille. Acsah fera tes bagages et t’accompagnera dès demain. Tout est arrangé. Ton mari a hâte de te recevoir. Son père avait-il si peur qu’il n’exigeait pas le respect de la période de fiançailles habituelle de dix mois avant les noces ? Elle n’aurait pas même une semaine pour se préparer à son mariage imminent ! — Tu peux aller, Tamar. Prépare-toi à partir dès l’aube. Lorsqu’elle entra dans la chambre des femmes, elle trouva sa mère et ses sœurs déjà occupées à emballer ses affaires. Incapable de contenir son émotion davantage, Tamar éclata en sanglots. Inconsolable, elle pleura toute la nuit, même accablée des jérémiades et des appels de ses sœurs pour qu’elle cesse. — Votre tour viendra, leur dit-elle furieuse. Un jour, vous comprendrez ! Acsah la berça tout contre elle et Tamar s’agrippa à son enfance une dernière nuit. Au lever du soleil, elle lava son visage et revêtit ses voiles nuptiaux. Sa mère vint vers elle. — Sois heureuse, ma chérie. Juda a versé un grand prix pour toi, lui dit-elle d’une voix entrecoupée de sanglots et légèrement amère. Cet Hébreu est venu avec un âne chargé de présents et il retourne chez lui avec son sceau et son bâton. — Et moi, ajouta doucement Tamar. Le regard de sa mère s’emplit de larmes. 31


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— Prends bien soin d’elle, Acsah. — Je le ferai, maîtresse. Elle prit ensuite sa fille dans ses bras et l’embrassa. — Puisse ton mari t’aimer et te donner de nombreux fils, murmura-t-elle tout contre son oreille. Tamar s’accrocha désespérément à elle, se serrant étroitement contre sa poitrine et s’imprégnant une dernière fois de la chaleur et de la douceur maternelles. — Il est temps, murmura sa mère. Tamar s’écarta et sa mère lui caressa la joue une dernière fois avant de se détourner. La jeune fille sortit sous l’éclat du soleil matinal. Acsah la suivit vers son père et Juda, debout à quelque distance. Elle avait pleuré tout son soûl durant la nuit. Elle ne verserait plus de larmes puériles, même s’il était difficile de se contenir en entendant Acsah pleurer discrètement derrière elle. — Peut-être que tout ce que nous avons entendu dire n’est pas vrai, dit Acsah. Peut-être qu’Er n’est pas aussi mauvais que certains le prétendent. — Peu importe à présent. — Tu dois essayer de l’amener à t’aimer, Tamar. Un homme amoureux est comme l’argile entre les mains d’une femme. Que les dieux aient pitié de nous ! — Aie pitié de moi et tais-toi ! Lorsqu'elle fut parvenue à la hauteur des deux hommes, son père l’embrassa. — Sois féconde et multiplie la maison de Juda. Il avait hâte qu’ils s’en aillent. Juda prit la tête et Tamar et Acsah lui emboîtèrent le pas. De grande taille, il avançait à grandes enjambées et Tamar 32


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devait marcher rapidement pour le suivre. Acsah se plaignait à voix basse, mais Tamar n’y prêtait aucune attention. Elle s’efforçait de fixer ses pensées sur ce qui l’attendait. Elle travaillerait dur. Elle serait une bonne épouse. Elle ferait tout ce qui serait en son pouvoir pour honorer son mari. Elle savait entretenir un potager, soigner le bétail, cuisiner, tisser et faire de la poterie. Elle lisait et écrivait suffisamment pour établir et tenir à jour des listes adéquates et des registres sur les biens du ménage. Elle savait comment conserver la nourriture et l’eau quand les temps étaient durs et comment se montrer généreuse pendant les périodes fastes. Elle savait comment fabriquer du savon, des paniers, des étoffes et des outils, ainsi que diriger des servantes. Mais les enfants seraient la plus grande des bénédictions qu’elle pourrait apporter à son mari, des enfants pour bâtir la maison. Ce fut le second fils de Juda, Onân, qui sortit à leur rencontre. — Er est parti, dit-il à son père, tout en fixant Tamar du regard. Contrarié, Juda frappa le sol de son bâton. — Parti où ? Onân haussa les épaules. — Avec ses amis. Il était furieux d’apprendre où tu t’étais rendu. Je suis resté hors de son chemin. Tu sais comment il est. — Bath-Choua ! Juda s’éloigna vivement vers sa maison de pierre. Une femme aux formes rebondies et aux yeux lourdement maquillés, apparut dans l’embrasure. — Pourquoi hurles-tu cette fois ? 33


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— As-tu dit à Er que je ramenais sa femme à la maison aujourd’hui ? — Je le lui ai dit. Elle s’appuya nonchalamment sur le montant de la porte. — Alors, où est-il ? Elle releva le menton d’un air de défi. — Je suis sa mère, Juda, pas sa gardienne. Er reviendra quand il sera prêt et pas avant. Tu sais comment il est. Le visage de Juda s’assombrit. — Oui, je sais comment il est. Il serrait son bâton si fort que les jointures de ses doigts étaient blêmes. C’est pour cela qu’il a besoin d’une femme ! — Peut-être, Juda, mais tu avais dit que la fille était jolie. Elle jeta un rapide coup d’œil vers Tamar. Tu penses vraiment que cette fille maigrichonne lui fera tourner la tête ? — Tamar est plus qu’elle ne paraît. Montre-lui la chambre d’Er. Juda s’éloigna, abandonnant Tamar et Acsah devant la maison. Les lèvres serrées, Bath-Choua jaugea Tamar de la tête aux pieds. Elle hocha la tête, l’air dégoûté. — Je me demande à quoi pensait Juda en te choisissant. Puis, tournant les talons, elle rentra chez elle et laissa Tamar et Acsah se débrouiller seules. ◆◆◆

Er revint tard dans l’après-midi, accompagné de plusieurs amis cananéens. Ils étaient soûls et riaient bruyamment. Tamar resta hors de vue, sachant comment se 34


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comportent les hommes dans cet état. Son père et ses frères buvaient souvent plus que de raison et se querellaient alors violemment. Elle savait qu’elle avait tout intérêt à rester cachée jusqu’à ce que les effets du vin se dissipent. Sachant qu’elle serait appelée, Tamar avait demandé à Acsah de la revêtir de ses atours nuptiaux. Pendant cette attente forcée, Tamar s’efforça d’oublier toutes les sinistres rumeurs qui circulaient sur Er. Ceux qui parlaient de lui en ces termes avaient peut-être des raisons secrètes. Elle lui manifesterait le respect dû à un époux et s’adapterait à ses exigences. Si le Dieu de Juda lui souriait, elle donnerait rapidement des fils à son mari. Si elle était bénie à ce point, elle les élèverait pour qu’ils deviennent forts et honnêtes. Elle leur enseignerait à être dignes de confiance et loyaux. Et si Er le souhaitait, elle leur apprendrait à connaître le Dieu de Juda et enseignerait à ses fils comment adorer ce Dieu, au lieu de se prosterner devant les dieux de son propre père. Malgré ses bonnes résolutions, son cœur tremblait et ses craintes ne faisaient que croître au fil des heures. Quand Tamar fut enfin appelée et vit son mari pour la première fois, elle frissonna d’admiration. Er était grand comme son père et sa force physique ne ferait visiblement qu’augmenter. Comme sa mère, il possédait une masse épaisse de boucles noires qu’il tirait en arrière, à la mode cananéenne. Le bandeau de cuivre noué sur son front lui donnait l’allure d’un jeune prince cananéen. Tamar était impressionnée par l’apparence séduisante de son mari, mais aussi submergée de doutes lorsqu’elle plongea son regard dans le sien. Ses yeux étaient froids, sombres et dénués de la moindre pitié. Il y avait de l’orgueil dans son port de tête, de la cruauté dans le pli de ses lèvres et de l’indifférence 35


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dans son attitude. Il n’avança pas vers elle pour prendre sa main. — Voici donc la femme que tu as choisie pour moi, père. Le ton de sa voix était glacial. Juda posa fermement sa main sur l’épaule de son fils. — Prends bien soin de ce qui t’appartient et que le Dieu d’Abraham te donne de nombreux fils avec cette fille. Er resta impassible, le visage impénétrable. Toute la soirée, les amis d’Er multiplièrent les plaisanteries grossières sur son mariage. Ils le taquinaient sans merci et, s’il riait, Tamar devinait qu’il n’était pas vraiment amusé. Son beau-père, perdu dans ses propres pensées, buvait sans retenue tandis que Bath-Choua, étendue paresseusement à proximité, se réservait les meilleurs morceaux du banquet nuptial et ignorait complètement sa belle-fille. Tamar se sentait blessée, confuse et embarrassée par autant de grossièreté. Qu’avait-elle fait pour offenser sa belle-mère ? On eût dit que cette femme était déterminée à ne pas lui manifester la moindre considération. Alors que la nuit avançait, sa crainte fit place à de la mélancolie. Elle se sentit abandonnée et perdue parmi cette assemblée étrangère. Elle venait d’épouser l’héritier de la maison de Juda et pourtant personne ne lui parlait, pas même le jeune marié assis à ses côtés. Les heures passaient lentement. Elle était exténuée par le manque de sommeil de la nuit précédente et la longue marche vers son nouveau foyer. La tension du banquet nuptial la minait davantage encore. Elle luttait pour garder les yeux ouverts. Elle luttait plus encore pour refouler ses larmes. Er la pinça cruellement. Tamar sursauta et s’éloigna de lui d’un bond. L’embarras envahit ses joues quand elle 36


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comprit qu’elle s’était involontairement assoupie contre lui. Ses amis riaient et plaisantaient sur sa jeunesse et l’imminence de la nuit de noces. Er rit avec eux. — Ta servante a préparé la chambre pour nous. Il prit sa main et l’obligea à se lever. Dès qu’Acsah eut refermé la porte derrière eux, Er s’écarta de Tamar. Acsah prit place devant la chambre et entonna un chant, en tapant sur son petit tambourin. Tamar frissonna. — Je suis désolée de m’être endormie, seigneur. Er ne dit rien. Elle attendit, les nerfs à vif. Il se délectait de sa nervosité, exacerbant encore son malaise en demeurant silencieux. Croisant les mains, elle décida d’attendre son bon plaisir. Il défit sa ceinture d’un air sardonique. — Je t’ai remarquée l’année dernière quand nous avons fait paître les troupeaux dans les champs de ton père. Je suppose que c’est la raison pour laquelle mon père a songé que tu pouvais faire l’affaire et devenir ma femme. Il la détailla de la tête aux pieds. — Il ne me connaît pas très bien. Elle ne lui en voulait pas de se montrer blessant. Elle avait le sentiment qu’il avait raison. Après tout, elle n’avait pas bondi de joie à l’arrivée de Juda, venu faire une offre pour l’acheter. — Tu as peur de moi, n’est-ce pas ? Si elle répondait non, elle mentirait. Mais répondre oui serait dangereux… Il haussa les sourcils. — Tu devrais avoir peur. Je suis furieux, ne le vois-tu pas ? Elle le voyait en effet et ne pouvait deviner ce qu’il ferait pour apaiser sa colère. Elle demeura silencieuse, soumise. 37


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Assez souvent elle avait vu son père entrer dans une rage folle pour savoir qu’il valait mieux ne rien dire. Les paroles étaient comme l’huile versée sur le feu. Sa mère lui avait appris, bien longtemps auparavant déjà, que les hommes étaient imprévisibles et sujets à des accès de violence quand ils étaient provoqués. Elle ne provoquerait pas Er. — Prudente petite chose, hum ? sourit-il lentement. Au moins, tu gardes toute ta présence d’esprit. Il vint vers elle. — Je parie que tu as entendu parler de moi. Il passa les doigts sur sa joue et elle s’efforça de ne pas tressaillir. — Tes frères ont-ils rapporté des histoires à la maison ? Prise de panique, Tamar sentit son cœur s’emballer. — Comme l’a dit mon père, tu m’appartiens désormais. Un petit jouet personnel dont je peux faire ce que je veux. Rappelle-moi de le remercier. Il lui effleura le menton, les yeux animés d’une lueur glaciale, tel un chacal au clair de lune. Lorsqu’il se pencha et l’embrassa sur les lèvres, les cheveux de la jeune fille se hérissèrent. Il s’écarta pour la jauger. — Tu peux croire les rumeurs. Toutes les rumeurs ! — Je m’efforcerai de te satisfaire, mon époux. Ses joues s’empourprèrent au son de sa voix tremblante. — Il ne fait aucun doute que tu essaieras, ma chérie… mais tu ne réussiras pas. Il sourit d’un air cruel, dévoilant le bout de ses dents. — C’est impossible. Un seul jour de l’interminable semaine de réjouissances nuptiales suffit à Tamar pour comprendre ce qu’il voulait dire. 38


chapitre deux

Tamar se figea en entendant Er vociférer dans la maison. Bath-Choua lui répondit sur le même ton. Malgré la brûlure du soleil de midi qui lui lacérait le dos, Tamar fut envahie de sueurs froides. Juda avait ordonné à son fils aîné de le rejoindre aux pâturages pour soigner les troupeaux, mais il semblait qu’Er eût ses propres projets. La colère d’Er était désormais suffisamment attisée pour qu’il cherche un moyen d’y donner libre cours et sa femme serait une cible facile. Après tout, jamais personne ne s’interposait. La tête obstinément baissée, Tamar continuait à sarcler le bout de terre rocailleux que Bath-Choua lui avait assigné et dont elle devait s’occuper. Elle aurait voulu prendre la taille d’une fourmi et se précipiter dans un trou. Dans la maison, le fils continuait à fulminer et la mère à délirer. Tamar s’agenouilla, terrorisée, étouffant un sanglot en soulevant une grosse pierre. Puis, en se redressant, elle la jeta sur une pile de plus en plus haute non loin de là. Elle érigeait 39


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mentalement une muraille autour d’elle, épaisse et haute, surmontée d’un ciel d’azur. Elle refusait de songer à la fureur d’Er et à ce qu’il pourrait lui faire cette fois. « Elle perd son emprise sur lui », annonça Acsah d’un air sinistre. La servante travaillait à quelques mètres de la jeune femme. — Inutile de s’inquiéter, répondit Tamar. Ces paroles rassurantes s’adressaient davantage à elle qu’à Acsah. Tamar poursuivit son travail. Que pouvait-elle faire d’autre ? Quatre mois dans la maison de Juda lui avaient appris à éviter son mari autant que possible, en particulier quand il était de mauvaise humeur. Elle avait aussi appris à masquer sa peur. Si son cœur s’emballait dans sa poitrine, si son estomac se nouait douloureusement et que sa peau devenait froide et moite, elle prenait toujours garde de ne pas révéler ses sentiments, car Er se délectait de la peur. Il s’en nourrissait. — Dommage que Juda soit absent, reprit Acsah d’un air dégoûté. Évidemment, il n’est jamais là, ajouta-t-elle en martelant la terre avec sa houe. On ne peut d’ailleurs pas lui en vouloir. Tamar ne dit rien. Son esprit cherchait frénétiquement et vainement une échappatoire. Si seulement Juda n’était pas parti seul ! Si seulement il avait emmené Er d’emblée, au lieu de l’envoyer chercher plus tard ! Quand Juda était présent, Er était vivable, mais en l’absence de son père, il ne connaissait aucune limite. Toute la famille semblait plongée dans le chaos parce que Juda manquait assez souvent à ses devoirs d'autorité. Il préférait les grands espaces vallonnés et l’étendue des champs au confinement de sa maison. Tamar ne l’en blâmait pas ; les brebis et les chèvres offraient une compagnie paisible et satisfaisante en comparaison d’une 40


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femme querelleuse et de fils coléreux et violents. Il arrivait qu’Er et Onân se comportent comme de véritables bêtes sauvages, attachées ensemble et prises dans un même piège ! Juda pouvait fuir les différends. Juda pouvait esquiver ses responsabilités. Tamar, elle, devait côtoyer le danger jour après jour. Le fracas d’un objet lourd contre le mur de la maison la fit sursauter violemment. Bath-Choua adressa des insultes larmoyantes à son fils, qui riposta de plus belle. D’autres objets de poterie heurtèrent à nouveau le mur. Une coupe de métal passa par la porte et rebondit sur le sol. — Tu dois rester à l’écart de cette maison aujourd’hui, murmura Acsah. — Bath-Choua peut encore avoir le dessus. Tamar regarda les collines lointaines, se détournant mentalement de la bataille qui faisait rage derrière elle. Ce fut d’une main tremblante qu’elle essuya la sueur qui perlait sur son front. Elle ferma les yeux et soupira. Peut-être que l’ordre de Juda suffirait pour cette fois. — Bath-Choua a toujours le dessus d’une façon ou d’une autre, dit Acsah d’un ton amer, en grattant furieusement la terre desséchée. Si ses cris échouent, elle boude jusqu’à ce qu’elle parvienne à ses fins. Tamar ignora les commentaires d’Acsah et s’efforça d’entretenir des pensées plus plaisantes. Elle songea à ses sœurs. Elles se querellaient bien sûr, mais elles s’appréciaient l’une l’autre. Elle se souvint de leurs chants au travail et des histoires qu’elles se racontaient l'une à l'autre pour se distraire. Son père avait le tempérament de tous les hommes et ses frères s’étaient parfois querellés violemment, mais rien dans son expérience ne l’avait préparée à la maison de Juda. 41


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Chaque jour, elle tentait de nourrir un nouvel espoir, et elle le voyait à nouveau anéanti. — Si seulement j’avais une place ici, Acsah, un tout petit soupçon d’influence !, dit-elle sans pourtant s’apitoyer sur son sort. — Tu l’auras quand tu enfanteras un fils. — Un fils… Tamar brûlait d’impatience. Elle aspirait à avoir un enfant plus que quiconque, même plus que son mari, dont le désir d’avoir un fils était plus le prolongement de son propre orgueil que le désir de voir prospérer sa famille. Un fils garantirait à Tamar une position dans la maison. Elle ne se sentirait plus si seule avec un bébé dans les bras. Elle pourrait aimer un enfant, le serrer contre elle et recevoir son amour. Peut-être même qu’un fils adoucirait le cœur d’Er envers elle… et sa main aussi. Elle entendit à nouveau la condamnation sans appel de Bath-Choua : « Si tu ne décevais pas mon fils, il ne te battrait pas si souvent ! Fais ce qu’il désire et peut-être qu’il te traitera mieux ! » Tamar eut les larmes aux yeux, luttant contre son propre apitoiement. À quoi cela servirait-il ? Cela ne ferait qu’affaiblir sa résolution. Elle était un membre de cette famille, qu’elle le veuille ou non. Elle ne devait pas laisser ses émotions prendre le dessus. Elle savait que Bath-Choua se délectait de ses remarques blessantes. Il ne se passait jamais un jour sans que sa belle-mère trouve une façon de la frapper en plein cœur. — Une autre lune est passée, Tamar, et tu n’as pas encore conçu ! J’étais enceinte une semaine à peine après mon mariage avec Juda !

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Tamar ne pouvait rien dire sans éveiller la colère d’Er. Comment aurait-elle pu se défendre alors que rien en elle ne satisfaisait sa belle-mère ou son jeune époux ? Elle cessa d’espérer une quelconque marque de tendresse ou de compassion de leur part. L’honneur et la loyauté semblaient aussi leur faire défaut car Bath-Choua devait recourir aux menaces pour pousser Er à obéir aux ordres de Juda. — C’en est assez, j’ai dit ! cria Er, frustré, attirant à nouveau l’attention de Tamar vers l’altercation qui opposait mère et fils. — Assez ! J’irai voir mon père ! N’importe quoi pourvu que je ne t’entende plus ! Il sortit de la maison en furie. — Je déteste les moutons ! S’il ne tenait qu’à moi, je les ferais découper en morceaux, tous, jusqu’au dernier ! Bath-Choua apparut sur le seuil, les poings sur les hanches et la poitrine haletante. — Et que te resterait-il alors ? Rien ! — J’aurais l’argent de leur viande et de leur peau. Voilà ce que j’aurais. — Que tu dépenserais entièrement en une semaine. Et après ? Ai-je donc élevé un fils aussi stupide ? Er l’insulta et fit un geste grossier dans sa direction avant de se détourner et de s’éloigner à grandes enjambées. Tamar retint son souffle jusqu’à ce qu’il emprunte le chemin qui s’éloignait de Kzib. Elle aurait quelques jours de répit, loin de sa cruauté. — On dirait bien que Bath-Choua a gagné cette fois, dit Acsah. Mais il y en aura une autre, puis encore une autre, ajouta-t-elle tristement. Le cœur léger, Tamar sourit et se remit à l’ouvrage. 43


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— Ne pensons pas à demain, Acsah. Je ne me chargerai pas d’un fardeau supplémentaire en m’inquiétant de l’avenir. — Tamar ! Bath-Choua sortit sur le pas de la porte. — Si tu as le temps de bavarder inutilement, tu peux aussi venir nettoyer tout ce fouillis ! Puis elle fit volte-face et retourna à l’intérieur. — Elle a le culot d’attendre que tu nettoies le désordre qu’elle et Er ont mis dans cette maison ! s’écria haineusement Acsah. — Tais-toi, tu vas nous attirer des ennuis supplémentaires. Bath-Choua réapparut. — Laisse Acsah finir dans le jardin. Je te veux à l’intérieur de cette maison sur le champ ! Sur ces mots, elle disparut à nouveau. Lorsqu’elle entra dans la maison, Tamar veilla à éviter les débris de poterie éparpillés sur le sol de terre battue. Assise, l’air maussade, Bath-Choua contemplait son métier à tisser brisé. Tamar se pencha et entreprit de rassembler les tessons d’une cruche dans les plis de son tsaiph. — J’espère que Juda est satisfait de tout ce gâchis, dit Bath-Choua furieusement. Lui qui prétendait qu’une femme adoucirait le caractère de son fils ! Elle fixait Tamar comme si elle était responsable de tous ces ennuis. — Mais il est pire que jamais ! Tu as fait plus de tort que de bien à mon fils ! Tamar ravala une nouvelle fois ses larmes, sans même tenter de se défendre. 44


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Cessant ses imprécations, Bath-Choua souleva son métier à tisser. Le bras de la machine était brisé et la couverture qu’elle confectionnait complètement emmêlée. Devant tout ce gâchis, elle se couvrit la face et pleura amèrement. Tamar était embarrassée par son emportement. Ce n’était pas la première fois qu’elle voyait Bath-Choua éclater en sanglots impétueux. La première fois, elle était allée vers sa belle-mère pour la réconforter, mais cette dernière lui avait administré une gifle retentissante et l’avait rendue responsable de son désespoir. Cette fois, Tamar garda ses distances et détourna les yeux. Bath-Choua ne voyait-elle donc pas le désastre qu’elle provoquait dans sa propre maison ? Elle opposait constamment ses fils contre leur père et ses fils entre eux. Elle se disputait avec Juda à tout propos, devant ses fils, leur enseignant ainsi à se rebeller et à écouter leurs propres désirs au lieu de faire ce qui était préférable pour toute la famille. Pas étonnant dès lors qu’elle se sente aussi misérable, entraînant d’ailleurs tout son entourage dans le même désespoir. — Juda veut qu’Er s’occupe des troupeaux, s’écria Bath-Choua en secouant le métier à tisser en tous sens, aggravant encore les dégâts. Et tu sais pourquoi ? Parce que mon mari ne peut pas supporter d’être éloigné de son abba plus d’un an ! Il doit y retourner et voir comment va ce misérable vieillard. Tu verras quand Juda rentrera. Il broiera du noir pendant des jours. Il ne parlera plus à personne. Il ne mangera plus. Puis il se soûlera et tiendra les mêmes propos stupides qu’après chacune de ses visites à Jacob.

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Elle grimaça en singeant son mari : « La malédiction de Dieu est sur moi ! » Tamar leva la tête. Bath-Choua se mit à marcher de long en large. — Comment un homme peut-il être aussi insensé ? Croire en un dieu qui n’existe même pas ! — Peut-être qu’il existe. Bath-Choua lui lança un regard noir. — Dans ce cas, où est-il ? Ce dieu a-t-il un temple dans lequel vivre ou des prêtres pour le servir ? Il n’a pas même une tente ! Elle leva son menton orgueilleux — Il n’est pas comme les dieux de Canaan, dit-elle en se dirigeant résolument vers une petite armoire qu’elle ouvrit toute grande. Il n’est pas comme ces dieux-là. Elle tendit respectueusement la main vers son téraphim. — Il n’est pas un dieu que l’on puisse voir. Elle caressa la statue de la main. — Il n’est pas un dieu que l’on puisse toucher. Ces dieux donnent vie à nos passions et rendent nos terres et nos femmes fertiles. Un éclat froid traversa son regard. — Peut-être que si tu te montrais plus respectueuse envers eux, ton ventre ne resterait pas obstinément plat et vide ! Tamar reçut l’affront de plein fouet mais, cette fois, elle ne lui laissa pas le temps d’inscrire sa blessure en elle. — Le Dieu de Juda n’a-t-il pas détruit Sodome et Gomorrhe ? Bath-Choua rit d’un air moqueur. — Certains le prétendent mais je ne le crois pas. 46


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Elle referma soigneusement l’armoire, comme si ces mots pouvaient attirer le mauvais sort sur sa maison. Elle fit face à Tamar et fronça les sourcils. — Tu enseignerais donc à tes enfants à se prosterner devant un Dieu qui détruit les villes ? — Si Juda le souhaite. — Juda…, dit Bath-Choua en hochant la tête. As-tu jamais vu mon mari adorer le Dieu de son père ? Moi non. Alors pourquoi ses fils ou moi devrions-nous le faire ? Tu élèveras tes fils dans la religion choisie par Er. Je ne me suis jamais prosternée devant un dieu invisible. Je n’ai pas une seule fois été infidèle aux dieux de Canaan et je te conseille d’être fidèle, toi aussi. C’est dans ton intérêt… Tamar comprit la menace. Bath-Choua s’assit sur un coussin contre le mur et sourit froidement. — Er sera furieux d’apprendre que tu envisages d’adorer le Dieu des Hébreux. Puis, elle ajouta, les yeux mi-clos : Je pense que tu es à l’origine de tous nos problèmes. Tamar savait exactement à quoi s’attendre. Quand Er serait de retour, Bath-Choua prétendrait qu’il existait une insurrection spirituelle dans la maison. Cette femme se régalait de pouvoir semer le trouble. Tamar aurait tant voulu dire à sa belle-mère combien sa propre vanité détruisait sa famille. Mais elle préféra contenir sa colère et ramasser les débris éparpillés, sous le regard machiavélique de Bath-Choua. — Les dieux m’ont bénie de trois merveilleux fils et je les ai élevés dans la vraie religion, comme le ferait n’importe quelle mère digne de ce nom.

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Des fils querelleurs encore plus paresseux que toi, aurait voulu rétorquer Tamar. Mais elle retint sa langue car elle n’était pas en mesure de remporter la moindre bataille face à sa belle-mère. Bath-Choua se pencha et souleva un plateau renversé, juste assez pour attraper une grappe de raisins. Puis elle laissa retomber le plateau. — Tu devrais peut-être prier Asherah plus souvent et faire de meilleures offrandes à Baal. Alors ton ventre s’ouvrirait. Tamar leva la tête. — Je connais Asherah et Baal. Mon père et ma mère ont offert ma sœur pour servir de prêtresse dans le temple de Timna. Elle n’ajouta pas qu’elle n’avait jamais pu partager leurs convictions ni avouer qu’elle plaignait sa sœur plus que toute autre femme. Un jour, lors d’une visite à Timna pendant un festival, elle avait vu sa sœur aînée avoir une relation sexuelle avec un prêtre sur un autel. Les rites avaient pour but d’exciter Baal et de ramener le printemps dans le pays, mais Tamar avait été submergée de dégoût et de crainte devant ce spectacle, écœurée davantage encore par la foule en délire qui assistait à la scène. Elle s’était éclipsée au coin d’une rue et s’était enfuie. Elle avait couru jusqu’aux abords de Timna et s’était cachée dans une oliveraie. Sa mère l’avait seulement retrouvée dans la soirée. — Tu n’es pas assez pieuse, décréta Bath-Choua d’un air suffisant. Non, je ne suis pas pieuse, songea Tamar. Elle savait qu’elle ne pouvait être pieuse. Elle ne croyait pas en ces dieux-là qui n’avaient aucun sens pour elle. Tous ses efforts 48


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pour les adorer l’emplissaient d’une étrange sensation de répugnance et de honte. Bath-Choua se leva et revint vers son métier à tisser. Elle s’était suffisamment calmée pour commencer à démêler l’enchevêtrement des fils. — Si tu étais vraiment fidèle, tu aurais déjà conçu à présent. Elle jeta un rapide coup d’œil vers sa belle-fille pour évaluer l’impact de ses viles paroles. — Il semble que les dieux soient irrités contre toi. — Peut-être, concéda Tamar avec une pointe de culpabilité. Les téraphims de Bath-Choua n’étaient rien de plus que des statues d’argile, de pierre et de bois. Tamar était incapable de les embrasser comme le faisait Bath-Choua, ni de les adorer avec ferveur. Oh, elle récitait les prières que l’on attendait d’elle, mais les mots étaient vides de sens et dépourvus du moindre impact. Son cœur restait insensible et son esprit loin d’être convaincu. Si les dieux de Canaan étaient si puissants, pourquoi avaient-ils été incapables de sauver ou protéger les populations de Sodome et Gomorrhe ? Une douzaine de dieux étaient certainement plus puissants qu’un seul, pour autant qu’ils soient de vrais dieux. Ils n’étaient rien de plus que de la pierre taillée, du bois sculpté et de l’argile modelée par des mains humaines ! Peut-être qu’il n’existait aucun véritable dieu. Mais son cœur se rebellait aussi à cette pensée. La nature environnante, les cieux, la terre, les vents et la pluie affirmaient qu’il existait quelque chose. Peut-être que le Dieu de Juda était ce quelque chose. Un bouclier contre les ennemis. 49


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Un abri dans la tempête. Non, une forteresse… Oh, comme elle aurait voulu savoir ! Mais elle n’osait pas demander. Quel droit avait-elle d’ennuyer Juda avec ses questions, en particulier quand tant d’autres soucis le minaient ? Un jour, peut-être, elle aurait le temps et l’opportunité de demander. Entre-temps, elle devait patienter et espérer voir un signe quelconque de la foi de Juda et de sa façon d’adorer. ◆◆◆

Juda et Er furent de retour cinq jours plus tard. Tamar les entendit se quereller bien avant qu’ils franchissent le seuil de la maison. Bath-Choua poussa un profond soupir. — Va traire les chèvres, Tamar, et dis à ta servante de faire du pain. Peut-être que s’ils mangent, les hommes seront de meilleure humeur. Quand Tamar revint avec une cruche de lait de chèvre frais, Juda était appuyé contre des coussins. Il avait fermé les yeux, mais Tamar savait qu’il ne dormait pas. Ses traits étaient tirés et Bath-Choua se tenait à proximité, le regard fixé sur lui. Elle venait probablement de le vexer à nouveau et il faisait de son mieux pour l’ignorer. — Cinq jours, Juda. Cinq jours. Fallait-il que tu restes aussi longtemps ? — Tu aurais pu m’accompagner. — Et faire quoi ? Écouter les femmes de tes frères ? Qu’ai-je donc en commun avec elles ? Et ta mère ne m’aime pas ! Elle pleurnichait et geignait comme une enfant gâtée. Tamar proposa du lait à son époux. 50


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— Du vin, dit-il avec un geste du menton, clairement d’humeur maussade. Je veux du vin ! — Moi, je prendrai du lait, dit Juda, ouvrant suffisamment les yeux pour la regarder. Bath-Choua releva promptement la tête. — Donne-moi ça ! Je vais servir mon époux pendant que tu t’occupes de mon fils. Elle empoigna la cruche que tenait sa belle-fille et versa du lait dans une coupe qu’elle poussa ensuite vers Juda. Puis elle posa la cruche à sa portée pour qu’il puisse se resservir lui-même. Bath-Choua harcelait encore Juda quand Tamar revint avec du vin pour Er. — À quoi bon rendre visite à ton père, Juda ? Quelque chose a-t-il changé ? Tu es toujours dans un état lamentable à ton retour de sa tente. Laisse donc Jacob pleurer sa seconde femme et son fils. Oublie-le ! Chaque fois que tu vas le voir, tu fais de ma vie un enfer à ton retour ! — Je n’abandonnerai jamais mon père, dit Juda, les mâchoires serrées. — Et pourquoi pas ? Il t’a bien abandonné, lui. Dommage que le vieillard ne meure pas, nous épargnant à tous le… — Assez ! rugit Juda. Tamar devina que son cri dissimulait plus de douleur que de colère. Il passa une main dans ses cheveux en grimaçant. — Une fois, une seule fois, Bath-Choua, tais-toi ! Il leva la tête et la regarda. Mieux encore, laisse-moi seul ! — Comment peux-tu me parler avec autant de cruauté ? geignit-elle. Je suis la mère de tes fils. De tes trois fils !

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— Trois fils inutiles. Les yeux de Juda se rétrécirent froidement en direction d’Er. Tamar sentit son estomac se nouer, craignant que Juda attise davantage la colère d’Er. Son mari se contrôlerait en présence de son père, puis déchargerait plus tard toute sa frustration sur elle. Bath-Choua poursuivait ses jérémiades et Tamar avait envie de lui hurler d’arrêter et de manifester un gramme de bon sens en sortant. Enfin, Bath-Choua quitta la pièce en furie, laissant un lourd silence planer derrière elle. Tamar demeura seule au service des deux hommes. La tension qui régnait mettait ses nerfs à vif. À nouveau elle remplit de vin la coupe de son mari. Il la vida d’un trait et la lui tendit encore. Elle lança un coup d’œil furtif vers Juda avant de la remplir une fois de plus. Er la regarda les sourcils froncés, puis se tourna vers son père. — Onân et Chéla peuvent prendre soin des troupeaux pendant quelques jours. Je vais voir mes amis. Juda leva lentement la tête et regarda son fils. « Vraiment ? » Sa voix était doucereuse et son regard sévère. Er baissa les yeux. Il plongea le regard dans sa coupe et la vida encore. — Avec ta permission bien sûr. Juda jeta un œil vers Tamar puis détourna le regard. — Vas-y, mais évite les ennuis cette fois. Un muscle tressauta dans la joue d’Er. — Je ne provoque jamais d’ennuis. — Non, bien sûr, répondit ironiquement Juda. Er se leva et s’approcha de Tamar. Elle recula instinctivement, mais il lui agrippa le bras et l’attira vers lui.

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— Tu vas me manquer, ma chérie. Son expression démentait ses paroles et ses doigts meurtrissaient sa chair. Il la lâcha et lui pinça la joue. Ne désespère pas, je ne resterai pas absent très longtemps ! Juda poussa un soupir de soulagement lorsque son fils s’en alla. Il remarqua à peine la présence de Tamar. Il se pencha vers l’avant et se prit la tête entre les mains comme si elle le faisait souffrir. Tamar s’assit discrètement et attendit qu’il lui ordonne de partir. Il n’en fit rien. Quand Acsah apporta du pain, Tamar se leva et prit le petit panier des mains de sa servante, l’enjoignant à s’installer sur un coussin près de la porte. Il fallait observer les convenances. — Acsah a fait du pain, seigneur. Comme il ne disait rien, Tamar rompit le pain et en plaça un morceau devant lui. Elle remplit sa coupe de lait de chèvre, prit une petite grappe de raisins sur un plateau et découpa une grenade. Elle ouvrit le fruit pour que les délicieux petits grains rouges puissent être ôtés aisément. — Ton père Jacob est-il en bonne santé ? — Autant que puisse l’être un homme pleurant la perte du préféré de ses fils, répondit amèrement Juda. — Un de tes frères est mort ? Juda leva la tête pour la regarder. — Il y a des années. Avant même ta naissance. — Et il le pleure encore ? dit-elle, étonnée. — Il ira en terre en pleurant cet enfant. Jamais Tamar n’avait vu un visage aussi tourmenté. Elle plaignait Juda et aurait voulu trouver le moyen de lui faire oublier son chagrin. Son expression s’adoucit légèrement. L’intensité de son examen la mit mal à l’aise, en particulier quand son regard devint glacial. 53


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— Il t’a marqué le visage ! Elle couvrit promptement sa joue et se détourna. « Ce n’est rien. » Elle ne parlait jamais à quiconque des coups que lui portait Er, pas même quand Acsah la pressait de questions. Elle refusait d’être déloyale envers son époux. — Pleures-tu aussi la mort de ton frère ? — Je pleure la façon dont il est mort. L’expression de sa voix était si étrange qu’elle leva à nouveau les yeux vers lui. — Comment est-il mort ? Le visage de Juda s’assombrit. « Il fut déchiqueté par un animal sauvage. On ne retrouva rien de lui que sa tunique couverte de sang. » Les paroles se succédaient comme s’il les avait déjà répétées mille fois et détestait les redire. Comme elle haussait les sourcils, il dit sur un air de défi : « Tu ne me crois pas ? » — Pourquoi ne te croirais-je pas ? Elle ne voulait pas l’irriter. J’aimerais en savoir plus sur ma famille. — Ta famille ? s’esclaffa-t-il d’un air désabusé. Tamar sentit ses joues s’empourprer. Voulait-il l’exclure lui aussi ? La colère et la douleur s’emparèrent d’elle. Juda était venu la chercher pour la ramener dans sa maison, Juda l’avait choisie lui-même pour son fils ! Certainement, il se comporterait honorablement envers elle. — La famille dans laquelle tu m’as amenée, seigneur, une famille que je veux servir, si seulement j’y suis autorisée. — Si Dieu le veut… Sa bouche s’affaissa misérablement. Il prit un morceau de pain et se mit à manger. — Tu ne me diras donc rien ? dit-elle faiblement, perdant courage. 54


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— Que veux-tu savoir ? — Tout. Absolument tout. Surtout au sujet de ton Dieu. Où habite-t-il ? Quel est son nom ? Comment l’adores-tu ? Est-il invisible, comme le prétend mon père ? Comment sais-tu qu’il existe ? Juda s’écarta. — Je pensais que tu voulais en savoir plus sur mon père et mes frères ? — J’ai entendu dire que le Dieu de ton père avait détruit les villes qui se trouvaient jadis dans la plaine de sable, aujourd’hui gagnée par les marais. — C’est vrai. Il détourna le regard. L’ange de l’Éternel dit à Abraham qu’il les détruirait à moins qu’il puisse trouver dix hommes justes parmi la population. Abraham vit de ses propres yeux le feu et le soufre tomber du ciel. Juda la regarda gravement. — Peu importe qu’on ne puisse ni le voir ni l’entendre. Il ne vit pas dans un temple comme les dieux de ton père. Il est… — Il est… quoi ? — Il est… tout simplement. Ne m’assomme pas avec tes questions. Tu es cananéenne. Il te suffit de prendre une idole dans l’armoire de Bath-Choua et de l’adorer ! dit-il d’un air moqueur. Elle sentit les larmes envahir son regard. « C’est toi le chef de cette maison. » Le visage de Juda s’empourpra brutalement et ses lèvres frémirent. Les traits crispés, il chercha à nouveau son regard et fronça légèrement les sourcils, puis parla doucement.

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— Le Dieu de Jacob transforme les rochers en sources d’eau. Ou il peut anéantir la vie d’un homme en un clin d’œil, dit-il le regard morne. — Où vit-il ? — Là où il en a l’envie. Partout. Juda haussa les épaules. Je ne peux expliquer ce que je ne comprends pas moimême. Il fronça à nouveau les sourcils, le regard lointain. Il m’arrive parfois de ne pas vouloir savoir… — Comment ton peuple l’a-t-il connu ? — Il a parlé à Abraham et il a parlé aussi à mon père. — Comme toi et moi parlons en ce moment ? Pourquoi un Dieu aussi puissant s’abaisserait-il à parler à un simple mortel ? — Je l’ignore. Quand Abraham l’entendit pour la première fois, il était… une voix. Mais l’Éternel vient à tout moment et comme bon lui semble. Il a parlé à Abraham face-à-face. Mon père a lutté pour lui arracher une bénédiction. L’Ange de l’Éternel a frappé mon père à la hanche, l’estropiant définitivement. Parfois, il parle à travers des… songes. Il sembla profondément affecté par ce dernier détail. — T’a-t-il jamais parlé ? — Non, et j’espère qu’il ne le fera jamais. — Pourquoi ? — Je sais ce qu’il me dirait. Sur ces mots, Juda soupira lourdement et s’appuya à nouveau sur les coussins, rejetant le pain sur le plateau. — Tous les dieux demandent des sacrifices. Quel sacrifice ton dieu demande-t-il ? — L’obéissance. Il agita la main impatiemment. Ne me pose plus de questions. Laisse-moi donc tranquille ! 56


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Rougissant, elle murmura une excuse. Elle ne valait pas mieux que Bath-Choua qui le harcelait de ses questions et de ses désirs. Honteuse, Tamar se retira. — Veux-tu que je demande à Bath-Choua de te servir ? — J’aimerais mieux être piqué par un scorpion. Je veux être seul. Acsah suivit sa maîtresse dans sa chambre. — Qu’as-tu dit pour l’irriter ainsi ? — J’ai seulement posé quelques questions. — Quel genre de questions ? — Juste des questions, Acsah. Rien dont tu doives te soucier. Acsah ne comprendrait pas son besoin de connaître le Dieu des pères de Juda. Acsah adorait les mêmes divinités que Bath-Choua et ses fils, les mêmes dieux qu’adoraient la mère, le père, les frères et les sœurs de Tamar. Pourquoi était-elle si différente ? Pourquoi avait-elle à ce point faim et soif de quelque chose de plus ? — Je me soucie de tout ce que tu fais, dit Acsah, visiblement attristée. Je suis ta nourrice, oui ou non ? — Je n’ai pas besoin de nourrice aujourd’hui. Elle ne pouvait avouer à Acsah qu’elle désirait connaître le Dieu de Juda. Tout le monde autour d’elle adorait des idoles de pierre, de bois ou d’argile, et elle feignait d’en faire autant. Les dieux de ses parents avaient des bouches mais ne parlaient jamais. Ils avaient des yeux, mais pouvaient-ils voir ? Ils avaient des pieds mais ne se déplaçaient pas. Pouvaient-ils penser, sentir ou respirer ? Elle avait aussi observé une vérité à leur propos : ceux qui les adoraient devenaient semblables à eux : froids et durs. Comme

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Bath-Choua. Comme Er. Comme Onân. Un jour, Chéla leur ressemblerait aussi. Il n’y avait rien de froid en Juda. Elle devinait sa blessure. Elle décelait son angoisse. Pourquoi ses proches, qui étaient supposés l’aimer, ne voyaient-ils rien ? Sa femme ! Ses fils ! Ils ne semblaient pas se soucier le moins du monde de quoi que ce soit en dehors d’eux-mêmes. Juda était hébreu. Il possédait une grande force mais Tamar voyait pourtant qu’il était profondément malheureux et tourmenté. Il ne semblait jamais connaître un seul instant de repos, même dans la solitude et le silence. La présence d’une épouse et de fils querelleurs ne suffisait pas à tout expliquer. Il devait y avoir d’autres raisons, plus profondes et plus complexes. Si Bath-Choua les connaissait, elle n’en parlait jamais à personne. Elle ne semblait pas même se soucier de la souffrance de son mari. Elle se plaignait seulement que Juda broie du noir chaque fois qu’il revenait de la tente de Jacob. Tamar fronça les sourcils, pensive. Peut-être que le désespoir de Juda était lié au chagrin de son père. Et à la disparition de son frère. ◆◆◆

Juda regrettait d’être rentré si vite chez lui. Il aurait mieux fait de retourner auprès de ses troupeaux, pour examiner les animaux qu’Er négligeait trop souvent en son absence. Son aîné en avait confié toute la responsabilité à Onân, à peine trois jours après son départ ! Er était un insensé et un berger inutile. Il n’éprouvait aucun amour 58


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pour les bêtes qui lui appartiendraient un jour. Il arrivait que le jeune homme demeure impassible pendant que les loups déchiquetaient un mouton sans défense, faisant ensuite fuir les prédateurs pour en devenir un lui-même. Er prenait un malin plaisir à porter le coup fatal à un bélier de grand prix. Puis il faisait rôtir la viande avant de la manger. Il arrivait que Juda contemple ses fils et voie tout son labeur aller à vau-l’eau. Il voyait Siméon et Lévi. Il se voyait, lui. Et il voyait Joseph emmené de force dans la chaleur miroitante du désert. Juda avait cru qu’il pourrait s’enfuir et ignorer ses responsabilités. Il songeait parfois aux premiers jours passés en compagnie de ses amis cananéens. Son ami adoullamite, Hira, semblait avoir réponse à tout. « Mange, mon frère ; bois ; mords la vie à pleines dents ! Et là où brûle la passion, attise encore les flammes. » Et Juda s’était brûlé. Il avait choisi la corruption, espérant que le pardon viendrait avec le temps. Il avait bu suffisamment pour que son esprit s’embrume. Il avait couché avec les prostituées du temple pour que ses sens étouffent sa conscience. Après avoir donné libre cours à sa jalousie et à sa colère contre Joseph, pourquoi ne pas donner libre cours à toute autre émotion qui s’emparait de lui ? Pourquoi ne pas permettre à l’instinct de régner ? Pourquoi ne pas laisser la luxure contrôler sa vie ? Il avait désespérément tenté de s’endurcir au point de ne plus éprouver la moindre honte, dans l’espoir qu’alors le souvenir de son jeune frère cesserait de le hanter.

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Mais rien n’effaça ni n’adoucit jamais la vision de Joseph emmené par les Ismaélites. Elle continuait de le hanter. Souvent, lorsqu’il était seul au-dehors, fixant les cieux, il se demandait ce qu’il était advenu de Joseph. Les os du garçon blanchissaient-ils au soleil sur la route d’Égypte ou avait-il, par miracle, survécu au voyage ? Dans ce cas, était-il désormais un esclave peinant sous le soleil du désert, sans espoir ni avenir ? Peu importe ce que faisait Juda, sa vie avait un arrièregoût de cendres. Il ne pouvait échapper aux conséquences de ses actes. Il était trop tard pour retrouver et sauver son frère. Trop tard pour lui épargner une vie pire que la mort. Trop tard pour se débarrasser du péché qui empoisonnait sa propre existence. Il avait commis un acte tellement atroce, tellement impardonnable, qu’il irait tout droit au Shéol, l’âme noircie par sa faute. Chaque fois qu’il voyait son père, la honte le submergeait. Le regret l’étouffait. Il ne pouvait regarder Jacob dans les yeux parce qu’il y devinait une question muette : Que s’est-il vraiment passé à Dotân ? Qu’avez-vous fait, tes frères et toi, à mon fils bien-aimé ? Juda, quand me diras-tu enfin la vérité ? Et Juda sentait le regard de ses frères peser sur lui, attendant, le souffle court, qu’il avoue sa faute. Aujourd’hui encore, après toutes ces années, la colère d’antan montait en lui. La jalousie le consumait. Il désespérait de pouvoir hurler sa peine et se débarrasser de son manteau de honte. Puisque tu nous connaissais si bien, père, pourquoi as-tu envoyé le garçon vers nous ? Pourquoi l’as-tu livré entre nos mains en sachant que nous le détestions à ce point ? Étais-tu donc si naïf ? Puis la douleur revenait. Joseph n’était pas seulement le préféré de son père parce 60


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qu’il était le fils de son épouse favorite, Rachel. Joseph méritait l’amour de Jacob. Le garçon s’était toujours empressé d’exécuter les ordres de son père, se démenant pour le satisfaire, alors que le reste de ses fils cherchait uniquement sa propre satisfaction. Juda tentait désespérément de se décharger de la honte liée à son crime, mais elle lui collait à la peau comme la poix. Le péché s’accrochait à lui, l’imprégnait et le pénétrait, jusqu’à ce que son sang noircisse à son contact. Il était coupable et il le savait ! Et voilà que la jeune épouse d’Er lui posait des questions sur son Dieu. Juda ne voulait pas parler de Dieu. Il ne voulait pas penser à lui. Il aurait à l’affronter assez tôt. ◆◆◆

Juda fit dire à Onân et à Chéla de ramener les troupeaux à la maison. Puis il ordonna à Bath-Choua de préparer un repas de fête. — Pour quelle raison ? Ce n’est pas encore la nouvelle lune. — J’ai l’intention de discuter de l’avenir avec mes fils. Il prit son manteau et sortit dans la nuit. Il préférait l’obscurité et le cri des créatures nocturnes à la lumière vive et aux imprécations de son épouse acariâtre. Bath-Choua le suivit à l’extérieur. — Ils savent déjà ce que leur réserve l’avenir ! Ils en ont parlé des milliers de fois. — Mais ils n’en ont pas parlé avec moi ! Elle posa les mains sur ses hanches. 61


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— Quel genre de problème espères-tu créer dans ma maison cette fois, Juda ? Il grinça des dents. — Certaines choses doivent être exprimées clairement. — Quelles choses ? Comme un chien venant de dénicher un os, BathChoua ne lâcherait pas prise. — Tu l’apprendras en même temps qu’eux. — Mais ce sont mes fils. Je les connais mieux que toi ! Tu pourrais au moins m’aider à maintenir la paix ici ! Dis-moi ce que tu manigances. J’essaierai de les préparer. Juda la regarda droit dans les yeux. — C’est bien le problème depuis le début, Bath-Choua. Je t’ai laissé le champ libre et tu as gâché mes fils ! — Moi, je les ai gâchés ! Ils te ressemblent en tous points. Ils sont butés, insensés, capricieux et se querellent sans arrêt ! Ils sont incapables de penser à autre chose qu’à eux-mêmes ! Juda s’éloigna à grands pas. ◆◆◆

Tamar avait deviné d’emblée que la fête se terminerait de façon désastreuse. Bath-Choua avait passé toute la journée à brûler de l’encens sur son autel personnel et à prier ses dieux, pendant que Tamar, Acsah et les autres servantes assuraient les préparatifs de la fête ordonnée par Juda. Sa belle-mère était de très mauvaise humeur, plus geignarde encore qu’à l’accoutumée, tendue et à l’affût de la moindre imperfection. Tamar n’avait aucune intention d’empirer la situation en demandant à Bath-Choua pourquoi elle était si 62


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angoissée de voir un père réunir ses fils pour évoquer l’avenir. Er rapporta un agneau engraissé. Tamar entendit l’une des servantes décréter qu’il l’avait probablement volé, mais Bath-Choua ne posa aucune question. Elle ordonna qu’il fût rapidement tué et embroché. Du pain frais fut préparé et disposé dans des paniers. Des fruits et des noix abondaient dans les plats. Bath-Choua commanda que toutes les cruches soient remplies de vin. — De l’eau et du lait créeront une atmosphère plus amicale, suggéra Tamar. Er était porté à l’excès et boirait probablement jusqu’à l’ivresse. Sa belle-mère le savait comme elle. Mais BathChoua ricana. — Les hommes préfèrent le vin. Alors nous leur servirons du vin, beaucoup de vin. — Mais, Bath-Choua… — Occupe-toi de tes affaires ! C’est ma maison ici et j’agirai comme bon me semble. Elle parcourut la pièce, en balançant de grands coups de pied dans les coussins pour les remettre en place. — Juda a ordonné un repas de fête et il aura un repas de fête. Il est seul responsable de ce qui arrivera ! Son regard brillait de larmes contenues. Les fils de Juda entamèrent le festin avant le retour de leur père. Tamar songea que le sang de Juda ne ferait qu’un tour devant un tel manque de respect, mais il prit place calmement et mangea sans piper mot. Ses fils s’étaient emparés des meilleurs morceaux. Er était déjà soûl et racontait comment l’un de ses amis avait bousculé un aveugle sur la route de Timna. 63


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— Vous auriez dû le voir, rit-il en engloutissant quelques raisins. Il rampait de tous côtés comme un serpent sur son ventre, à la recherche de son bâton. Par ici, dis-je, par là, et le vieux fou se vautrait dans la poussière. Pas un instant il ne s’est approché de son bâton. Il est probablement encore là-bas, à essayer de trouver sa route. Il renversa la tête et partit d’un grand rire cruel. Sa mère se joignit à lui. Tamar s’efforçait de dissimuler son dégoût. Er leva sa coupe. « Plus de vin, femme ! » Dans sa bouche, le mot devenait une insulte. Pendant qu’elle le servait, il regardait les autres. « Attendez que je vous raconte comment j’ai eu l’agneau ! » Juda rejeta son pain dans un panier. — Tu as assez parlé. Maintenant, j’ai quelque chose à dire. Er sourit. — C’est la raison pour laquelle nous sommes tous présents, père. Pour entendre ce que tu peux avoir à nous dire. — Je n’ai pas encore décidé qui serait mon héritier. Ces quelques paroles plongèrent toutes les personnes présentes dans une profonde stupeur. Un silence soudain, une tension palpable s’abattirent sur la pièce. Tamar dévisagea tous les membres de la famille. Bath-Choua était assise, blême et tendue, les poings serrés. Le visage d’Er, déjà rougi par l’excès de vin, devint cramoisi. Les yeux d’Onân brillaient de convoitise. Chéla était le moins affecté, déjà endormi sous l’effet de l’alcool. — Je suis ton héritier, dit Er. Je suis l’aîné ! Juda posa sur lui un regard froid et déterminé.

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— La décision me revient. Si je veux tout donner à mon serviteur, je le puis. — Comment peux-tu même suggérer pareille chose ? s’écria Bath-Choua. Juda l’ignora, le regard toujours fixé sur son fils aîné. — Les troupeaux ne prospèrent pas sous ta main. Ni ta femme d’ailleurs. Tamar sentit une bouffée de chaleur envahir son visage, puis s’évaporer tout aussi vite alors que son mari et sa belle-mère tournaient toute leur attention vers elle. Er l’injuria tandis que Bath-Choua s’empressait de prendre la défense de son fils. — Elle n’a aucun droit de se plaindre ! dit-elle, les yeux méchamment fixés sur sa belle-fille. — Tamar n’a jamais émis la moindre plainte, dit Juda froidement, mais quiconque a une moitié de cervelle et des yeux peut deviner le traitement que lui inflige ton fils. — Si tu veux parler de ce bleu sur son visage, père, elle est tombée contre la porte il y a quelques jours. N’est-ce pas, Tamar ? Dis-lui ! — Tu l’avais peut-être bousculée comme ce pauvre aveugle sur la route. Er blêmit, mais ses yeux étaient comme des charbons refroidis. — Tu ne me prendras pas ce qui me revient. — Tu ne comprends toujours pas, Er. Rien ne t’appartiendra à moins que je ne le décide. Tamar n’avait jamais entendu Juda parler si calmement, avec autant d’assurance et une telle autorité. Dans cet état d’esprit, il était un homme digne d’être respecté et craint.

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Pour la première fois depuis son arrivée dans cette maison, elle l’admira. Elle espérait qu’il ne chancellerait pas. — Rien ne sera pris de ma main à moins que je ne l’offre, dit Juda, regardant à la fois Bath-Choua et ses fils. Je vous ai rassemblés ici ce soir pour vous dire que celui qui se révélerait le meilleur berger hériterait de mes troupeaux. — Tu veux nous éprouver, c’est ça ? demanda Er, méprisant. C’est ça, hein ? ricana-t-il. Donne donc les troupeaux à Onân dès aujourd’hui, père. Tu penses que ta décision fera la moindre différence au bout du compte ? Onân manie mieux les brebis que moi, mais je manie mieux l’épée que lui ! — Tu vois ce que tu as fait ? hurla Bath-Choua. Tu as monté mes fils l’un contre l’autre. — Après mon départ, c’est Dieu qui décidera des événements. — Oui, dit Er, levant la tête en même tant que sa coupe. Laissons les dieux décider ! Il s’éclaboussa en levant sa coupe. Loués soient les dieux de Canaan ! Je fais le vœu d’offrir ma première fille au temple de Timna et mon fils aîné aux feux de Moloch ! Tamar laissa échapper un cri de désespoir tandis que Juda se levait, rempli de fureur. Non ! Elle en avait le souffle coupé. Devrait-elle concevoir et porter des enfants uniquement pour les voir mourir dans les flammes de Topheth ou forniquer sur un autel public ? L’orgueil d’Er était à son comble. Il se leva aussi et défia son père. — Tu penses vraiment que je me soucie le moins du monde de ce que tu fais ? Mes frères me suivront, père. Ils feront ce que je leur dirai, sinon je… 66


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Il se tut soudainement, comme s’il étouffait. Son visage changea subitement d’expression et ses yeux s’emplirent de terreur. La coupe lui tomba des mains et le vin répandu souilla sa tunique de fin lin d’une tache écarlate. Il porta ses mains sur sa poitrine. Bath-Choua hurla. — Fais quelque chose Juda ! Aide-le ! Er tenta de parler mais en fut incapable. Il s’agrippait à sa gorge comme pour en écarter des mains invisibles. Chéla, réveillé par les hurlements de sa mère, se recroquevilla sur les coussins en pleurant, tandis qu’Onân regarda Er tomber à genoux. Juda tendit les bras vers son fils, mais Er s’écroula face contre terre, dans un plat de viande rôtie. Il ne bougea plus. — Er ! appela Bath-Choua. Oh, Er ! Tamar tremblait violemment et son cœur battait la chamade. Elle savait qu’elle aurait dû porter secours à son mari, mais elle était bien trop effrayée pour esquisser le moindre mouvement. Bath-Choua poussa Juda. — Écarte-toi de mon fils. Tout est de ta faute ! Juda éloigna Bath-Choua et posa un genou à terre. Il posa une main sur le cou de son fils. Lorsqu’il la retira, Tamar vit dans son regard le reflet de sa propre terreur. — Il est mort. — C’est impossible ! s’écria Bath-Choua, s’interposant devant Juda et tombant à genoux aux côtés d’Er. Tu te trompes, Juda. Il est soûl. Il est seulement… Mais quand Bath-Choua réussit à le retourner, elle vit son visage et se mit à hurler.

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Rahab

Ruth

Chacune eut à relever des défis extraordinaires. Chacune prit de grands risques personnels pour répondre à son appel. Chacune fut destinée à jouer un rôle clé dans la généalogie de Jésus-Christ, le Sauveur du monde. Francine Rivers, fidèle à l’Écriture, donne vie à ces femmes, et les amène à nous parler d’une façon nouvelle et bouleversante.

Bath-Chéba

Marie

RIVERS

Dans ce livre, vous découvrirez Tamar, qui risqua sa vie pour devenir la femme qu’elle était appelée à être. Apprenez avec elle cette vérité stupéfiante : malgré nos imperfections, Dieu utilise nos circonstances et nos démarches en sa direction pour accomplir son plan.

LA LIGNÉ E DE L A GRÂCE

Tamar

Tamar Une femme d’espoir

La lignée de la grâce

Tamar

Rahab

Ruth

Bath-Chéba

Marie

Tamar Une femme d’ espoir

9,90 € 9 782910 246006 ISBN 978-2-910246-00-6

F R A N C I N E

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