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LES MAUVAIS JOURS FINIRONT
J’aimerais vous partager un court texte que j’ai écrit cette semaine, alors que la nuit progresse et que l’actualité ressemble de plus en plus à une dystopie. Je crois quand même qu’il est possible de déceler quelques lumières ou, du moins, quelques lucioles.
Ce qu’on nomme complotisme et les passions qu’il déchaîne aujourd’hui nous montrent de façon spectaculaire le désarroi, la confusion et la détresse dans lesquels nombre d’entrenous sont englués, perdus. Nous sommes dépossédés. La politique ne nous concerne pas et elle nous le rappelle tous les jours par son langage, ses codes vestimentaires, par la complexité bureaucratique extrême de nos institutions.
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C’est vrai qu’on pourrait croire que cela est fait exprès pour nous larguer, pour nous tenir bien éloignés de là où s’exerce le pouvoir. Le conspirationnisme n’est pas juste une affaire de gens bêtes, malléables à qui on peut faire avaler n’importe quoi. Pour beaucoup d’entre nous, c’est simplement ce qu’il nous reste quand tout a été fait pour nous rendre le monde illisible. Quand nous avons très bien compris que le modèle économique global est absurde, sordide et inégalitaire ; que les industries détruisent à peu près tout ce qu’il y a de beau en ce bas-monde ; quand nous voyons que Jeff Bezos a pratiquement doublé sa fortune pendant la pandémie, à l’heure où nombre de petits commerçants mettent la clef sous la porte, se désespèrent ou se suicident ; quand les services publics ont été largement définancés et qu’on a envoyé des milliers de soignants au casse pipe ; que les médias et les autorités nous bombardent d’informations contradictoires pendant que des journalistes, sérieux, qui font leur travail, nous révèlent tour à tour les scandales, les conflits d’intérêts, les comportements vicieux et les corruptions éhontées de cette parodie de démocratie. A part voter une fois tous les X temps pour départager une série de personnalités désignées par avance par un appareil partisan, pouvez-vous citer les outils qui vous permettent d’avoir une influence quelconque sur les choix stratégiques qui nous engagent collectivement ? Qui conditionnent nos vies, l’aménagement des territoires que nous habitons, les normes de production de la nourriture ou de l’énergie que nous utilisons ? Les matières qu’on enseigne à nos enfants ? Les investissements considérés comme prioritaires ?
Le succès du film Hold up lève le voile sur l’ampleur de cette dépossession. C’est normal d’avoir envie de se jeter dans ses bras même si c’est un mauvais film ! Même s’il est confus, mal réalisé, mal écrit, tantôt dramatisant des informations accessibles à tous en les faisant passer pour des révélations, tantôt simplement mensonger, NRJ12 à côté c’est Arte : Hold Up pose quoi qu’on en dise des questions capitales. Des sujets du siècle, qui nécessitent toute notre attention et notre lucidité. Qu’il s’agisse des mensonges d’état et des abus d’autorité, des conflits d’intérêts flagrants dans les milieux de pouvoir, des empires médiatiques, du business de la peur, des monopoles pharmaceutiques, de la surveillance de masse, du déploiement anti-démocratique de nouvelles technologies aliénantes ou de la 5G qui réaffirme l’emballement du développement industriel à l’heure de l’effondrement écologique global, des fantasmes d’immortalité d’Elon Musk, de tous les nouveaux outils d’un nouveau capitalisme toujours plus puissant, insidieux et mortifère… tout ça, c’est du sérieux. Il est vital de pouvoir penser ces sujets avec méthode pour pouvoir se défendre. “Le capitalisme n’est pas un complot : il ne se cache pas. Nous savons parfaitement comment il fonctionne, de même que nous connaissons aussi bien ceux qui en profitent que ceux qui en pâtissent. Pourtant, au lieu de le combattre clairement et nommément, le complotisme procède en détournant le regard ailleurs au prétexte d’ennemis imaginaires qui, bien souvent, paraissent encore plus difficiles à combattre. Le complotisme est donc très utile au capitalisme parce qu’il brouille la réalité du problème, grossit la difficulté, favorise la résignation” écrit le poète Yannis Youlountas.
C’est peut-être cela le plus impardonnable : Hold Up est une machine de dépolitisation massive. Au lieu de nous appeler à lutter collectivement contre les monstres qu’il désigne, le film nous isole dans notre pauvre condition d’individu atomisé. On en ressort lessivé, encore plus largué qu’avant de l’avoir regardé. Mais surtout, on en ressort seul. Aucun lien n’est fait entre le constat catastrophe, nous allons tous mourir, et la possibilité de nous rassembler, nous autres, les condamnés, pour faire front et nous défendre collectivement ! Cela fait des années que des collectifs se battent tous les jours contre les géants de la tech, contre la mondialisation et les violences de cet ordre social, contre la destruction organisée des espaces naturels, des espèces et les conditions de vie inhumaines que ce modèle engendre. Il y a deux ans a démarré en France l’un des mouvements sociaux les plus importants de la décennie, les Gilets Jaunes, où une partie de la population s’est battue pour obtenir de nouveaux outils démocratiques et a imposé le sujet social au centre du débat public. C’est en sortant de chez eux, au détour d’un rond point, que Yacine de Seine-Saint-Denis rencontrait Daniel qui a voté FN toute sa vie, et qu’ils se sont finalement rendu compte en se parlant que ce n’est pas tant l’un contre l’autre qu’ils ressentaient de la colère. Ils n’ont pas gagné, certes, mais Macron a tremblé. D’autres mouvements verront le jour. Nous serons de ces mouvements.
Nous pouvons espérer reprendre possession de nos vies. Nous pouvons nous rassembler autour d’intérêts communs, plutôt que de perdre notre énergie à nous trouver stupides, à nous invectiver, les corps figés derrière l’écran. Nous ne sommes pas tous dans le même bateau, nous n’avons pas tous les mêmes intérêts à défendre. Vos intérêts ne sont pas ceux d’Emmanuel Macron. Vous avez intérêt à avoir accès à des services publics de qualité, à vivre dignement dans un monde habitable ; lui veut rendre l’entreprise France plus compétitive, relancer la croissance, faire des économies. Si vous bossez dans une grosse boîte, vos intérêts ne sont souvent pas les mêmes que ceux de votre patron. Vous avez intérêt à avoir du temps libre, à donner du sens à ce que vous faites, à ne pas vous abîmer le moral, la santé à répéter des tâches pénibles, parfois absurdes… Lui veut surtout faire du profit, dépenser le moins possible pour le plus de résultats possibles. Ce n’est pas parce qu’il vous appelle “collaborateur” que vous avez le même objectif. Vos intérêts ne sont pas les mêmes que ceux de Mark Zuckerberg. Vous avez intérêt à avoir l’esprit libre, les idées claires pour pouvoir décider par vous-même ; il a intérêt à ce que vous passiez le plus de temps possible sur ses plateformes à vous bombarder la tête de publicités ciblées qui dicteront vos choix de consommation. Ce n’est pas parce qu’il vous appelle “utilisateur” que ce n’est pas vous qui êtes utilisé. Il n’y a pas de démocratie sans conflit entre ces différents intérêts. Les mineurs de charbon du 19e siècle n’avaient pas intérêt à travailler soixante heures par semaine, avec une espérance de vie qui ne dépassait pas les quarante ans et un taux de mortalité infantile de 25% et c’est précisément pour cela qu’ils ont commencé à se regrouper pour parler de leurs conditions de travail et de vie, à s’organiser en nombre pour faire pression contre leurs exploitants. C’est littéralement grâce à cet embrasement des colères mais aussi de l’espoir d’arracher des conditions de vie meilleures que la plupart des avancées sociales dont nous profitons aujourd’hui ont été obtenues. Les progrès sociaux les plus élémentaires ont été arrachés par des luttes. Bien sûr les conditions de vie des ouvriers du 19e donnent à la plupart d’entre nous une impression de vieux cauchemar - bien qu’elles soient beaucoup plus familières aux millions de femmes et d’hommes qui, à travers le monde, alimentent par leur peine les chaînes de production de Zara, Chanel, Primark, Apple, Microsoft ou Tesla. Mais dans cet horizon glacé, face à l’emballement du développement technique, de la robotique, du big data, des technologies de surveillance ; face aux stratégies du choc dont les gouvernements jouent pour faire passer des lois impopulaires en temps normal ; face à la course effrénée à la croissance et la compétitivité, au mépris de toutes limites humaines ou naturelles, tous ces acquis sociaux peuvent être perpétuellement remis en question.
Nous pouvons techniquement reprendre possession de nos vies. Nous pouvons nous libérer des récits officiels, des manipulations politiciennes ou de la propagande libérale des grands médias privés. Nous pouvons éteindre la télé. Nous pouvons voir de bons films ! Comme Les Nouveaux Chiens de Garde de Gilles Balbastre et Yannick Kergoat. L’homme a mangé la Terre de Jean-Robert Viallet. Ni Dieu Ni Maître de Tancrède Ramonet. Nous pouvons lire de bons livres, comme le Petit cours d'autodéfense intellectuelle de Normand Baillargeon ou La stratégie du choc de Naomi Klein. Comme ceux de Noam Chomsky. Nous pouvons suivre des médias et journalistes indépendants qui enquêtent sérieusement sur les coulisses du pouvoir, comme Médiapart, Bastamag, Médor, Reporterre ou Premières Lignes. Nous pouvons nous rassembler dans des mouvements citoyens, créer des poches de résistance, que ce soit sur des ZAD, des ronds-points ou ailleurs ! Nous pouvons nous parler et imaginer ensemble d’autres façons d’habiter ce monde. D’autres sociétés, basées sur le commun, la solidarité, la production locale, l’agriculture paysanne, la démocratie directe, par le débat et la co-construction. Nous pouvons nous repolitiser finalement, reprendre la politique à ceux qui l’ont prise en otage : se remettre à penser la vie ensemble et à l’organiser. Nous pouvons nous inspirer de tous ces mouvements citoyens qui - à travers le temps - ont allumé des lumières dans la nuit, en luttant contre les systèmes qui menaçaient leur liberté, leur bonheur, leur santé ou leur survie. Nous pouvons être ces lumières. Ne laissons ni les menteurs professionnels, ni les marchands de sommeil, ni l’état d’urgence sanitaire nous faire oublier la force qu’on peut avoir lorsque l’on se rassemble. Lorsque l’on se rend compte qu’on peut se battre ensemble contre cet ancien monde et en construire de nouveaux, plus vivables et plus vivants ! Les mauvais jours finiront.