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LA SURPOPULATION: UN FAUX PROBLÈME?

« On ne pourra pas nourrir tout le monde »..Point à la ligne. « Circulez, il n’y a rien à voir », comme dirait un boomer complotiste en commentaire Facebook d’un article sur une réunion du Kern [1]. Cela semble être devenu un lieu commun, une de ces évidences si manifestes qu’elle n’a plus à être questionnée. La population mondiale ne cesse d’augmenter, les sols et la biodiversité s’effritent, les maladies liées à la malnutrition explosent. Mais comme pour tous les problèmes scientifiques, l’interprétation des causes et solutions à y apporter qui sont politiques. Argument bateau, hein ? Sans doute, mon bon Éric, mais tout le monde n’a pas ton don pour dissocier rhétorique d’éthique.

Et pour cause, en matière de démographie, le discours prime sur la réflexion. Pour faire court, on a commencé à capter y’a déjà un petit bout de temps que la population augmentait, d’une manière forte (pour ne pas dire très forte). Mais un chic type, Thomas Robert Malthus, économiste mais surtout prêtre (ou l’inverse ?), s’est mis à jouer au lanceur d’alerte, déclarant entre deux tasses de thé de la Compagnie des Indes que cette croissance sans limite entrainerait catastrophe sur catastrophe. Sur le plan des idées, voilà une critique de l’autorégulation des populations, légitimement mise en doute par la croissance différée des ressources en nourriture, qui pourrait s’entendre. Sauf qu’au-delà d’une thèse qui ne peut être vérifiée tout le temps et partout, cette théorie repose sur un cadre qui aujourd’hui est plus fragile que la confiance du Mouvement Réformateur en son président (bien fait).

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Selon Malthus, la solution évidente pour résoudre le problème de la surpopulation était une forte politique de régulation de la natalité, dont le meilleur moyen de s’assurer le respect est… la chasteté avant le mariage. Et également arrêter d’aider les pauvres, ainsi que concentrer les politiques anti-natalistes sur ces groupes de population, les jugeant inaptes à nourrir leurs futures progénitures. Ça, c’était déjà du bon niveau pour l’époque –Malthus est mort en 1834 (riche année diront les folklos). Mais c’était sans compter les années soixante et la nécessité absolue de faire retomber les hippies de leur trip au LSD et leurs cheveux longs face à ce qui s’impose : la ré-ali-té.

C’est Paul et Anne Ehrlich qui vont lâcher le gros mot en 1968 : The Population Bomb fait un carton. Pas de panique cette fois bande de WASP[2], c’est plus nos pauvres pècheresses cette fois, c’est celles d’ailleurs. Vous savez, ces populations qu’on a pas encore assez montré du doigt sur un territoire qu’on ne désigne encore que comme une entité homogène. Oui, celles-là, qui comme nous le montrent nos anthropologues depuis qu’on les envoie sur place, sont moins civilisées que les autres. Ah, attention on est pas racistes hein ! C’est culturel là-bas, d’avoir beaucoup d’enfants. Vous commencez à les sentir là, les dénominateurs communs des malthusianistes et néo- ? L’Enfer, c’est toujours les autres, et en plus d’être inquiétant on ne peut rien y faire puisque c’est dans leur nature ou dans leur culture (ça fait moins moche) de pas savoir gérer leur fécondité.

Selon Malthus, la solution évidente pour résoudre le problème de la surpopulation était une forte politique de régulation de la natalité

Sans doute inutile de préciser, mais cette Afrique pointée du doigt est la même qui produit moins de gaz à effet de serre que l’occident et qui savait depuis longtemps comment ne pas détruire ses sols et se nourrir de manière résiliente. Il s’agit finalement d’une politique de la peur, encore une parmi d’autres. C’est un regard particulier sur la science, où l’observation d’un phénomène – la transition démographique, c’est-à-dire un accroissement de la population qui semble suivre les mêmes étapes dans une part plutôt large du monde – revient à décrire ce phénomène comme tout aussi dramatique qu’inéluctable, comme un orage qu’on voit arriver au loin, et qu’il faudrait brûler le village nous-même pour ne pas le laisser faire. Sauf qu’on a inventé le paratonnerre. Et en démographie, on découvre vite que ce phénomène « naturel » est indissociable d’un contexte politique, historique, économique, social.

Car il semble bien là, le souci. Jouer du discours de la « Nature » comme un ensemble immuable de règles, sur lequel on construit des connaissances absolument distinctes du contexte politique et de l’environnement social, on est pas loin du discours divin. C’est bien ce discours qui prédomine pourtant et qui produit par conséquent des politiques et pratiques de contrôle des corps reproducteurs. C’est aussi cette « Nature » sauvage et incontrôlable qui est au centre de nos représentations du vivant et de notre environnement, nous amenant à produire une relation de constante prédation envers le vivant non-humain.

Cela, le célèbre anthropologue Philippe Descola l’a bien compris quand il dit que la Nature, ça n’existe pas. En très synthétique, il s’est rendu compte lors de ses séjours auprès des Achuar d’Amazonie que les types de relations entre humains et non-humains étaient profondément différentes de la sienne, ces populations entretenant avec plantes et animaux qu’on pourra apparenter à des liens de filiation, de séduction, d’échanges ou autres. Après enquête, il a relevé que non seulement ces différences de conception du monde étaient multiples au travers du globe et de l’histoire, mais aussi que le « grand partage » entre « Nature » et « Culture » relevait d’une construction occidentale très particulière qui s’était diffusée de manière complexe –et souvent très violente –à de nombreuses sociétés. Dans le registre plus spécifique du genre, c’est aussi ce qu’a compris Judith Butler en affirmant que le masculin et le féminin n’existent que parce qu’on pense qu’ils existent et qu’on agit en fonction, ou Monique Wittig quand elle écrit sur l’hétérosexualité comme culture hégémonique, ou Donna Haraway en publiant son Manifeste Cyborg.

Ces dynamiques ont depuis longtemps fait tiquer les mouvements écoféministes. Sur ce sujet, beaucoup d’encre a coulé et beaucoup en coulera encore. Difficile à appréhender tant l’expansion des mouvements qui s’en réclament révèle une incroyable diversité de conceptions et pratiques, l’écoféminisme est souvent réduit à des aspects qui reflètent peu la réelle pertinence des questions qu’il pose, voire dénigré en le limitant à une dimension folklorique. Pourtant, questionner nos rapports au corps reproducteur, vouloir faire circuler les savoirs sur le contrôle de la naissance, la gestation et l’accouchement, tout en tenant à promouvoir un engagement de première ligne dans une lutte pour une relation plus équilibrée avec notre environnement, tels sont des sujets au cœur du projet écoféministe. Quelles que soient les critiques qu’on pourrait lui opposer, ce projet a le mérite de proposer non pas une mais des multitudes d’alternatives aux discours (néo-) malthusianistes sur la population. Une piste à suivre parmi d’autres, dans un domaine si important comme tant d’autres, où les pressions du projet néolibéral sont plus fortes que d’autres.

On verra bien, en attendant j’ai tenté ici de rassembler sur un même thème un florilège de mes influences du moment. Mais ce qui est chouette avec les influences (à part la mauvaise influence de vos ami·es qui vous font fumer de la drogue, dixit Darmanin), c’est qu’elles circulent. Alors je fais tourner :

Un tour chez les potes d’AS BEAN, iels s’y connaissent pas mal en alimentation durable pour tout le monde et en plus y’a à manger mioum (quand c’est pas confinement) ;

Jeanne BURGART GOUTAL, Être écoféministe.

Théories et pratiques, Paris, L’échappée, coll. Versus, 2020, 318 p.;

Neil DATTA, « Démographie », La Revue Nouvelle, 2020/5, n°5 – « Les nouveaux lieux communs de la droite», pp. 38-42

Les cours de géographie et démographie de Jean-Michel DECROLY, nombreux en option à l’ULB;

Philippe DESCAMPS (coord.), « La bombe humaine », Le Monde diplomatique. Manières de voir, n°167, octobre-novembre 2019 ;

MAZOYER, Marcel, ROUDART, Laurence, Histoire des agricultures du monde. Du néolithique à la crise contemporaine, Paris, Seuil, 2002, 705 p.;

Franck POUPEAU, « Ce qu’un arbre véritablement cacher », Le Monde diplomatique, septembre 2020;

Victoire TUAILLON, Le patriarcat contre la planète, Les Couilles sur la Table, 2020, podcast disponible sur www.binge.audio;

LOUIS DE PELSMAECKER BALAES

[1] Conseil des ministres restreints ou Kern est le conseil ministériel Belge qui réunit autour du Premier ministre tous les vices-premiers ministres du gouvernement.

[2] White Anglo-Saxon Protestant, désigne les blancs américains d’origine anglaise et protestante dont la pensée et le mode de vie furent structurels pour les Etats-Unis.

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