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REFUGIE·E·S CLIMATIQUES: DE QUELS DROITS ?
Réfugié·e·s climatiques, déplacé·e·s écologiques, déplacé·e·s environnementaux, migrant·e·s de l’environnement, « personnes migrantes de l’environnement »[2], « personnes déplacées dans le contexte des catastrophes et du changement climatique »[3] ou encore mobilité humaine induite par les (effets des) changements climatiques sont autant de mots pour désigner un phénomène, et au moins autant de réalités différentes. Il y aurait aujourd’hui déjà trois fois plus de déplacé·e·s des suites de catastrophes environnementales que des suites de conflits[4], ce qui ne représenterait pas loin de 26,4 millions de personnes par an[5]. Toutes les projections font état d’une augmentation massive de ces déplacements d’ici à 2050.
Depuis les années 90’ cette thématique a d’abord été inscrite à l’agenda scientifique, puis politique[6], quoiqu’encore en 2016, le Gouvernement belge, interrogé au sujet des migrations climatiques qualifiait celles-ci « d’hypothétiques »[7]. Force est de constater qu’aucun consensus ne s’est formé autour d’une notion qui serait propre à ces « nouvelles » formes de mobilité humaine, ni qu’aucun cadre global de protection n’a été mis en place.
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On constate que les multiples terminologies[8] – recouvrant respectivement certaines situations et en excluant de facto d’autres – mobilisent tantôt le statut juridique de réfugié·e, tantôt la notion de migrant·e ou encore celle de déplacé·e[9]. L’indétermination terminologique se prolonge sur le plan juridique[10]. On le sait, l’enjeu de définir juridiquement un phénomène est d’établir une définition suffisamment précise, claire et complète sans toutefois créer de – trop nombreuses – exclusions supplémentaires.
Au-delà de la prise de conscience (salutaire) de la nécessité d’offrir une protection aux « réfugié·e·s climatiques » ou « déplacé·e·s par effet du changement climatique »[11] et de garantir l’effectivité des droits dont ces personnes sont titulaires[12], la complexité du phénomène continue d’être mobilisée comme excuse à l’inaction. Sans nier sa grande complexité et les multiples questions que cette réalité soulève, c ’ est en tout cas un indice de plus qu’il est urgent de repenser la manière dont on appréhende les migrations.
LA CATÉGORIE À L’ÉPREUVE DE RÉALITÉS MULTIPLES
La construction et la (re)mise à l’agenda politique de la catégorie des « réfugié·e·s climatiques » ne doit pas faire perdre de vue que de tous temps, les êtres humains ont été amenés à se déplacer, notamment à cause de facteurs environnementaux[13]. Ce n’est donc pas un phénomène nouveau, contrairement à ce que les tenant·e·s de discours politiques sécuritaires laissent entendre[14]. Les interactions entre mobilité humaine et climat sont aujourd’hui largement reconnues, reste que les catastrophes, effets du changement climatique et la dégradation de l’environnement tendent – plus ou moins directement mais certainement– à accroitre à la fois l’intensité et la fréquence des mouvements de population.
Contrairement aux représentations sociales communes de la figure de « réfugié·e climatique», la plupart des déplacements se font au sein des frontières nationales. On parle dans ce cas de déplacements internes[15]. Plusieurs autres caractéristiques de cette forme de migration ont été identifiées et étudiées. Ainsi, parmi les catastrophes liées aux dérèglement environnemental et climatique – la montée des eaux, la désertification, les aléas météorologiques, hydrologiques ou géophysiques (entre autres) – on distingue généralement les évènements dits graduels ou à évolution lente des évènements à évolution rapide ou soudains[16]. Les déplacements peuvent être temporaires ou permanents (fonction de l’habitabilité des régions et des capacités de réinstallation notamment) et enfin, ils peuvent être situés sur un continuum allant de forcés à volontaires[17]. Autant de caractéristiques qui se combinent en des trajectoires et parcours singuliers. Concrètement, le concept vise tout à la fois l’agricult·eur·rice au Sahel qui voit ses récoltes (et donc sa principale source de revenus) détruites en raison de modification du sol et est amené à se déplacer (qu’il le décide ou qu’il soit contraint à le faire) ou l’habitant·e de Flandre qui verrait son terrain disparaitre en raison de la montée des eaux. [18]
ENTRE RÉSILIENCE, VULNÉRABILITÉ(S) ET (IN)JUSTICE(S) : VOUS AVEZ DIT RESPONSABILITÉ ?
Tout laisse à penser qu’on aurait affaire à une troisième catégorie de migrations qui s’ajouterait à la distinction bien connue et dépassée [19] entre migrant·e·s économiques « volontaires » – celleux qui sont parti·e·s de leur plein gré en quête d’une « vie meilleure » –et politiques ou « forcées» – celleux qui ont été poussé·e·s à l’exil. Seul·e·s les second·e·s méritant, si l’on se place dans cette perspective datée, d’être protégé·e·s, les premier·e·s étant réputé·e·s faire usage de leur liberté de mouvement. Cette troisième catégorie entendue au sens des seuls déplacements forcés rejoindrait les « bon·ne·s migrant·e·s » dans le discours traditionnel désuet. Et, certainement que la mobilisation du statut de réfugié·e, bien que largement considérée comme juridiquement impropre, vise à rapprocher cette catégorie de celle de réfugié·e politique afin de convaincre de la nécessité de leur offrir une protection internationale. En fait, la reconnaissance du phénomène éprouve une catégorisation selon les motifs de déplacement et en montre les limites : comment considérer que les facteurs environnementaux ne sont pas tout à la fois des facteurs politiques et économiques? [20]
La migration est quasi-systématiquement multifactorielle et ses facteurs – environnementaux, sociaux, politiques, économiques et culturels – s’interpénètrent [21]. En tout état de cause, la mobilité (ou l’immobilité) sera fonction des risques[22], de la vulnérabilité et de la capacité des personnes touchées pour y faire face[23]. Il est également évident que les migrations sont étroitement liées à la capacité d’un individu à jouir de ses droits humains de toutes natures (comme le fait d’être représenté politiquement, d’avoir des voies de recours légales, l’accès à un logement, l’accès à l’eau potable, etc.). A cet égard, le Conseil des Droits de l’Homme des Nations-Unies [24] reconnait que le changement climatique touchera plus durement les groupes de populations déjà vulnérables en raison d’inégalités socioéconomiques. Ce qui nous amène à aborder la problématique « des condamné·e·s à l’immobilité », ces personnes déjà extrêmement vulnérables, qui affectées par les effets du changement climatique, n’auront pas ou plus les moyens de se déplacer[25]. Si la question des déplacements est la plus souvent mise en avant, elle ne doit pas occulter ce phénomène d’immobilisation « forcée».
Plus largement, la catégorie offre l’avantage de mettre en évidence le caractère humainement induit des changements climatiques au travers de ses effets sur la mobilité humaine et ainsi de poser la question de la responsabilité [26]. On en revient alors à la justice climatique. Si certaines personnes sont plus vulnérables à ces phénomènes, certaines régions le sont également (L’Afrique subsaharienne, l’Asie du Sud et l’Amérique latine/le Pacifique). Ainsi, la situation en zone intertropicale, la forte densité de population aux littoraux ou encore les capacités socio-économiques influent à la fois sur l’exposition et la résilience face aux catastrophes naturelles et aux processus lents. On comprend aisément que si ces évènements sont indiscriminés par nature (en ce sens qu’ils ne touchent pas directement ou spécifiquement un groupe de personnes), leurs retombées sont en fait inégalitairement réparties [27]. Les pays les plus pollueurs sont ceux qui sont et seront, a priori, les moins durement –ou les plus tardivement – touchés par les effets de la dégradation de l’environnement. Dans cet esprit, le droit international de l’environnement tend à responsabiliser les Etats quant à leur participation à la dégradation de l’environnement, et on peut imaginer inclure dans cette responsabilité les conséquences en termes de mobilité humaine, plus précisément les « migrant·e·s écologiques ». Les Etats devraient ainsi prendre part à la gestion et la protection de la « communauté humaine mondiale » pour reprendre les mots de A. Michelot. [28]
DE LA (L’IN)CAPACITÉ DU DROIT À PROTÉGER LES PERSONNES DÉPLACÉES (I.) : INTERNAL DISPLACEMENT
La prise en compte juridique des déplacé·e·s environnementaux met en tensions le droit international au sens large, mais aussi le droit humanitaire, le droit des réfugiés, le droit de l’environnement et les droits humains (tant civils et politiques qu’économiques et sociaux). Elle conduit à s’interroger non seulement sur les protections accordées aux déplacé·e·s environnementaux ou climatiques internes (PDI) mais aussi sur celles des personnes qui traversent les frontières nationales.
Les Principes directeurs relatifs au déplacement des personnes à l’intérieur de leur propre pays [29] constituent depuis 1998 le principal instrument de protection des PDI, lorsqu’elles sont contraintes d’opérer un déplacement – à l’exclusion donc de migrations internes volontaires.[30] Les catastrophes naturelles ou provoquées par l’homme et leurs effets y sont explicitement visés comme un des motifs de déplacement. Ces principes établissent un cadre (notamment concernant la réinstallation potentielle des personnes ou en régulant les déplacements arbitraires) et identifient toute une série de droits que les Etats devraient garantir. Toutefois, il s’agit d’un instrument non contraignant[31] pour ces derniers et qui nécessite d’être implémenté par chacun en son sein, et selon son bon vouloir. De plus, les évènements liés au changement climatique gagneraient à être expressément visés par le texte.
Si l’avantage des Principes est de proposer une approche globale des déplacements internes, leur effectivité reste faible. Il est logique qu’un texte non-contraignant rencontre plus d’adhésion, et aille plus loin dans les protections offertes, dès lors que les Etats ne sont pas liés par les lignes de conduite établies. A nouveau, on touche à une question épineuse en lien avec la nature du droit international et son effectivité voire sa capacité à constituer un cadre d’action et de protection effectif.
Plus concrètement, on peut mobiliser l’exemple du continent africain pour illustrer la manière dont ces principes jouent sur les protections des PDI. Ainsi, le Protocole additionnel sur la protection et l’assistance à apporter aux personnes déplacées au Pacte de la région des Grands Lacs est le tout premier instrument conventionnel qui vise à implémenter ces principes. Les Etats qui y sont parties s’engagent, entre autres, « dans toute la mesure du possible [à atténuer] les conséquences des déplacements provoqués par des catastrophes naturelles ou dus à des causes naturelles ». [32]De plus, la Convention de l’Union Africaine du 23 octobre 2009 prévoit également tout un régime juridique protecteur contraignant des PDI. [33]
On le voit, les Principes directeurs constituent une protection qui a le mérite d’exister mais se révèle faiblement implémentée et certainement insuffisante.
DE LA (L’IN)CAPACITÉ DU DROIT À PROTÉGER LES PERSONNES DÉPLACÉES (II.) : CROSSING -BORDERS
Les déplacé·e·s environnementaux au-delà de leurs frontières nationales font partie des grand·e·s laissé·e·s pour compte du droit international. Il n’existe à ce jour aucun statut juridique qui permette de leur offrir une reconnaissance et protection adéquate.
Plusieurs voix se sont élevées pour appeler les décideurs·euses politiques à mettre fin à cette situation, prônant un renforcement du cadre légal existant ou sa modification par la création d’un nouvel instrument juridique.
PROTECTION INTERNATIONALE ET STATUT DE RÉFUGIÉ·E CLIMATIQUE, VRAIMENT ?
Bien qu’on parle souvent de « réfugié·e » écologique ou climatique, il est généralement admis que les personnes déplacé·e·s au-delà des frontières dans le contexte des catastrophes et du changement climatique ne peuvent prétendre à cette protection internationale. [34]
La Convention internationale relative au statut des réfugiés du 28 juillet 1951 (ou Convention de Genève) propose la définition suivante du réfugié : « Toute personne (…) qui, [...] craignant avec raison d'être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays ; …».[35] Outre l’élément spatial de la définition (à savoir, le fait pour la personne réclamant la reconnaissance de sa qualité de réfugié·e de se trouver hors des frontières nationales de son pays d’origine), trois éléments principaux sont donc à considérer : la crainte (avec raison), d’une persécution, pour un des motifs limitativement énumérés par la Convention. [36] Sans entrer dans une analyse trop technique, on peut pointer les éléments qui font débat lorsqu’il s’agit d’envisager les déplacé·e·s audelà des frontières nationales en raison des dégradations environnementales et catastrophes sous l’angle du statut de réfugié·e. Les discussions portent principalement sur la notion de persécution. Celle-ci peut être entendue au sens d’actes (ou d’omissions) d’origine humaine portant gravement atteinte aux droits fondamentaux de la personne. Le seuil de gravité s’évalue par l’acte en lui-même et/ ou par ses effets. Il doit être déterminé sur base d’une analyse in concreto [37], tenant compte des vulnérabilités de la personne concernée.
A cet égard, si les effets du changement climatique sont des conséquences d’une activité humaine, d’aucun·e·s considèrent que l’élément intentionnel de la persécution ne pourra être prouvé par la personne prétendant à la reconnaissance de son statut de réfugié·e. Il serait par ailleurs difficile d’identifier la responsabilité d’un Etat en particulier dans ces phénomènes [38]. La persécution renvoie aussi à l’exigence d’identifier un agent persécuteur auquel les actes (ou inactions) peuvent être imputés. Il s’agira généralement de l’Etat que la personne a fui, soit que celui-ci ait posé des actes contribuant à la crainte de persécution, soit qu’il ait été incapable de protéger l’individu des dommages causés par d’autres acteurs (non étatiques). Enfin, cette persécution doit être liée à un des cinq motifs énumérés par la Convention parmi lesquels le facteur environnemental ne figure pas.
On l’a vu, les causes de migration s’entremêlent généralement, ce qui conduit à affirmer que certain·e·s déplacé·e·s pourront bénéficier du statut de réfugié·e s’iels sont persécuté·e·s en raison d’un motif visé par la Convention. Le lien de causalité ne doit, en effet, pas être strict. Si les quatre premiers motifs renvoient à des cas bien spécifiques et définis, l’appartenance à un groupe social est la seule catégorie à permettre une extension de la protection [39]. Pour être considéré comme groupe social au sens de la Convention, les membres du groupe doivent posséder une caractéristique commune essentielles pour e.ux.lles ou être perçu·e·s comme un groupe distinct par la société. Dans le cas des déplacements climatiques, il est objecté que les effets des dégradations environnementales sont généralement indiscriminés.
Si l’instrument est inadapté, on peut se demander pourquoi il ne serait pas opportun de le réformer. En ce sens, plusieurs aut·eur·rice.s et associations ont proposé une réouverture de la Convention pour y insérer les motifs liés aux catastrophes et changements climatiques ou d’élargir la notion persécution pour l’étendre aux risques de fuite. Toutefois, il faut se rappeler que la Convention a été adoptée dans un contexte bien plus favorable aux migrations que celui que l’on connait aujourd’hui. En proposer une réforme reviendrait (à risquer de) à détricoter cet instrument et à réduire son champ d’application, en pratique déjà bien limité. Et, peut-être plus fondamentalement, on en reviendrait à une protection condamnant des persécutions et garantissant des libertés alors que, au-delà de la protection qui doit être accordée à tous les êtres humains et en particulier aux plus vulnérables, on peut considérer qu’il est en fait question de gérer internationalement des « populations dans un contexte de pénurie localisées d’espaces habitables »[40]. On en reviendrait alors à la nécessité de répartir le poids de cette gestion d’une manière qui soit compatible avec les principes de justice climatique, et s’inscrive dans l’idée défendue par le Hoge Raad des Pays-Bas (affaire Urgenda)[41], selon lequel malgré le fait que ce phénomène est une conséquence d’actions communes, chaque Etat doit prendre sa responsabilité pour contribuer à l’encadrer et le solutionner.
DROITS HUMAINS ET NON-REFOULEMENT : TOUJOURS PAS DE STATUT MAIS DES AVANCÉES [42]
A défaut de trouver des solutions dans le droit des étrangers, certain·e·s ont prôné une approche fondée sur les droits humains. A cet égard, il convient d’examiner la protection qui peut être accordée par le principe de nonrefoulement. Ce dernier est parfois qualifié de « protection subsidiaire subsidiaire » (c’est-àdire qu’elle permet de pallier à l’absence de protection par un des statuts de protection internationale ou protection humanitaire). Il interdit qu’une personne soit renvoyée vers un pays où elle risquerait de subir une atteinte grave à ses droits fondamentaux. On l’aura compris, sont à nouveau uniquement concernés par ce mécanisme de protection les déplacements transfrontaliers.
En théorie, ce principe constitue un dernier rempart et, il se vérifie qu’il est bien difficile de le voir activé en pratique. Ainsi, le seuil de gravité requis est extrêmement élevé et les droits fondamentaux conduisant à son application sont généralement le droit à la vie et l’interdiction de traitements inhumains ou dégradants (autrement dit des droits absolus, auxquels il n’est pas possible de déroger, ni faire exception) – des droits civils et politiques [43] donc, bien qu’on puisse théoriquement invoquer l’atteinte à d’autres droits fondamentaux.
Plusieurs aut·eur·rice.s avaient plaidé pour une application de ce principe aux personnes déplacées au-delà des frontières dans le contexte des catastrophes et du changement climatique. Cette solution a par ailleurs déjà été mobilisée par certains Etats, notamment à la suite du tremblement de terre ayant touché Haïti en 2010.
Tout récemment, le Comité des droits de l’homme[44] a ouvert la voie à une mobilisation de ce principe dans le cadre des migrations climatiques transfrontalières – reconnaissant que les dégradations environnementales et effets du changement climatique, en ce compris les processus lents et soudains, pouvaient constituer une menace pour le droit à la vie, et activer le principe de nonrefoulement dans la mesure où l’atteinte environnementale portée à ce droit était suffisamment grave – sans toutefois considérer qu’une telle protection devait s’appliquer à la situation du requérant (Ioane Teitota). Ainsi, cet homme ressortissant du Kiribati, Etat insulaire du Pacifique, a décidé de s’installer en Nouvelle-Zélande dès lors que la montée des eaux avait des effets (entre autres : inondations, pénurie d’eau potable, perte de territoires habitables liée à l’érosion) sur son île de résidence. Malgré épuisement des voies de recours interne, les cours et tribunaux néozélandais avaient estimé qu’il ne pouvait prétendre au statut de réfugié, ni à quelconque autre forme de protection. [45]
Là où le Comité innove encore, c’est en examinant le droit à la vie dans ses interactions avec des droits économiques et sociaux [46] (on peut penser à l’accès à l’eau). Ce faisant, il s’inscrit en rupture avec la distinction classique déjà évoquée entre migrant·e·s « économiques » et « politiques ». On peut aussi se réjouir qu’il (re)mette en avant les impacts évidents des dégradations environnementales sur les droits humains. Enfin, il formule un appel à l’action à l’égard des Etats et souligne la nécessité de prendre urgemment des mesures d’atténuation et d’adaptation.
En revanche, cette décision présente des limites et est, en ce sens, insatisfaisante. On peut pointer le maintien d’un seuil d’atteinte requis élevé, l’absence de renversement de la charge de la preuve qui laisse donc peser un poids très lourd sur les épaules de la personne revendiquant une protection.[47] Pour l’instant, aucune juridiction n’a encore considéré que la menace posée par les effets des changements climatiques était suffisamment imminente ou grave pour déclencher l’application de cette protection. Enfin, le principe de nonrefoulement reste une protection non spécifique et subsidiaire. On peut se réjouir de sa mobilisation mais on ne peut que la considérer pour ce qu’elle est, c’est-à-dire un (ultime) filet de sécurité.
(RE)PENSER LES MIGRATIONS ?
Il est évident que le droit international devrait être mobilisé (et mobilisable) pour pouvoir répondre à la nécessité de protéger les personnes déplacées dans le contexte des catastrophes et changements climatiques. Il est tout aussi évident, qu’en l’état actuel, il demeure bien incapable d’assurer sa fonction protectrice et régulatrice. Des normes non contraignantes en matière de déplacement interne à l’absence de statut pour les déplacé·e·s au-delà des frontières nationales, le constat s’impose : les cadres existants se montrent inadaptés et insuffisants.
La souveraineté nationale reste un des obstacles à l’octroi des (très peu nombreuses) protections existantes et bien souvent, les « réfugié·e·s climatiques » sont en fait dépendant·e·s du bon vouloir (et des capacités à faire face) de l’Etat au sein duquel (ou vers lequel) iels se déplacent. Par ailleurs, la communauté internationale se montre bien incapable de répondre à ce phénomène, pourtant déjà bien connu et décrit, autrement que par des réactions « exceptionnelles » face aux seules situations dont le caractère urgent saute aux yeux (on peut par exemple penser aux protections temporaires massivement accordées suite à des catastrophes comme des tremblements de terre). Enfin, on retiendra particulièrement qu’on peine à sortir d’une catégorisation binaire entre déplacements « forcés » et « volontaires », ce qui ne permet pas de rendre compte des nuances autour de la contrainte et perpétue l’idée que seul·e·s les déplacements « forcés » doivent enclencher une protection. Seul·e·s seraient ainsi protégeables celleux qui attendent jusqu’à ne plus avoir le choix pour se déplacer. Fondamentalement, cela fait de la migration comme forme d’adaptation préventive face à des processus de détérioration progressive un impensé. Il s’agirait donc, d’enfin, (re)penser les migrations, et a fortiori les migrations climatiques, autrement.
FLORE BELENGER

[1]Je tiens à remercier tout particulièrement LouAnne Aubry pour l’aide qu’elle m’a apporté au travers son TFE.
[2] C. Vanderstappen, « Quels droits pour les personnes migrantes de l’environnement », CNCD, 10 juillet 2019 disponible en ligne : https://www.cncd.be/migrations-climat-bruxelleslaique-echos-quels-droits-personnes-migrantes-environnement.
[3] UNHCR, « Concepts clefs relatifs aux déplacements liés aux catastrophes et au changement climatique », Genève, mai 2017, disponible sur https://www.unhcr.org/fr/5a8d480c7.
[4] Actualités du Comité économique et social européen, « Les réfugiés climatiques ne bénéficient que d’une faible protection, alors qu’ils représentent plus de la moitié de l’ensemble des migrants », 17 avril 2020, disponible en ligne : https://www.eesc.europa.eu/fr/news-media/news/les-refugies-climatiques-ne-beneficient-que-dune-faible-protectionalors-quils-representent-plus-de-la-moitie-de.
[5] D. Watrin, « Les migrations climatiques, une multitude de raison d’envisager d’urgence des réponses aux boulversements environnementaux », CRVI, 25 mai 2018 ; W. Kalin, « Conceptualising Climate-Induced Displacement », Climate Change and Displacement. Multidisciplinary Perspectives, J. Mcadam (ed.), Oxford, 2010.
[6] La mise à l’agenda vise le fait d’inscrire une thématique dans le temps de l’action, que les autorités politiques s’en saisissent. Pour mieux comprendre les processus de mise à l’agenda : J. de Maillard et D. Kübler, Analyser des politiques publiques, Presses Universitaires de Grenoble, 2016 ; Pour un retour sur l’historique de cette mise à l’agenda : Haut- Commissariat aux Nations Unies des droits de l’homme, A/HRC/37/CRP.4, « The Slow onset effects of climate change and human rights protection for cross-border migrants », mars 2018, disponible en ligne : https://www.ohchr.org/Documents/Issues/ClimateChange/SlowOnset/A_HRC_37_CRP_4.pdf.
[7] Question écrite n° 0660 de M. Marco Van Hees du 24 juin 2016, « Les réfugiés climatiques », Ch., législature n°54, 2014- 2019, disponible sur http://www.lachambre.be/QRVA/ pdf/54/54K0079.pdf.
[8] Sur la question de l’usage des termes environnemental ou climatique : CA. Vlassopoulos, « Des migrants environnementaux aux migrants climatiques : un enjeu définitionnel complexe », Culture&Conflits, 2012 ou B. Mayer, The concept of « Climate Migration » : Advocacy and its prospects, Edward Elgar Publishing, 2016.
[9] M. Courtoy, « Les migrants climatiques : symptômes d’une gouvernance mondiale de la migration défaillante? », Annales de Droit de Louvain, vol. 77, n°3, 2017.
[10] S. Doumbé-Billé, « A la recherche d’un régime international pour les déplacés environnementaux », D’Urbanisme et d’environnement, Liber amoricum Francis Haumont, Bruylant, 2015.
[11] Qui se traduit aussi par une (tardive) reconnaissance politique du changement climatique comme cause de déplacements « forcés ».
[12] Par exemple : Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, Résolution 2307, Res/2307, « Un statut pour les réfugiés climatiques », 3 octobre 2019 ; UNHCR, « Les réfugiés dans le monde : en quête de solidarité », Genève, 2012 ; FORESIGHT, « Migration and Global Environmental Change. Future Challenges and Opportunities », Final Project Report, Government Office for Science, London, 2011.
[13] Rapport « Groundswell : se préparer aux migrations climatiques internes », Banque Mondiale, 2018 (le rapport est disponible en anglais dans sa version intégrale) ; A. Yeh, « 7 idées reçues sur les migrations climatiques », France Culture, 14 décembre 2018.
[14] Ce qui participe à la construction d’une figure de “dangerosité” en la personne du/de la « migrant·e ».
[15] Centre d’études du développement durable, Conférence « Climat et Migration : Comment concevoir la migration dans l’Anthropocène », accessible sur : http://cedd-pes.com/ nos-activites-2019/climat-et-migration.
[16] Interventions de F. Gemenne et S. Henry à la conférence : « Climat et Migration : Comment concevoir la migration dans l’Anthropocène », 2019, ; Podcast Greenletter Club : l’écologie décortiquée, épisode 07, « Réfugiés climatiques : vers des migrations massives ? » (avec F. Gemenne), 20 juin 2020.
[17] The Nansen Initiative, « Agenda for the protection of cross-border displaced persons in the context of disasters and climate change », décembre 2015, disponible en ligne : https://nanseninitiative.org/wp- content/uploads/2015/02/PROTECTION-AGENDA-VOLUME-1.pdf.
[18] On a récemment reparlé de cette « menace » pour la Flandre dans la presse. Par exemple : RTL, « La montée des océans d'ici 2050 pourrait impacter une partie de la Belgique: voici les régions concernées », 30 octobre 2019, disponible en ligne : https://www.rtl.be/info/belgique/societe/la-montee-des-oceans-d-ici-2050-pourrait-impacter-une-partie-dela-belgique-voici-les-regions-concernees-1169860.aspx.
[19] Interventions de F. Gemenne et S. Henry à la conférence : « Climat et Migration : Comment concevoir la migration dans l’Anthropocène », 2019, ; Podcast Greenletter Club : l’écologie décortiquée, épisode 07, « Réfugiés climatiques : vers des migrations massives ? » (avec F. Gemenne), 20 juin 2020.
[20] Intervention de F. Gemenne à la conférence : « Climat et Migration : Comment concevoir la migration dans l’Anthropocène », 2019 ; J. Garain, « La problématique des déplacés climatiques dans les négociations internationales : rencontre avec Samuel Lietaer », ULB inside COPs, 19 novembre 2018, disponible sur : http://www.ulbinsidecops.com/l.
[21] F. Lacaille-Albiges, « Changement climatique : une hausse des migrations semble inévitable », National Geographic, 2019, disponible sur : https://www.nationalgeographic.fr/ environnement/2019/07/changement-climatique-une-hausse-des-migrations-semble-inevitable.
[22] Intensité, durée, caractéristiques, etc.
[23] Le Conseil des droits de l’homme (CDH) est un organe des Nations-Unies dont la mission est de promouvoir et assurer le respect des droits humains, de formuler des recommandations au sujet de situations violant ces droits.
[24] Conseil des droits de l’homme des Nations-Unies, Résolution 10/4 « Droits de l’homme et changements climatiques », 2009, particulièrement le §51.
[25] Podcast Greenletter Club : l’écologie décortiquée, épisode 07, « Réfugiés climatiques : vers des migrations massives ? » (avec F. Gemenne), 20 juin 2020.
[26] P. Alston, « Climate change and poverty : report of the Special Rapporteur on extreme poverty and human right », United Nations Human Rights Council, A/HRC/41/39, Genève, 25 juin 2019. Voir aussi : B. Mayer, S. Lietaer ou F. Gemenne.
[27] Conseil éco soc européen, p. 4.
[28] A. Michelot, « Vers un statut de réfugié écologique ? », J-M Lavieille, J. Bétaille et M. Prieur (ed.), Les catastrophes écologiques et le droit, Bruylant, 2012.
[29] Ce texte a été adopté au niveau de l’ONU en 1998. Principes directeurs relatifs au déplacement de personnes à l’intérieur de leur propre pays, Doc. ONU E/CN.4/1998/Add.2, 11 février 1998.
[30] W. Kälin et N. Schrepfer, « Protecting People Crossing Borders in the Context of Climate Change Normative Gaps and Possible Approaches », UNHCR, 2012, p. 30.
[31] On parle de soft law pour désigner les textes juridiques non-contraignants, c’est-à-dire qui n’ont pas de caractère obligatoire pour les Etats.
[32] Voir l’article précité de S. Doumbé-Billé, « A la recherche d’une régime international pour les déplacés environnementaux » à cet égard. Pour un focus sur l’Afrique de l’Ouest, consulter : F. Gemenne et al, « Changement climatique, catastrophes naturelles et déplacements de populations en Afrique de l’Ouest » dont le PDF est accessible via ce lien : https://orbi.uliege.be/bitstream/2268/218730/1/Gemenne%20et%20al_Geo-Eco-Trop_Final.pdf.
[33] Union africaine, Convention sur les déplacés internes signée le 23 juillet 2009 à Kampala. Dans cette convention, la ddéfinition des PDI est la suivante: Personnes déplacées : « les personnes ou groupes de personnes ayant été forcées ou obligées de fuir ou de quitter leurs habitations ou lieux habituels de résidence, en particulier après, ou afin d’éviter les effets des conflits armés, des situations de violence généralisée, des violations des droits de l’homme et/ou des catastrophes naturelles ou provoquées par l’homme, et qui n’ont pas traversé une frontière d’État internationalement reconnue » ( Art 1 e , point k).
[34] Le droit d’asile ou le droit à la protection internationale est reconnu à tous les êtres humains, au titre de droit fondamental. En Belgique, deux statuts coexistent : le statut de réfugié·e (Convention de Genève) et de protection subsidiaire (Directive Qualification). En pratique, lorsqu’une demande d’asile est introduite sur le territoire belge, les autorités examineront d’abord sa demande sous l’angle du statut de réfugié·e, puis automatiquement sous l’angle de la protection subsidiaire. L’octroi de ces statuts donne accès à certains droits.
[35] Art. 1, A., §2.
[36] Pour une présentation complète : S. Saroléa et J-Y. Carlier, Droit des étrangers, Bruylant, 2016, pp. 410-456. La Convention est muette sur l’interprétation qui doit être réservée aux éléments constitutifs de la définition de réfugié·e. Il convient dès lors de se référer au Guide des procédures et critères établit par le UNHCR, à la jurisprudence et à la Directive « Qualification » pour saisir les contours de ce statut. La directive « Qualification » est une directive (norme) européenne qui fixe les conditions minimales requises pour l’octroi d’une protection internationale.
[37] Qu’on oppose à une analyse in abstracto. Lorsqu’on apprécie in concreto, ça implique de se saisir des faits propres au cas qu’on étudie tandis que lorsqu’on porte une appréciation in abstracto, on analysera la situation de manière impersonnelle et plus générale.
[38] Sauf à démontrer l’instrumentalisation par ce-dernier par exemple dans des cas d’empoisonnement de l’eau, ou de famines induites. [39] Elle a déjà été utilisée pour une extension aux violences liées au genre ou à l’orientation sexuelle.
[40] L’article déjà cité de M. Courtoy, « Les migrants climatiques : symptômes d’une gouvernance mondiale de la migration défaillante ? ».
[41] Pour un commentaire de cette affaire : O. De Schutter, « Changements climatiques et droits humains : l'affaire Urgenda », Rev. Trim. D.H., 2020/123, pp. 567-608. Pour un bref résumé de cette affaire (et de sa place dans les récents contentieux climatiques) : C. Collin, « Suite et fin de l’affaire Urgenda : une victoire pour le climat », Dalloz Actualité, 29 janvier 2020, disponible : https://www.dalloz-actualite.fr/flash/.
[42]Pour approfondir cette section, l’article de M. Courtoy, « Le Comité des droits de l’homme des Nations Unies face à l’homme qui voulait être le premier réfugié climatique : une avancée mesurée mais bienvenue », Rev. Trim. DH., 124/2020, pp. 941-968.
[43] Les droits civils et politiques, dont on dit qu’ils sont de la “première génération”, regroupent des droits et libertés fondamentales de l’individu face à l’Etat (et l’arbitraire), et de l’individu dans la société. On peut citer le droit à la vie, l’interdiction de torture, la liberté de conscience, la liberté d’expression, etc.
[44] Organe des Nations-Unies chargé de veiller à la bonne application du Pacte international des droits civils et politiques ou PIDCP.
[45] Les Etats sont souverains pour accorder d’autres types de protection. On peut penser à la protection humanitaire par exemple.
[46] Les droits économiques et sociaux, qu’on qualifie aussi de “seconde génération”, regroupent toute une série de droits tels que le droit au travail, le droit à la nourriture et la santé, le droit à l’éducation, etc. Très schématiquement, il s’agit de tous les droits qui permettent de garantir des conditions socio-économiques essentielles à la dignité humaine et à l’exercice des libertés fondamentales des individus.
[47] In fine, pour saisir tous les effets qu’une telle décision peut avoir, il faudra rester attenti·f·ve à la mobilisation qu’en auront les cours et tribunaux nationaux.