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SOYONS RESPONSABLES!
LE STATUT DE LA RESPONSABILITÉ POUR LES GENERATIONS FUTURES DANS LA PENSEE JONASSIENNE
L’air pur que nous respirons, l’eau que nous buvons et que nous utilisons, les prairies ou les forêts qui nous entourent ; nous pensions que tout cela allait perdurer, qu’il s’agissait de ressources inépuisables que nous maîtrisions. La prise de conscience d’avoir cette maîtrise fut, par la suite, celle de la fragilité de notre environnement naturel et de la nécessité de nous en préoccuper. Comment sera notre futur, peut-on encore entrevoir la possibilité même d’un avenir pour les générations prochaines ? Comment sera le monde dans quelques années, confronté au réchauffement climatique qui dérègle notre maison commune, la Terre?
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Ces questions, Hans Jonas, philosophe allemand, les a abordées dans son œuvre Le Principe de responsabilité : une éthique pour la civilisation technologique, en traitant de « la vulnérabilité critique de la nature par l’intervention technique de l’homme une vulnérabilité qui n’avait jamais été pressentie avant qu’elle ne se soit manifestée à travers les dommages déjà causés. Cette découverte, dont le choc conduisait au concept et aux débuts d’une science de l’environnement (écologie), modifiait toute la représentation de nous-mêmes en tant que facteur causal […] la nature de l’agir humain s’est modifiée de facto et un objet d’un type entièrement nouveau, rien de moins que la biosphère entière de la planète, s’est ajoutée à ce pour quoi nous devons être responsables parce que nous avons pouvoir sur lui. » Jonas fut le premier à prôner le besoin d’une éthique de la responsabilité qui fut, par la suite, une des lignes directrices de l’éthique environnementale qui s’est développée dans les années 70 [1].
La poursuite indéfinie de la croissance économique et du développement technologique a conduit à l’épuisement des ressources naturelles, alors que la multiplication des conséquences involontaires et dommageables de nos interventions techniques a entraîné des destructions irréversibles de notre environnement, et un accroissement des risques de catastrophes naturelles [2]. Au croisement d’une ambition de protection de la nature et d’une volonté de prévention des risques est ainsi apparu un souci éthique : nous avons désormais besoin d’un contrôle normatif de nos activités dans la nature. Ainsi, depuis un peu plus d’un quart de siècle, la réflexion morale s’est donné un nouvel objectif : L’ENVIRONNEMENT.
Ainsi, le besoin d’une éthique environnementale a été formulé et cela a donné lieu à des débats au cours desquels différentes réflexions en matière d’économie, de politique et de développement ont émergé:
En 1972, le Rapport Meadows (aussi connu sous le nom de Limites à la croissance) appuyé par le Club de Rome [3], a été une des références des débats qui portent sur les liens entre conséquences écologiques de la croissance économique, limitation des ressources et évolution démographique. Ce rapport souligne la nécessité de mettre fin à la croissance afin de préserver le système mondial d’un effondrement envisageable et de stabiliser à la fois l’activité économique et la croissance démographique. Sur le plan économique, les auteurs du rapport évoquent des taxes sur l’industrie, afin d’en stopper la croissance et réorienter les ressources ainsi prélevées vers l’agriculture, les services et surtout la lutte contre la pollution [4].
La Déclaration de Stockholm à l’issue de la conférence des Nations Unies en 1972 est la première à faire de l’environnement une question majeure. Les participants y adoptent une série de principes pour une gestion écologiquement rationnelle de l'environnement. Une des grandes décisions de cette conférence fut la création du Programme des Nations Unies pour l’Environnement (PNUE)[5]. Un des 26 principes de la déclaration est le suivant : « L’homme a un droit fondamental à la liberté, à l’égalité et à des conditions de vie satisfaisantes, dans un environnement dont la qualité lui permettra de vivre dans la dignité et le bien -être. Il a le devoir solennel de protéger et d’améliorer l’environnement pour les générations présentes et futures. » [6]
En 1992, réaffirmant la déclaration de Stockholm, la Déclaration de Rio, au Sommet de la Terre, a fait progresser le concept des droits et des responsabilités des pays dans le domaine de l’environnement et du développement. Elle témoigne de deux grandes préoccupations : la détérioration de l’environnement, notamment de sa capacité à entretenir la vie et l’interdépendance de plus en plus manifeste entre la pauvreté, le sous-développement et la dégradation de l’environnement [7]. C’est également lors de ce sommet que le PRINCIPE DE PRÉCAUTION fut défini et entériné. Cette disposition expose que, malgré l'absence de certitudes dues à un manque de connaissances techniques, scientifiques ou économiques, il convient de prendre des mesures anticipatives de gestion de risques eu égard aux dommages potentiels sur l'environnement et la santé [8]. La déclaration stipule qu’« en cas de risque de dommages graves ou irréversibles, l’absence de certitude scientifique absolue ne doit pas servir de prétexte pour remettre à plus tard l’adoption de mesures effectives visant à prévenir la dégradation de l’environnement ». [9]
QU’EST-CE QUE L’ÉTHIQUE ENVIRONNEMENTALE ?
L’ÉTHIQUE est la partie de la philosophie qui traite des fondements de la morale. L'éthique regroupe un ensemble de règles qui se différencient et complètent les règles juridiques. C'est une réflexion fondamentale sur laquelle, en principe, la morale (en grec ethos) de tout peuple pourrait établir ses normes, ses limites et ses devoirs. Pour des philosophes tels qu'Aristote ou Kant, l'éthique a pour but de définir ce qui doit être en exprimant des énoncés normatifs, prescriptifs ou encore évaluatifs parmi lesquels on trouve des impératifs catégoriques [10].
L’ÉTHIQUE ENVIRONNEMENTALE est une branche de la philosophie de l’environnement [11] et se veut une nouvelle éthique relative à la protection de l'environnement [12]. Cette réflexion philosophique associe les questions morales classiques (qu’est-ce que la valeur ? Comment distinguer le bien et le mal ? Le pluralisme est-il nécessaire ?) et les problèmes contemporains qui font de la nature l’objet d’un débat philosophique [13]. Elle concerne directement, ou indirectement, les rapports entre idéologies, cultures et actions humaines (individuelles et collectives) avec l'environnement et les êtres naturels.
UNE ÉTHIQUE DU FUTUR ?
Les premiers signes de destruction de l’environnement, à partir de la révolution industrielle, ont incité Hans Jonas à écrire en 1979 son magnum opus intitulé Le Principe de responsabilité : Une éthique pour la civilisation technologique. Philosophe allemand et auteur de la première grande éthique de la nature du XXe siècle, passionné de biologie et philosophie, Jonas fut révolutionnaire en son temps, car il fut le premier à transposer une éthique du présent à une éthique du futur.
Se basant sur l’impératif catégorique de Immanuel Kant [14], Hans Jonas propose son nouvel impératif de l’éthique de la responsabilité :
La base du principe de responsabilité est simple : il faut préférer la persistance de l’espèce humaine (qui n’est qu’un organisme vivant voué à se perpétuer) à son extinction. D’où découle la responsabilité de protéger l’espèce humaine de sorte que les conditions « pour la survie indéfinie de l’humanité sur terre » ne soient pas compromises. Cette éthique tire les conséquences pratiques de cette conscience aiguë d’une appartenance qui solidarise l’homme et son environnement et d’une prise de conscience des menaces d’une extrême gravité qui pèsent sur l’humanité entière. Plus particulièrement, notre génération, qui diffère de celles d’avant, ayant la capacité de s’auto-détruire au vu de ses avancées technologiques. De fait, Hans Jonas pose le problème de la technique dans le monde contemporain : l’homme ne contrôle plus la technique, celle-ci répond en effet à une logique qui lui est propre, et nous ne parvenons plus à freiner cette irrésistible fuite en avant [15].
Que faut-il faire ? L’éthique traditionnelle, fondée sur l’idée de réciprocité (égalité des droits et de devoirs entre sujets libres et égaux) ne fournit aucune indication, car nous n’avons pas de devoirs à l’égard d’êtres seulement potentiels ! L’éthique est donc à repenser et le PRINCIPE DE RESPONSABILITÉ en constituera le fondement ultime : à partir du moment où l’homme a la puissance matérielle de détruire la nature, ses nouvelles responsabilités concernent la perpétuation (devenue incertaine) de l’humanité. La responsabilité est l’ensemble des obligations que nous avons à l’égard d’êtres qui n’existent pas encore et, selon Hans Jonas, il y a responsabilité là où il y a vulnérabilité, c’est-à-dire lorsque des êtres sans défense doivent être protégés afin qu’ils puissent survivre ou tout simplement naître.
Son œuvre prend de l’ampleur au dernier chapitre avec sa critique du progrès. De fait, Hans Jonas expose son idée du progrès qu’il nomme « utopie » comme une croyance pouvant être dangereuse et naïve et qu’il faut donc modérer [16]. Son idée de « progrès de la connaissance » qu’il place comme seul réel progrès, est aux antipodes de nos innovations actuelles dans le domaine de la technique et de l’économie et va à l’encontre de notre responsabilité vis-à-vis de la Terre.
Selon Hans Jonas, il s’agit de penser l’appartenance de l’humain au monde des vivants. Mais il en a modifié la compréhension, pensant ensemble la conscience écologique d’une appartenance et l’exigence éthique d’une responsabilité. Jonas pensera les liens entre éthique et métaphysique, écologie et civilisation dans une éthique de la responsabilité [17].
C’est donc indiscutablement pour son éthique qu’il est le plus connu, éthique qui a pu constituer le cadre intellectuel favorisant le principe de précaution, tant de fois invoqué dans le champ politique, aussi bien par exemple pour les questions de santé que pour les questions environnementales [18]. La pensée jonassienne nous donne de l’espoir et nous incite donc à prendre en main notre destin. Il est temps de lutter pour le bonheur commun et la prospérité planétaire, car nous sommes tous concernés, plus particulièrement notre génération et celle du futur. Au niveau politique, cela se traduit dans :
La Déclaration sur les responsabilités des générations présentes envers les générations futures, adoptée par l’UNESCO en 1997. L’article 4 de cette Déclaration proclame que « Les générations présentes ont la responsabilité de léguer aux générations futures une Terre qui ne soit pas un jour irrémédiablement endommagée par l’activité humaine.» [19]
Le Rapport « Notre avenir à tous » de 1987, où la Commission mondiale de l’environnement et du développement définit le développement durable comme un « développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs ». [20]
S’ensuit actuellement une nouvelle vague de jeunes militants écologistes aux quatre coins du monde dont la figure emblématique est la jeune Greta Thunberg et, en Belgique, Camille Étienne, Youna Marette, ainsi qu’Anuna De Wever et Adélaïde Charlier, en Allemagne Luisa Neubauer, en Espagne Carlota Bruna et bien d’autres encore.
En guise de conclusion, Hans Jonas, via sa reformulation de l’impératif catégorique, pose comme condition une conduite responsable qui vise à permettre à l’humanité et ses générations futures de persister. Cela implique qu’il est de notre devoir de formuler une éthique pour l’espèce, des droits collectifs et non plus individuels, ainsi que prendre conscience des risques d’une organisation sociétale conférant un pouvoir d’extinction de l’humanité à une élite. Une lueur d’espoir apparaît avec la prise de conscience de l’urgence climatique qui devient de plus en plus manifeste. Le documentaire biographique de David Attenborough: A Life on Our Planet est le parfait témoignage, résultant du principe de responsabilité incité par Jonas, qui donne un plan simple mais qui demande l'implication de tous. Notre génération a la responsabilité de sauver et changer le monde.
LAURA LA GIOIA

[1] L'écologie au cœur de l'éthique contemporaine, Mathieu Blesson, Dans Revue d'éthique et de théologie morale 2013/3 (n° 275), pp. 79-95.
[2] Éthiques de l'environnement, Catherine Larrère, Dans Multitudes 2006/1 (no 24), pp. 75-84.
[3] Groupe de réflexion réunissant des scientifiques, des économistes, des fonctionnaires nationaux et internationaux, ainsi que des industriels de 52 pays, préoccupés des problèmes complexes auxquels doivent faire face toutes les sociétés, tant industrialisées qu'en développement.
[4] https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_Limites_%C3%A0_la_croissance
[5] https://www.un.org/fr/conferences/environment/stockholm1972
[6] https://www.ldh-france.org/1972-DECLARATION-DE-STOCKHOLM-SUR/
[7] http://les.cahiers-developpement-durable.be/outils/declaration-de-rio-les-27-principes/
[8] https://www.ecolomics-international.org/epal_2004_1_mbengue_pp1_evolution.pdf
[9] En 1995, en droit français, la loi Barnier sur le renforcement de la protection de l’environnement définit le PRINCIPE DE PRÉCAUTION comme : « un principe selon lequel l’absence de certitudes, compte tenu des connaissances scientifiques et techniques du moment, ne doit pas retarder l’adoption de mesures effectives et proportionnées visant à prévenir un risque de dommages graves et irréversibles à l’environnement, à un coût économiquement acceptable ».
[10] https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89thique
[11] La philosophie environnementale inclut notamment l'éthique environnementale, l'esthétique environnementale, l'écoféminisme et l'écothéologie.
[12] https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89thique_de_l%27environnement
[13] Introduction, Catherine Larrère, Dans Les philosophies de l'environnement (1997), pp. 5-17.
[14] L’impératif catégorique de Kant donne un critère simple de la moralité de nos actions c’est-à dire si, en agissant de la même manière, les hommes voyaient leur sort amélioré, alors ils pourraient conclure à la moralité de leur action.
[15] L’homme, la technique et la vie dans la philosophie de Hans Jonas, Une approche critique, Xavier Guchet, pp. 79-99.
[16] L'éthique de Hans Jonas contre l'utopie (marxiste), Charles Boyer, Dans Le Philosophoire 2014/2 (n° 42), pp. 197-213.
[17] De la gnose à la responsabilité de Hans Jonas, Critique de l’acosmisme anthropologique, Jean-Philippe Pierron, pp. 145-162.
[18] Le sens de la vie chez Hans Jonas, Éric Pommier, Dans Études 2013/4 (Tome 418), pp. 485-495
[19] https://unesco.delegfrance.org/Declaration-sur-les-responsabilites-des-generations-presentes-envers-les
[20] https://www.geo.fr/environnement/le-rapport-brundtland-pour-le-developpement-durable-170566