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SOLUTIONNISME TECHNOLOGIQUE, FUITE EN AVANT ET PROGRESSISME
C’est ainsi qu’Emmanuel Macron justifiait le déploiement massif de la 5G sur le territoire français en septembre dernier. Au-delà du fait que la 5G n’aidera pas, elle non plus, à régler la crise climatique[2], cette phrase est doublement intéressante.
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Premièrement par qu’elle illustre cette foi en une technologie salvatrice si répandue aujourd’hui dans le discours politique dominant. Le problème climatique est vu ici comme un problème technique, où il suffirait de développer les technologies adéquates pour contrer toute crise écologique à venir. Ce «solutionnisme technologique» sera l’objet de la première partie de cet article.
Deuxièmement, Emmanuel Macron démontre ici sa foi inébranlable par rapport au progrès en général, et affiche son mépris des technocritiques, décroissant·e·s et autres promoteurs·rices des low-techs. Le progressisme et son apparente neutralité seront les thèmes abordés dans la seconde partie de cet article. Nous allons tenter de comprendre pourquoi ni la technologie ni le progressisme tant loué par l’hégémonie capitaliste ne nous sauveront pas de la crise climatique à venir;Et comment remettre en question ces notions pour imaginer de réelles alternatives.
LE « SOLUTIONNISME TECHNOLOGIQUE »
Dans son livre To save everything, click here, Evgeny Morozov dresse un portrait sombre de la Silicon Valley et de ses gourous, démontrant de manière convaincante «la folie du solutionnisme technologique». Le solutionnisme technologique selon Morozov est cette croyance des entrepreneur·e·s et politiques à penser la technique[3] comme la seule solution aux problématiques actuelles. Concrètement, cela suppose qu’à tout problème donné, lui correspond une technologie[4] qui serait capable de résoudre ce problème complètement. Les applications de ce principe, une fois intégrées, n’ont de limites que celles de l’imagination.
Pas assez de rationalité dans le vote des citoyens? Qu’iels confient leur droit à un algorithme non-influençable, qui votera nécessairement dans l’intérêt du particulier parce que connaissant ses intérêts mieux que lui-même. Réchauffement climatique? Un champ d’étude y est entièrement consacré : la géo-ingénierie. Celle-ci propose notamment de pulvériser des particules de soufre réfléchissantes dans la haute atmosphère, ou encore de déployer un bouclier solaire spatial pour dévier les rayons solaires[5], avec le soutien financier de milliardaires tels que Bill Gates ou Richard Branson. [6] Le diable se cache dans les détails. Car au-delà de poser des questions importantes, ces solutions toutes faites soulèvent généralement d’autres problèmes de par leur propre action. Cela s’explique d’une part via les choix philosophiques et politiques opérés (inconsciemment ou non) derrière toute technologie, et d’autre part via les limites intrinsèques à celles-ci. Ainsi, développer des solutions au réchauffement climatique sans remettre en cause le système de production qui en est sa principale cause, c’est un choix politique. Aussi, toute solution technologique admet ses externalités, c’est pourquoi même les chercheurs partisans de la géo-ingénierie considèrent souvent qu’il ne s’agit que d’une mesure supplémentaire et non d’une réelle alternative.
Mais le solutionnisme technologique a bien un avantage de taille : celui de réduire le champ des solutions possibles à celles qui sont profitables, car élaborées sur base d’une innovation brevetée et dont la diffusion sera commerciale. Pour ce faire, une simplification de la réalité (consciente ou non) est d’abord opérée par les partisan·e·s[7], qui permet de redéfinir les enjeux climatiques, sociaux et technologiques. Et ce afin d’y écarter toute réponse allant à contre-courant de l’idéologie capitaliste de progrès. Ainsi biaisée, le chemin est tout tracé, et la solution la plus désirable selon les nouveaux critères répond aux plus strictes exigences de profitabilité.
Pour mieux comprendre cette opération, prenons un nouvel exemple, celui de la mobilité. Une mobilité du futur plus verte et responsable est un objectif partagé par beaucoup d’acteur·rice·s de tous horizons. À en croire Elon Musk, symbole de la réussite entrepreneuriale et idole de tout wanna-be startupper, la solution réside dans une voiture électrique autonome pour toutes et tous, ainsi que dans la création de tunnels souterrains pour les accueillir[8]. La solution est de prime abord alléchante. Plus de moteurs à essence, un risque d’accident grandement réduit et moins d’embouteillages, toutes ces choses s’inscrivent dans l’objectif affiché.
Mais est-ce vraiment une solution désirable? Creusons un peu : si l’on part du postulat que la voiture individuelle est quelque chose de nécessaire, y compris en centre-ville, alors Elon Musk se rapproche d’un idéal en termes de mobilité. Mais n’est-ce pas manquer cruellement d’imagination que de se calquer sur un modèle de mobilité contemporaine extractiviste et anti-écologique afin d’en améliorer les composantes? Existe-t-il d’autres modèles beaucoup plus soutenables et souhaitables pour la circulation de demain ? La réponse est oui, dans une réforme des transports publics, une transformation de l’espace urbain et des déplacements réduits par exemple.
Pour que de telles solutions émergent, il faudra plus qu’un nouveau constructeur automobile ou une Boring Company qui creuse des tunnels de métro pour y mettre des véhicules individuels. L’enjeu est crucial et le système actuel ne conduit qu’à des idées tièdes et des solutions tristement hyperextractivistes.
Admettre la complexité d’une thématique, c’est d’abord cesser de faire un «état des lieux» en considérant uniquement une collection de faits inaltérables et d’informations pseudo-neutres, et se préoccuper des conditions d’émergence de ces informations, ainsi que du milieu dans lequel elles naissent et évoluent. Car le contexte philosophico-politique qui produit la connaissance transforme et prédétermine déjà ses usages.[9]
Dans ce cas précis, partir avec des données telles que «la consommation moyenne d’une voiture à combustion», «le nombre de personnes prêts à passer à l’électrique moyennant prime écologique» et «la taille potentielle du marché de la voiture en 2050» oriente déjà le débat. Pas parce que ces informations sont fausses, mais bien parce qu’elles relèvent toutes d’un fétichisme de la voiture individuelle par rapport à tous les autres moyens de mobilité possibles. Dans ce cadre, une solution impliquant moins de déplacement ou une nouvelle ligne de métro est nécessairement mise à l’écart avant même d’être envisagée.[10]
Dans un système néolibéral, une solution souhaitable sera une solution profitable, élaborée avec un ensemble de contraintes et de suppositions qui serviront d’axiomes pour maximiser le retour sur investissement. Dès lors une «optimisation» du transport ou d’un autre système, fût-elle élaborée par le biais des big datas avec les meilleurs algorithmes ne conduira qu’à des améliorations tout au plus insuffisantes face à l’ampleur des défis climatiques et sociaux à relever.
Néanmoins, le solutionnisme technologique n’est qu’un symptôme d’un mal beaucoup plus profond. Car cette croyance découle d’un biais de sympathie envers ce que l’on appelle encore communément le progrès.
LE PROGRESSISME
Selon le Larousse, le progrès peut se définir de plusieurs manières[11] :
1. Transformation vers le mieux dans un domaine particulier, évolution vers un résultat satisfaisant, favorable 2. Évolution régulière de l’humanité, de la civilisation vers un but idéal 3. Fait d’avancer, mouvement en avant, progression
Selon la première définition, une notion positive lui est associée, et c’est le plus souvent dans ce sens-là qu’il est utilisé. La deuxième définition indique quant à elle un but idéal d’une société en particulier, impliquant implicitement que cet objectif est souhaitable. Enfin, la troisième fait référence au mouvement ainsi qu’à sa direction, sans spécifier ni la nature positive ou négative de celle-ci ni son but.
Si l’on devait définir le mot tel qu’il est utilisé par les dominant·e·s[12] dans la société contemporaine, c’est cette troisième définition qui l’emporterait sur les autres. Car le progrès tel que prôné par les dominant·e·s n’est qu’une représentation naïve et grotesque de ce qu’il conviendrait plus d’appeler une fuite en avant. La 5G, l’«Internet of things», les «big data», pour citer trois éléments parmi une multitude d’autres, ne sont que des produits profitables d’une innovation qui repose toujours sur un système insoutenable.
De fait, ces innovations ne font qu’augmenter notre utilisation de ressources et d’énergie, à contresens de toute stratégie écopolitique réaliste. Il est utile à ce stade de rappeler que ces ressources[13], si précieuses pour le maintien du mode de vie occidental se font de plus en plus rares.
Résoudre un problème avec une solution employant autant voire plus de ressources est une aberration. D’aucun·e·s conviendront que les bienfaits d’un frigo connecté, d’une énième pub ciblée ou d’une connexion internet plus rapide ne compensent aucunement l’exploitation humaine, le pillage de ressources précieuses ni la consommation accrue qu’iels engendrent. Les gains sont superflus; les pertes s’accumulent.
En effet, tout n’est pas bon à prendre dans le champ des possibles technologiques. Ce qui devrait sembler être une évidence devient totalement contre-intuitif pour le·a citoyen.ne lambda; iel qui est constamment baigné·e dans un techno-progressisme et une destruction créatrice[14] si nécessaires à la relance d’un système sans cesse à bout de souffle.
Si le progrès est technique, il est avant tout humain. Dès lors une technologie qui n’aide ni à l’émancipation de l’humain ni à son bonheur ou sa résilience devrait à minima faire l’objet d’un examen critique avant son déploiement. Nous pourrions alors considérer le progrès dans sa première définition, celle d’une évolution positive, au moyen d’une technique libératrice.
Cependant, force est de constater que le couplage technologie-pouvoir aujourd’hui est plus fort que jamais. Loin de se rapprocher de cette définition, notre innovation aujourd’hui sert bien souvent à concentrer plus de pouvoir au sein d’une poignée de mains toujours plus fermes. Cette concentration définit les conditions d’utilisation et de développement de la technique future, nous éloignant toujours plus d’un progressisme au sens véritable, humain du terme. C’est pourquoi une véritable stratégie écopolitique doit se défaire de l’idée naïve du progrès qui est celle du capitaliste contemporain.
POUR UN NOUVEAU PROGRESSISME
Celui qui critique l’innovation technique s’expose toujours aux mêmes réactions binaires des partisans du progrès naïf. Si l’on n’encourage pas la fuite en avant, c’est nécessairement que l’on prône un retour en arrière. Cette vision unidimensionnelle de la technique est réductrice et empêche tout débat sur la question technologique. Voir le progressisme de cette manière, c’est accepter avec fatalisme tout ce qui est proposé, parce que l’on est «pour le développement technologique en général», «qu’on ne choisit pas la direction du progrès», ou encore «que celui-ci œuvrera toujours pour le bien de toutes et tous». [15]
Or nous venons de montrer que le progrès n’est pas au-dessus de toute critique. Il est non seulement critiquable, mais sa trajectoire est, elle, modifiable. Le progressisme reflète ce que notre civilisation considère comme aidant à nous émanciper, à mieux vivre ensemble, à aspirer à une vie meilleure. Sa direction est donc loin d’être arbitraire et dépend in fine des choix que l’on effectue, choix guidés par nos croyances politiques, scientifiques, philosophiques. Nos choix communs déterminent chaque jour ce à quoi ressemblera le monde de demain. Les directions possibles du progrès sont de fait presque infinies, et une critique écologique et sociale de la direction actuelle est non seulement possible, mais nécessaire.
Ainsi, il était important de s’indigner lorsque «le progrès» était synonyme de course à l’armement nucléaire au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Car il était évident que ce type de progressisme ne mènerait aucunement l’humanité dans une direction propice à une émancipation ou un bonheur humain accru. De la même manière que la volonté de suprématie militaire a pu influencer notre innovation, le désir de profitabilité, pinacle de notre système capitaliste, influe aussi sur nos choix communs.
S’il est possible pour le progrès d’adopter un but militaire et capitaliste, il peut prendre une multitude d’autres directions. Par exemple, il est tout à fait possible de redéfinir le progrès en prenant en compte la finitude de nos ressources, les conditions dans lesquelles celles-ci sont extraites et l’impact de leur utilisation. Vu sous cet angle, l’innovateur·rice sera celle ou celui qui développera des solutions écologiques et sociales à long terme, loin d’un impératif de rentabilité. La question ne sera plus de savoir comment augmenter le débit du flux de données de la 5G, mais si nous sommes prêts à payer le coût écologique d’une vitesse accrue dans tel ou tel contexte, ou encore d’imaginer d’autres solutions pour les situations considérées. En d’autres mots, la question centrale est la suivante : quelles concessions sommes-nous prêts à faire pour obtenir un résultat désirable selon notre définition du progrès?
Cette question est à peine abordée aujourd’hui. Continuons avec l’exemple de la 5G : au-delà de la vitesse, les politiques jouent aussi sur la peur d’un retard technologique vis -à-vis des autres pays (et la perte d’emploi qui suivrait irrémédiablement) pour justifier le déploiement massif de cette technologie sur nos territoires. En martelant aveuglément qu’il n’y a pas d’alternative (le fameux TINA) et qu’il faut suivre «le cap», iels démontrent leur incapacité à penser un progrès qui ne mène pas tout droit à une catastrophe écologique et sociale.
C’est pourquoi ajouter d’autres dimensions au progressisme, le voir comme un ensemble continu de choix collectifs et non comme une ligne indépendante de la volonté humaine est essentiel pour pouvoir questionner nos modèles et se réinventer. Être technocritique, ce n’est pas idéaliser la société du passé; c’est choisir celle du futur. À ce titre, je propose que nous nous réclamions d’un nouveau progressisme, c’est-à-dire d’un progrès choisi, consenti et tenant pleinement compte des aspects sociaux, climatiques et énergétiques.
Concrètement, cela se traduit par des choix en accord avec nos convictions et nos besoins. Et en attendant des propositions valables, cela consiste d’abord en un refus des innovations superflues que l’on nous vend par impératif financier au détriment de tout le reste. Refuser, c’est déjà faire de la place pour réfléchir à d’autres façons de faire, se poser la question de comment faire autrement, de manière plus respectueuse et inventive. Imaginer et mettre en place des alternatives (si besoin est), s’auto-organiser afin de marcher dans la nouvelle direction choisie est alors possible.
Bien que possible, cette auto-organisation se heurte très vite au problème de la démocratisation des choix à effectuer. Il serait bien naïf de croire que le pouvoir de choisir est réparti équitablement entre toutes et tous. Comme mentionné plus haut, la relation technologie-pouvoir ne fait que s’intensifier, tout comme la concentration de capital économique nécessaire aux changements à grande échelle. Dès lors, reprendre le contrôle collectif de nos choix technologiques devient une nécessité. Les moyens d’y parvenir sont en dehors de la portée de cet article, mais il est évident que sans un changement radical de système politico-économique les chances d’y parvenir sont minces.
Cette dernière constatation peut paraître pessimiste. Néanmoins, sortir de cette vision naïve de progrès, c’est déjà se défaire d’une des illusions les plus tenaces du système qui nous a produits. C’est arracher le monopole du développement technologique bienveillant aux promoteurs·rices de l’état policier et du capital prédateur. C’est aussi penser des alternatives sans tomber dans le manichéisme qui polarise les débats sur le progrès. Enfin, c’est poser les bases d’un système résilient qui considère la technique pour ce qu’elle est, comme un outil potentiellement émancipateur et non une panacée à tous nos maux.
Pour un nouveau progressisme ambitieux, anautoritaire, écologique, libérateur, humain.
JONATHAN VANDESCOTTE
[1] extrait vidéo ici : https://www.leparisien.fr/politique/emmanuel-macron-et-la-pique-sur-les-amish-le-president-passe-en-mode-campagne-15- 09-2020-8384877.php
[2] Pour plus d’informations : https://jancovici.com/publications-et-co/articles-de-presse/faut-il-faire-la-5g/
[3] Ici, ce terme est utilisé dans le sens d’ « un procédé technologique ».
[4] Cette technologie n’est pas toujours existante mais est estimée accessible (via des investissements suffisants en recherche et développement)
[5] plus d’explications ici : https://fr.wikipedia.org/wiki/Géo-ingénierie#Augmentation_de_la_quantité_d'aérosols_dans_l'atmosphère
[6] Pour en savoir plus : https://blogs.mediapart.fr/emmanuelglais/blog/290420/bill-gates-et-les-scientifiques-de-la-geo-ingenierie-guardian-2012
[7] Les promoteur·rice·s du solutionnisme technologique en général (entrepreneur.e.s, politiques, investisseur.euse.s en tout genre).
[8] à propos de Tesla : https://www.tesla.com/autopilot ; à propos de The Boring Company : https://www.boringcompany.com/projects
[9] À ce sujet, voir Bruno Latour, 2004, Why Has Critique Run out of Steam? From Matters of Fact to Matters of Concern, The university of Chicago, disponible via ce lien : http://www.bruno-latour.fr/sites/default/files/89-CRITICAL-INQUIRY-GB.pdf
[10] Cet exemple est bien sûr simpliste et vise uniquement à illustrer les explications sur les choix philosophico-politiques à l’oeuvre dans le systèmeinformationnel.
[11] Les définitions sont à retrouver ici : https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/progrès/64212
[12] J’utilise ici le terme dans sa définition sociologique (Farlex, 2009) : "a social group that controls the value system and rewards in a particular society ».
[13] Ressources pour notre énergie (charbon, pétrole, gaz etc) mais aussi pour ce que nous fabriquons (lithium, coltan etc)
[14] « La destruction créatrice est le processus de disparitions d’activités productives remplacées par de nouvelles activités du fait du progrès technique », pour plus de détails consulter le site https://ses.webclass.fr/notions/destruction-creatrice/, dont cette définition est tirée.
[15] Sur la difficulté à concevoir une autre idée de progrès, voir l’interview récente de Francois Jarrige dans Mediapart : https://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/280920/le-modele-amish-vaut-il-mieux-que-le-modele-start