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UN AUTRE RÉCIT DE LA NATURE

Il y a les chiffres, les centaines de millions de tonnes de viandes produites [1], les dizaines de milliards d’animaux élevés [2] (presque 300 millions de volailles abattues en Belgique en 2019 [3]), les dizaines de millions d’hectares de forêt détruits [4]. Il y a les images, celles des abattoirs, celles des incendies, celles des famines, celles des inondations et des sècheresses, mais surtout une attitude, une attitude de destruction, d’extermination, d’exploitation. La nature, dans les sociétés occidentales, est un bien de consommation, un lieu de production ou un sanctuaire à épargner. La nature est toujours un objet, car elle s’inscrit en dehors de la culture, on la consomme, la protège, l’exploite. La distinction entre nature et culture n’est pourtant pas si absolue, elle n’est pas l’apanage de toutes les sociétés, de tous les systèmes moraux.

Devant l’ampleur de la crise qui nous attend, il est peut-être temps de prendre du recul sur des schémas de pensée trop peu questionnés. Déconstruire les sous-entendus, les non-dits, écouter les autres perspectives, (re)penser l’égalité, établir des rapports de forces sont des pistes pour lutter contre l’exploitation et l’extermination de la nature.

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LA COSMOLOGIE OCCIDENTALE

La séparation entre nature et culture fait partie de la cosmologie occidentale, un terme utilisé ici dans le sens qu’Alessandro Pignocchi lui donne comme étant « l’ensemble des structures mentales partagées les plus fondamentales qui organisent les rapports au monde d’un peuple »[5]. Une autre structure mentale serait par exemple la distinction basée sur le genre. Ces structures, intégrées par habitude, ont besoin d’être remises en cause pour devenir des objets de pensée. Sans cette démarche, elles ne sont pas contestées, car elles apparaissent comme naturelles, logiques et objectives [6]. Pour arriver à comprendre à quel point ce discours est omniprésent dans nos sociétés, il faut déconstruire ces structures mentales en multipliant les points de vue divergents.

Ce reflet de la réalité, qui n’en est qu’un parmi tant d’autres, fonde toute une série de concepts comme celui de progrès, de travail ou encore de liberté et d’abondance [7]. Les humains sont la culture et les non-humains sont la nature et nous exerçons notre domination en transformant la nature en objet et en lui refusant un statut de sujet. Cette construction se retrouve partout dans le monde capitaliste et notamment dans la pensée écologique mainstream [8].

CRITIQUE DU MOUVEMENT ÉCOLOGIQUE MAINSTREAM [9]

Un mot semble faire de plus en plus l’unanimité dans la lutte écologique : le climat. Les marches pour le climat, la lutte pour le climat, la résistance climatique ou les victoires climatiques, voilà aujourd’hui le vocabulaire le plus utilisé lorsqu’on parle de la crise écologique [10]. Cette focalisation autour du dérèglement climatique se fait au détriment de la biodiversité, de la destruction des sols, des océans … Et s’il rencontre autant de succès, c’est que ses effets sont visibles et se font déjà ressentir directement par les Occidentaux : sècheresses, canicules, incendies, pertes de rendement, épuisements des ressources.

Pour répondre à cette problématique, le grand objectif annoncé du pacte vert européen ou EU Green Deal est la neutralité carbone. Cet objectif se concentre sur les GES (gaz à effet de serre), mais surtout il véhicule l’idée que le CO2 émis par les activités humaines pourrait être absorbé ou compensé. Une idée qui légitime la « compensation carbone », une stratégie de greenwashing de beaucoup d’industriels [11].

Loin d’être sortie d’un point de vue anthropocentrée, cette vision de la lutte écologique aurait pour but de réguler la planète, contrôler le climat pour nous permettre de conserver nos modes de vie. La nature loin de ne plus être un objet reste ici une ressource qu’il faut préserver pour continuer à l’exploiter.

Aujourd’hui, cet objectif est partagé par l’UE et un tas de groupes industriels, mais aussi par des mouvements écolos [12]. Or, il contribue à ne pas remettre en cause les structures économiques. Loin d’être sortie d’un point de vue anthropocentrée, cette vision de la lutte écologique aurait pour but de réguler la planète, contrôler le climat pour nous permettre de conserver nos modes de vie. La nature loin de ne plus être un objet reste ici une ressource qu’il faut préserver pour continuer à l’exploiter. Sauvons le grand poumon de la planète, préservons nos récoltes … Le concept de décroissance s’inscrit (parfois) lui aussi dans cette optique : il faut moins produire, car il y a une limite aux ressources sur terre. La terre est vue ici comme un grand-supermarché dans lequel il s’agirait d’arrêter de voler les stocks des années à venir. Ces imaginaires ne sont pas sans conséquences politiques ou morales : ils permettent de ne pas remettre en cause nos structures économiques et politiques [13].

Pour construire un imaginaire dépollué de l’omniprésence de ce rapport mortifère avec la nature, il existe aujourd’hui plusieurs outils qui méritent de s’y attarder.

UN RAPPORT UNIVERSEL ?

Pour déconstruire une cosmologie, quoi de mieux que de la comparer à une autre? L’anthropologie permet un pas de côté, de prendre de la hauteur et du recul. En comparant les mécanismes d’un groupe avec un autre, cette discipline nous permet de mieux comprendre les structures internes qui organisent notre rapport au monde.

Pour différencier les différents points de vue, intéressons-nous aux rapports d’intériorité et d’extériorité entre humains et non-humains. Notre vision, appelée le naturalisme, refuse une intériorité aux non-humains, incapable de parler, de penser, de réfléchir, mais trouve une unicité dans le monde physique. Pour mieux comprendre, prenons l’image du perroquet. Le perroquet est capable de reproduire des mots, il répète l’humain. Il n’est en revanche pas capable de créer son propre langage. S’il n’a pas les capacités intellectuelles ou morales de l’humain, il a cependant des capacités physiques qui le rapprochent de nous, qui nous rappellent à nous. Le monde n’est qu’un, mais seul l’humain à la capacité de gérer ce monde, de l’organiser, de le juger.

Comme contrepoint à cette vision, l’animisme semble le plus approprié [14]. En effet, les achuar·e·s par exemple, une population amazonienne, considèrent que les non-humains (y compris les plantes) possèdent une intériorité similaire à celles des humains. Iels sont considéré·e·s comme des sujets, des partenaires sociaux. Les rapports sont basés sur le don, l’échange et la prédation. L’humain peut être un prédateur, car sa propre survie peut nécessiter la mort d’un non-humain. Dans nos modèles agricoles ou d’élevages, les animaux ou les végétaux sont niés comme sujets, ils sont créés, transformés et consommés. Il n’y a pas de relation de prédation, car la victime est niée.

Les animistes établissent en revanche une séparation physique. Les humains et non humains ne sont pas forcément amenés à vivre dans les mêmes espaces, mais c’est la rencontre entre les humains et non-humains dans l’espace physique et l’existence de part et d’autre d’une intériorité, qui va régir leur rapport. Chez les naturalistes, l’intelligence, la conscience et la capacité qui n’est reconnue qu’aux humains permettent de régir de manière totalisante le monde et d’exercer la domination de l’humain sur la nature [15].

La pensée naturaliste, loin d’être universelle, a permis de légitimer moralement la souffrance qu’on inflige aux animaux. Le spécisme était né.

L’ANTISPÉCISME ET LA SENTIENCE

Le spécisme est une idéologie qui se base sur une distinction faite entre les espèces pour justifier une hiérarchisation entre celles-ci. Cette hiérarchisation se fait donc entre les humains et les animaux, mais aussi à l’intérieur des animaux, un chien n’ayant pas le même statut qu’une vache par exemple. Cette distinction se base sur l’idée que l’humain serait seul capable «d’intelligence», servant à légitimer moralement la domination et la souffrance infligée à ce qui n’est pas humain ou pas vraiment humain. Il serait mal de faire du mal à ce qui est intelligent.

Le mouvement antispéciste critique ce critère d’intelligence et propose celui de sentience. La définition de ce mot est rentrée dans le Larousse 2020 comme étant «pour un être vivant, capacité à ressentir les émotions, la douleur, le bien-être, etc. et à percevoir de façon subjective son environnement et ses expériences de vie.» Dans ce système moral, il serait mal de faire du mal à ce qui ressent la souffrance. Le but moral serait de minimiser la souffrance [16].

Certain·e·s font du spécisme une critique plus poussée encore, voyant dans les rapports de domination, des mécanismes qui se reproduisent ailleurs. «La perception, la considération et le traitement des animaux comme des choses – des objets inertes, dominables, exploitables, manipulables, exterminables – peuvent être considérés comme le modèle général de toutes les disqualifications, réifications, marchandisations qui investissent le monde des humains et du social.» [17]

RÉCITS ET LUTTE

Réfléchir à nos rapports et comprendre les mécanismes de domination invite à opérer un basculement dans la vision de la lutte écologique. Lutter pour la nature, ce n’est pas négocier, argumenter ou convaincre celles·eux qui l’exploitent, la marchandisent et la détruisent. Une guerre est menée contre le vivant. Il n’y aura pas de capitalisme vert, car le capitalisme implique la croissance, la croissance des biens et des services. Il n’y aura pas de plan écologique ambitieux mené par des organisations qui prônent cette même croissance. Il n’y aura de lutte écologique que celle qui s’émancipe de ces récits.

Mais les récits seuls ne suffiront pas. Les acquis sociaux se sont construits dans des rapports de force avec les dirigeant·e·s. Il faudra agir, construire des alternatives à ces modèles, occuper des terres et rentrer en conflit avec le système qui exploite et extermine les vivants.

TOM BLONDIAU

[1] http://www.fao.org/3/a-I4581E.pdf#page=54

[2]https://docs.google.com/document/d/1vfHZQ_yF08vndJGAqLlQBetqCpVLJUNIVqhszWrOdIE/edit?usp=sharing

[3] https://statbel.fgov.be/fr/themes/agriculture-peche/animaux-abattus#panel-13

[4] http://www.fao.org/news/story/en/item/40893/icode/

[5] Une définition entendue dans le podcast de Présage dédié à Alessandro Pignocchi.

[6] Toujours selon l’auteur (entre-autre) de la BD « Petit traité d'écologie sauvage ».

[7] Voir la vidéo de Game of hearth « ÉCOPO - Pierre Charbonnier, Abondance et liberté ».

[8] « Massivement populaire, grand public, suivi et accepté par la masse. » fr.wiktionary

[9] Une critique basée sur les deux articles suivants https://www.vert-resistance.org/actualites/pour-une-resistance-socioecologiste-radicale/? https://floraisons.blog/pour-une-ecologie-radicale/

[10] https://reporterre.net/Resistance-climatique-c-est-le-moment

[11] https://www.youtube.com/watch?v=kZvF-5DsxcE

[12]https://www.partage-le.com/2019/10/12/a-propos-dextinction-rebellion-partie-1-zero-emission-nette-par-kim-hill/

[13] Comme en témoigne la description du pacte vert européen « Le changement climatique et la dégradation de l’environnement constituent une menace existentielle pour l’Europe et le reste du monde. Pour y faire face, l’Europe a besoin d’une nouvelle stratégie de croissance qui transforme l’Union en une économie moderne, compétitive et efficace dans l’utilisation des ressources ». https://ec.europa.eu/info/strategy/priorities-2019-2024/ european-green-deal_fr

[14] Il existe d’autres cosmologies relatives à la nature : le totéisme, l’analogisme qui ne seront pas abordés ici, mais preuve supplémentaire de l’absence d’universalité chez l’humain dans ses rapports à la nature.

[15] Pour aller plus loin: Philippe Descola, «Les animaux et l’histoire, par-delà nature et culture», Revue d’histoire du XIXesiècle; Philippe Descola, «À qui appartient la nature?», La Vie des idées, 21janvier 2008. ISSN: 2105-3030; Thomas Lerosier, «Philippe DESCOLA, Par-delà nature et culture», Questions de communication; Philippe Descola, «Le Grand Partage», EcoRev', vol.47, no.1, 2019, pp. 131-137

[16] Demos Kratos «La PIRE ERREUR du Mouvement Écologiste!»

[17] Rivera, Annamaria. «Sexisme, racisme, spécisme : notes introductives à une dialectique complexe», Daniela Cerqui éd., Mélanges en l’honneur de Mondher Kilani. BSN Press, 2015, pp. 133–144.

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