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L’ETAT D’EXCEPTION EN TANT QUE PARADIGME DE GOUVERNEMENT

Depuis le début de la crise Covid, nous avons observé des scènes peu imaginables : port du masque obligatoire, mise à l’arrêt complet du pays, confinements, couvre-feux et restrictions en tout genre. Certes, la sortie de toute crise nécessite la prise de mesures fortes (pour ne pas dire radicales), dans le respect des principes légaux établis, et ce pour garantir la sécurité publique. Néanmoins, force est de constater que la limite à ne pas franchir pour malmener nos droits les plus fondamentaux est ténue.

Si la « crise » que nous vivons actuellement et les mesures qui en découlent nous semblent inédites, certain·e·s les analysent comme la continuité d’un mode de gouvernement déjà appliqué depuis plusieurs années, système caractéristique de notre société moderne: l’état d’exception.

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L’ÉTAT D’EXCEPTION, LA SOUVERAINETÉ MODERNE ET LA « VIE NUE »

L’ « état d’exception » est une notion qui décrit la situation où certaines normes et/ou garanties juridiques sont suspendues afin de faire face, de façon temporaire, à une circonstance exceptionnelle [1]. « Là où, en temps « normal », l’État veille à maintenir un certain équilibre entre les libertés et les restrictions découlant de l’exercice du pouvoir, c’est une dynamique différente – assez paradoxale, où le droit suspend le droit – qui prend effet lorsqu’il est question de faire face à une crise. »

Théorisée notamment par le philosophe italien Giorgio Agamben dans ses ouvrages Homo Sacer, cette mise à mal du droit est analysée comme un fondement caché de la souveraineté moderne, dans laquelle l’Etat peut décider de façon arbitraire de suspendre le droit et, de même, d’instaurer un nouveau droit. Au-delà de la simple analyse politico-juridique, Agamben se questionne sur le lien entre le droit, l’exception et la vie et dit « l’exception est le dispositif original grâce auquel le droit se réfère à la vie et l’inclut en lui du fait même de sa propre suspension » [2]. Lorsque nait la situation d’exception, le droit « s’imprègne » de la vie et tend à la réduire à sa simple conception biologique. C’est là que nait ce qu’il appelle « la vie nue » [3].

Si Agamben en démontre l’existence évidente dans l’exemple du camp nazi [4], le rapprochement entre la « vie nue » et l’état d’exception peut être observé non plus seulement dans un régime totalitaire, mais bien dans une démocratie moderne. En effet, l’état d’exception y devient un principe mis en œuvre de façon continuelle par la société, au moyen de la décision d’autorité, que la limite entre politique usuelle et d’exception s’estompe. L’exception devient alors la règle, un paradigme normal de gouvernement de l’État moderne [5].

L’IMPORTANCE DE LA QUALIFICATION ET L’UTILITÉ DE L’EXCEPTION

La première étape à l’application d’un régime d’exception est la reconnaissance d’une situation « urgente » ou, plus globalement, d’une « crise ». En effet, la particularité de l’état d’exception, c’est que la qualification de cet état ne peut avoir lieu au préalable : c’est au moment même de la prise de décision arbitraire qu’il nait. C’est lorsque certains faits sociaux sont désignés ou présentés comme « urgents » que les gouvernements s’autorisent à appliquer un régime dérogatoire et mettent dès lors en place un traitement d’exception. Cette qualification est donc cruciale : elle déterminera non seulement la façon dont le problème sera traité, mais aussi les acteurs qui seront en jeu, les ressources qui seront attribuées et les mesures qui seront prises [6].

Sur la question de l’utilité des politiques d’exception, deux finalités sont observables. Tout d’abord, l’histoire nous enseigne que, souvent, les états ayant appliqué une politique d’exception l’ont fait dans une optique de conservation de la sécurité de la société en question. C’était en même temps un moyen de maintenir et accroitre le pouvoir en place, comme le démontre par exemple le cas des seigneurs de l’Ancien Régime, qui octroyaient notamment des privilèges ou des exemptions à certains individus, permettant à la fois d’asseoir leur pouvoir et d’étendre le champ d’action de l’administration de l’État [7].

Ensuite, il peut également exister des régimes d’exception qui ont un objectif de transformation. C’est par exemple le cas des mesures de discriminations positives qui ont pour objectif elles de défaire des pratiques enracinées dans une société donnée. Elles visent alors à un changement de l’ordre en vigueur pour un ordre plus en adéquation avec l’évolution que l’on tend à donner à la société [8].

La qualification de crise d’une situation n’est donc pas un simple constat de fait, c’est un réel choix politique.

L’EXCEPTION ET LE CONTEXTE DE LA CRISE COVID-19

Les contours de la notion ainsi posés, il est possible de nous questionner sur ceux-ci à la lumière des évènements que nous vivons actuellement sous la crise Covid-19. Il n’est évidemment pas question ici de nier l’existence de la pandémie, ni de remettre en question sa gravité, mais plutôt de nous interroger sur l’impact qu’a eu la qualification de cette situation en tant que « crise », et plus globalement sur le devenir de l’éthique et de la politique qu’elle engendre.

La qualification de crise d’une situation n’est donc pas un simple constat de fait, c’est un réel choix politique.

Nous pouvons nous accorder pour dire qu’une menace grave nécessite une action des autorités, la rapidité et l’efficacité étant des besoins naturels de l’état d’exception. Or, ces impératifs éprouvent nécessairement les grands principes régissant nos états de droit, tel le principe de légalité – nos institutions fonctionnent selon une procédure établie par la loi –, la hiérarchie des normes – un arrêté ministériel ne peut normalement pas contrevenir à une loi –mais aussi le principe démocratique – les modalités de participation populaire (déjà trop peu nombreuses en temps « normal ») sont par essence inutilisables (ou inutilisées) en période de « crise».

Et c’est là que l’on retrouve la notion de « vie nue » : c’est au profit du maintien de celle-ci que sont prises par l’autorité en charge des décisions radicales et que nos libertés, nos croyances, nos rapports sociaux sont sacrifiés. Si les gouvernements sécuritaires ne créent évidemment pas la situation d’exception, ils la définissent, la dirigent et l’exploitent. In fine, la dimension humaine de nos vies est réduite à notre condition biologique, où « la santé devient une obligation juridique à remplir à tout prix» [9].

Ces constats posent question quant à l’« après Covid ». Cette crise va-t-elle cristalliser [10] des projets que les gouvernements n’avaient pas pu établir au sein des états ?

Qu’en sera-t-il de la régulation d’aspects de nos vies, allant de la « simple » fermeture des universités et de l’instauration des cours en ligne à la libre circulation des personnes ou encore à la liberté de rassemblement. C’est plus fondamentalement encore la menace de la réduction à son strict minimum des rapports sociaux entre êtres humains qui doit nous alarmer qui – bien qu’endiguant la prolifération du virus – entrave par la même occasion la « contagion » d’idées. C’est l’habitude à la vie dans des conditions telles que nous les vivons actuellement qui doit nous remuer et nous faire nous demander ce qu’il en est d’une société qui ne croit plus qu’à la survie.

Ce sont ces questions fondamentales qui constitueront le fil rouge du Printemps de la Justice de cette année. Le rendez-vous est pris pour mars 2021.

MARIA VARGIAKAKIS

[1] https://www.universalis.fr/encyclopedie/etat-d-exception/

[2] G. AGAMBEN, Homo Sacer, II, L’état d’exception, 2003, Paris, Le Seuil, p.10.

[3] S. HAYAT et L. TANGY, « Exception(s) », Tracés. Revue de Sciences humaines, 2011, mis en ligne le 16 mai 2011, consulté le 18 novembre 2020. http:// journals.openedition.org/traces/5035, 5-7.

[4] G. AGAMBEN, Homo Sacer, III, Ce qui reste d’Auschwitz, 1998, Paris, Payot et Rivages.

[5] G. AGAMBEN, Homo Sacer, I, Le pouvoir souverain et la vie nue, Paris, Le Seuil, p.27.

[6] S. HAYAT et L. TANGY, op.cit., 11.

[7] Ibidem, 20.

[8] D. SABBAGH, L’égalité par le droit. Les paradoxes de la discrimination positive aux États-Unis, 2003, Paris, Economica.

[9] Extrait d’une interview du 24 mars 2020 de Giorgio Agamben dans Le Monde, https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/03/24/giorgio-agamben-l -epidemie-montre-clairement-que-l-etat-d-exception-est-devenu-la-condition-normale_6034245_3232.html? fbclid=IwAR0FkJ4HsShIm7l3gJqf_b5Le6-BB_fb6fM2HQUU_hj8d5ELro8nYz6H7Qg

[10] Signifie « faire que quelque chose qui était diffus, inorganisé, imprécis devienne fort, cohérent, précis ; concrétiser » (Larousse).

[11]Merci au cerveau malade de F. B. pour la relecture avisée.

POUR APPROFONDIR :

Homo Sacer, I, Le pouvoir souverain et la vie nue, Paris, Le Seuil, 1997.

Homo Sacer, III, Ce qui reste d’Auschwitz, Paris, Le Seuil, 1999.

Homo Sacer, II, 1, État d'exception, Paris, Éditions du Seuil, 2003.

Michel Foucault, « Les mailles du pouvoir», dans Dits et écrits, t. 2, Paris, Gallimard, 2001.

Michel Foucault,Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975.

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