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LE DÉNI ENVIRONNEMENTAL
La majorité des individus s’accordant sur l’importance du changement climatique, pourquoi y a-t-il si peu d’engagement de la part de Madame et Monsieur Tout-le-Monde? Les générations futures se poseront peut-être la même question, analysant avec incompréhension l’inaction de leurs prédécesseur·euse·s.
Bien que de nombreuses personnes et organisations adoptent déjà des mesures dans le bon sens, l’humain ne cesse de produire des quantités massives de gaz à effet de serre, ce qui persiste à nous engager dans des comportements destructeurs pour l’environnement. Certes, certaines démarches sont plus difficiles d’accès, à cause de limites financières, ou de la situation géographique de l’individu (lorsqu’on vit dans une zone sans transport en commun, la voiture est souvent perçue comme la seule option viable). On observe cependant un manque global d’investissement et d’efforts, même chez celleux qui ont l’embarras du choix. Quels sont les obstacles qui empêchent notre mobilisation, tant au niveau social qu’individuel ?
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Le but de cet article est ainsi d’essayer de vous décrire certains obstacles psychologiques compromettant notre adaptation au changement climatique.
IGNORANCE ET INCERTITUDE
Avant tout, il est de bonne mesure de mentionner que l’ignorance reste un facteur freinant pour une proportion non négligeable de la population. En 2006, 11% des participant·e·s répondaient «don’t know » à la question « Is it possible to reduce the effects of Global Warming?» dans le sondage du Pew Research Center [1], adressé à 1501 Américain·e·s adultes. De même, 10% des participant·e·s cochaient la réponse « don’t know » face à la question « Is there evidence that the Earth is warming?».
Au-delà de ce premier degré d’ignorance face au problème, on retrouve une autre partie de la population qui en est certes consciente, mais manque complètement de connaissances quant à l’ampleur du changement climatique et son impact, ce qui peut en partie être lié aux messages contradictoires provenant des médias.
En effet, à la fois la sous-exposition et la surexposition à un stimulus sont susceptibles de provoquer une torpeur à propos de l’environnement: le changement climatique peut alors échapper à l’attention immédiate lorsqu’il ne provoque pas de difficultés imminentes pour une personne (sous-exposition), mais, à l’inverse, lorsqu’un individu aperçoit trop souvent de signaux d’alerte (surexposition), l’attention accordée à cet objet se réduit (comme pour un panneau publicitaire par exemple). L’étude de Marian C. Burke et Julie A. Edell datant de 1986 [2] nous démontre que malgré toutes les variations testées, l’attention des spectateur·rice·s face aux publicités présentées déclinait à mesure que l’accoutumance augmentait. Cette étude obtint pour résultats qu’une période de 8 mois sans être exposés auxdites publicités était nécessaire pour que l’attention des sujets revienne à son seuil initial. Nous pouvons déduire de cette étude que l’attention face aux messages mobilisateurs proenvironnementaux décline probablement de manière similaire.
OPTIMISME
Les biais cognitifs qui vont influencer l’inaction environnementale sont nombreux. Ainsi, un biais cognitif est une déviation systématique dans le traitement cognitif d’une information .
Pour citer les plus connus, nous avons par exemple le biais d'autocomplaisance (se croire à l'origine de ses réussites, mais pas de ses échecs), le biais de confirmation d'hypothèse (préférer les éléments qui confirment plutôt que ceux qui infirment une hypothèse), ou encore le biais de représentativité (considérer un ou certains éléments comme représentatifs d'une population) . Ces biais ont notamment contribué à la survie de l’espèce, car une information n’a pas besoin d’être véridique pour nous aider à surmonter la réalité.
Abordons donc un biais d’optimisme spatial avec l’étude menée en 2009 par Leila Scannell et Robert Gifford [3]. Les résultats, recueillis auprès de 3232 personnes, soulignèrent que des individus de 15 parmi les 18 pays desquels iels étaient les résident·e·s estimaient que les problèmes environnementaux étaient plus graves ailleurs. Il est tout à fait possible que les conditions soient objectivement pires dans d’autres régions, mais une étude plus ancienne a démontré que cette tendance se produisait même dans des villages anglais distants de quelques kilomètres. Par ailleurs, le concept de « sous-estimation par actualisation» fait référence à la sous-évaluation des risques éloignés géographiquement ou dans le temps.
Un biais qui rejoint celui que nous venons d’aborder est le biais d’optimisme, selon lequel les gens vont avoir tendance à croire qu’iels sont moins exposé·e·s à un évènement négatif que d'autres personnes, ou qu’il y a plus de chances qu’un évènement positif leur arrive qu’à d’autres. En 2012, l’étude de Tali Sharot [4] décrivit l’activité cérébrale des patient·e·s pendant qu’iels estimaient leur probabilité de vivre divers évènements désagréables (exemple : « J’estime que j’ai 10% de chances d’avoir un accident de voiture au cours de ma vie), par IRMf (Imagerie par Résonance Magnétique fonctionnelle). Après chaque réponse, on leur donnait la réelle probabilité que chaque évènement arrive à quelqu’un comme elleux (exemple : « En moyenne, un homme de votre milieu social a 5% de chances d’avoir un accident de voiture »). Les chercheur·se·s ont ainsi observé que les participant·e·s étaient susceptibles de changer leur réponse (exemple : « J’estime donc que j’ai moi aussi 5% de chances d’avoir un accident de voiture ») uniquement dans le cas où l’information donnée était plus avantageuse à leur égard que ce qu’ils avaient annoncé au début.
En observant les résultats de l’IRMf, il était visible que lorsque l’on annonçait aux patient·e·s une information « pire » que ce qu’iels avaient estimé, le codage neuronal [5] se réduisait dans la région du lobe frontal [6]. La conclusion de cette observation est que le biais d’optimisme dérive d’une qualité d’apprentissage détériorée, à cause du rejet d’informations insatisfaisantes.
Certains individus optimistes risquent ainsi d’être freinés dans leur compréhension des enjeux réels du problème climatique. De plus, de nombreuses personnes pensent que leur contribution n’aura aucun impact, étant donné que ce problème est à grande échelle. Cette notion porte le nom de « contrôle comportemental » en psychologie, et il peut être un facteur déterminant lors de simples décisions comme prendre le métro ou la voiture.
Par ailleurs, on peut parfois retrouver une part d’idéologie dans l’optimisme. Au-delà de l’aspect religieux, certaines personnes plus laïques pourront également croire en « l’ordre des choses », et s’en remettront à Mère Nature. Parallèlement, on observe une croyance en la techno-salvation [7], c’est-à-dire le sauvetage par la technologie. Bien que l’innovation technologique ait largement prouvé qu’elle était capable d’améliorer notre niveau de vie, certain·e·s pensent qu’elle pourrait être notre seule et unique sauveuse. Cette confiance extrême est alors un obstacle à l’investissement individuel (et collectif) des personnes concernées. Certaines sociétés sont ainsi particulièrement convaincues par l’impact technologique potentiel, par exemple l’Institution of Mechanical Engineers, qui croit fortement en la géo-ingénierie (une de ses propositions est la création d’arbres artificiels [8]). Pourtant, l’IME ne préconise pas la géoingénierie seule, mais de concert avec les politiques d’atténuation classiques. Ainsi, la géoingénierie pourrait constituer un remède d’atténuation, mais n’est pas une solution miracle, et reste actuellement un complément à nos actions à petite et grande échelle.
COMPARAISON
Comparant régulièrement nos actions à celles des autres, nous tirons sans cesse des normes comportementales et subjectives par rapport à ce que nous considérons comme un comportement « approprié ». Ainsi, ces normes sociales peuvent être des forces de blocage, mais aussi des forces potentielles de progrès. L’étude de Schultz, Nolan, Cialdini, Goldstein et Griskevicius [9], menée en 2007 sur des ménages américains, met en exergue ce pouvoir à double tranchant des normes. Lorsque l'on présentait aux ménages leur propre consommation d’énergie ainsi que la consommation moyenne des propriétaires dans leur voisinage (il s’agit ici d’une norme descriptive), ils avaient tendance à modifier leur consommation pour la rendre conforme à la norme, c’est-à-dire la diminuer pour certains, mais aussi l’augmenter pour d’autres ! Cependant, les chercheurs ont démontré que cette augmentation pouvait être évitée lorsqu’une norme injonctive était ajoutée aux informations de consommation données : une émoticône "sourire" lorsque le ménage faisait partie du groupe à faible consommation, et une émoticône "désapprobation » lorsque le ménage faisait partie du groupe à forte consommation électrique. Dans ces conditions, l'ensemble des ménages diminuaient leur consommation électrique durablement.
En effet, il suffit de peu dans la présentation d'un même message pour entraîner une modification substantielle du comportement. Notre utilisation des réseaux sociaux ou même la simple influence de nos mots peuvent être de puissantes influences favorables à des comportements durables.
AVERSION DE LA PERTE
Tout d’abord, il est évident que lorsqu’un investissement est fait, une voiture par exemple, la plupart des gens préféreront s’y accrocher plutôt que de commencer à prendre le vélo ou les transports en commun. En effet, en apprenant les effets néfastes de l’utilisation d’une voiture, la personne sera en dissonance cognitive, mais comme un intérêt (ici, financier) est en jeu, il sera plus facile pour elle de changer d’avis que de changer de comportement.
En outre, l’habitude constitue l’une des plus importantes barrières au comportement « écoresponsable», car de nombreux comportements sont extrêmement résistants au changement définitif ou n’évoluent que sur de très longues périodes. Cette idée de variation de la résistance au changement est appelée « inertie comportementale » dans le champ psychologique. Dans le même genre de barrières psychologiques, on retrouve le conflit de valeur entre les objectifs et les aspirations (exemple : «je veux avoir une maison plus grande alors que je veux émettre moins de CO2»), ou tout simplement le manque d’attachement au lieu dans lequel les individus évoluent.
Passer à un mode de vie plus durable peut également comporter plusieurs risques. Ainsi, si je décide de vendre ma voiture et prendre le train tous les jours, que vont penser mes collègues de bureau et mes voisin·e·s ? L’écoresponsable et la réputation de chacun sont impactés par les jugements des autres, dès lors que nous avons une personnalité publique : c’est le risque social.
Très corrélé au précédent, le risque psychologique est défini comme la possibilité de perdre de l’estime de soi ou de la confiance en soi à cause des potentielles critiques et remarques de notre entourage. Les risques sont en effet multiples : risque temporel (le temps que j’ai investi dans mes changements « proenvironnement » n’aboutit pas aux avantages escomptés), risque financier (ne pas amortir le coût de mes nouveaux panneaux solaires), etc.
MÉFIANCE
De plus, le concept de réactance nous explique que beaucoup de gens réagissent contre les conseils ou les politiques, car iels ont le sentiment que leur liberté est menacée. Ceci est en partie dû au manque de confiance envers celleux qui définissent ces injonctions et recommandations. Ainsi, une fois que la confiance est brisée entre le·la citoyen·ne et les représentant·e·s de son gouvernement ou les scientifiques, la probabilité d’adopter un changement positif face au changement climatique décline, et peut mener le·la citoyen·ne à nier la véracité des propos des scientifiques, voire à carrément réagir contre leurs conseils.
DÉNI
La méfiance, l’incertitude et l’aversion de la perte peuvent souvent mener à un déni actif du changement climatique : nier son existence ou nier le rôle des humains au sein de cette problématique.
En effet, le mécanisme du déni exprime un refus catégorique de reconnaître ce que nos sens nous montrent. Il empêche ainsi un conflit entre une perception désagréable pour le moi et la perception qui est en accord avec la réalité préconstruite de l’individu, non par une comparaison de ces deux réalités, mais par une suspension de jugement et donc de décision vis-à-vis de ces contradictions.
D’un point de vue psychopathologique, le déni est un mécanisme de défense, car il nie la réalité d’une perception perçue comme dangereuse ou douloureuse pour le moi. En remettant en question le monde extérieur, le déni va protéger le moi. On observe alors une absence de conflictualité, car deux perceptions incompatibles coexistent au sein du moi, ce qui mène ainsi non pas à un conflit, mais à une conservation du savoir de la réalité tout en lui substituant une perception imaginaire. Le moi parvient ainsi à vivre sur deux registres différents, avec d’un côté la réalité perçue, et de l’autre, la réalité reconnue.
Cette barrière est particulièrement troublante pour les climatologues, car un changement de comportement ne peut pas se produire tant que le problème n’est pas considéré comme tel.
Lorsque les individus commencent à avoir une meilleure compréhension des enjeux environnementaux et décident de changer leur comportement, on observe que les comportements adoptés ne sont pas toujours les plus efficaces : c’est « l’hypothèse du faible coût ». En effet, certains comportements ont peu ou pas d’impact sur les émissions de gaz à effet de serre, mais leur facilité d’adoption mène à ce que ces actions-là soient choisies : on peut déduire que l’intention proenvironnementale ne va pas toujours correspondre à un impact pro-environnemental. En guise d’explication, Tyler [10] a avancé en 1982 « l’hypothèse de déni défensif » qui nous explique que lorsque des individus, même fort sensibilisés à la cause environnementale, sont confrontés à une situation qui implique un coût élevé, les personnes vont interpréter la situation de manière à ce que le problème ne leur paraisse pas inquiétant. Ainsi, nous allons éviter la dissonance cognitive et maintenir notre estime de nous-mêmes, en rabaissant voire éliminant l’importance du problème écologique à nos yeux.
Par ailleurs, il est vrai que l’inquiétude face au changement climatique n’est pas la norme partout, mais elle reste généralisée. Par conséquent, la norme sociale par comparaison aura un impact très important sur l’implication des différents individus, et pourra soit contrebalancer l’hypothèse du faible coût en les incitant à s’impliquer davantage, soit la renforcer dans le cas où les gens s’impliqueront dans des actions symboliques sans réelles conséquences, afin d’obtenir de la reconnaissance de la part de ses pairs.
CONCLUSION
L’étude de ces barrières psychologiques est encore en cours et nécessite de la recherche et de la pratique supplémentaires. De plus, identifier les variations propres à divers groupes culturels et segments de populations pourrait permettre de réagir plus spécifiquement à chacun et d’augmenter l’efficacité des efforts d’atténuation du changement climatique.
Les scientifiques sont optimistes : il est possible de dépasser ces barrières, à travers une opposition aux politiques et technologies qui engendrent le changement climatique, une optimisation des stratégies de communication, la mise en place d’études d’intervention visant des choix de comportements liés aux énergies fossiles, la collaboration étroite avec d’autres disciplines telles que des experts techniques et les agences gouvernementales, et bien d’autres.
Un domaine que nous connaissons tous et qui a été fortement résistant au changement de comportement est le tabagisme : les barrières de l’inaction qui le concernent ont pu être surmontées, et chacun connaît de nos jours les dangers liés au sujet. Pourquoi n’en serait-il pas de même pour se débarrasser des gaz à effet de serre?
ISALINE TOURNEMENNE
SOURCES :
https://www.universalis.fr/encyclopedie/denipsychanalyse/
https://www.psychanalyse.be/ressource/le-deni/ http://loic-steffan.fr/WordPress3/barrierespsychologiques-pour-agir-pour-le-climat/
https://www.apa.org/science/about/publications/ climate-change.pdf
Notes de bas de pages
[1] https://www.pewresearch.org/politics/2006/07/12/little-consensus-on-global-warming/
[2] https://psycnet.apa.org/record/1986-26057-001
[3]https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0272494408000510? casa_token=5Zv3HjANvqEAAAAA:sB6rm6STAX40MoCh99s3yMkpMukHSnPPuhIL43hd1i46wRmPvN_q2XYCk_FICeui5WbwU_T2ew
[4] https://www.thebritishacademy.ac.uk/documents/384/BAR33-05-Beattie.pdf
[5] Le codage neuronal correspond à la transformation du stimulus en un schéma de potentiels d’action, propageant ainsi l’information à travers le cerveau
[6] Une des régions du cerveau située à l'avant de la boîte crânienne
[7] http://loic-steffan.fr/WordPress3/barrieres-psychologiques-pour-agir-pour-le-climat/
[8] https://phys.org/news/2009-08-forests-artificial-trees-global.html
[9]https://www.psychologie-sociale.com/index.php/fr/experiences/les-normes/118-diminuer-sa-consommation-electrique