2 minute read
Un peu de légèreté dans la forêt enchantée
DOSSIER CARNET DE VOYAGE
Un peu de légèreté dans la forêt enchantée
Advertisement
LOÏC DEBRY
Je peux sentir le moindre cm³ de mon corps. Je sais exactement où se trouve chaque membre, chaque extrémité. Je sais quels sont les muscles relâchés ou tendus. J’ai exécuté cette chorégraphie des centaines de fois, mais je n’ai jamais réussi à l’exécuter du début à la fin.
Je me suis entraîné section par section pendant 3 ans ; je sais exactement ce qu’il faut faire à chaque instant. Le film me tourne dans la tête nuit et jour: «Talon, transférer le poids sur le pied, puis repasser en pointe, puis pousser pour finir le rétablissement et me soulever au sommet ! » Il y a quelques jours, je suis tombé à ce rétablissement, à un poil de la réussite. La chorégraphie dont je parle n’est autre qu’une ligne magnifique, sculptée dans le grès de Fontainebleau et appelée « L’insoutenable légèreté de l’être» (8b): une fine fissure traverse un toit impressionnant et mène à un grand mouvement dynamique, et ensuite à un rétablissement
Sophie Berthe © 2021
d’enfer! Les pieds disponibles sont petits et mal placés. La beauté de la ligne et le challenge que cela représente pour moi m’ont motivé à me jeter corps et âme dans ce bloc… J’ai 25 ans et ça fait 18 ans que je grimpe. Ma morphologie présente plusieurs atouts très intéressants pour l’escalade. Ma «légèreté» et ma souplesse me permettent de transférer facilement du poids dans les pieds et de me contorsionner. J’ai aussi de très bonnes sensations dans mon corps. Je sens instinctivement comment me placer sur le rocher pour économiser de l’énergie. Dans le cas de «l’insoutenable», c’est un avantage pour valoriser les petits pieds et pour gérer le rétablissement final. Par contre, je ne suis pas très grand, et j’ai une réserve d’énergie et de force limitée. Les mouvements physiques de «l’insoutenable» me vident en quelques essais à peine. Cela ne me laisse pas plus d’une chance ou deux par jour pour essayer d’enchaîner le bloc. Je suis revenu dans le fin fond du secteur «Franchard Isatis» une vingtaine de fois pour travailler ce ballet insensé. Jusqu’à ma chute au rétablissement 3 jours avant, je n’ai jamais senti que j’étais vraiment capable d’enchaîner tous les mouvements l’un à la suite de l’autre. Mais en cette semaine de janvier, je sais que je suis bien entraîné, j’ai pris une journée de repos et les conditions sont bonnes. Je me lance. Mes muscles s’activent de manière automatique. Je sais que les essais se jouent à la force disponible dans mon corps et à la chance de ne pas faire d’erreurs. Je ressens par exemple, à chaque fois que j’effectue un mouvement, si je l’ai fait parfaitement. Je sais immédiatement si mes mains sont parfaitement positionnées sur la prise, si je mets assez de poids dans mes pieds et si la tension dans mon corps est bien la bonne. Je continue malgré les micro erreurs qui, je le sais, peuvent me couter l’enchaînement. Je crie pour le grand mouvement et je me retrouve au rétablissement. J’évalue l’énergie qu’il
Loïc dans le crux de «l'étrange légèreté de l'être» (8b)